« Ne l’approchez surtout pas ! » Ses mises en garde ne s’accompagnaient jamais d’explication. Elle se contentait de nous effrayer à travers un ordre irrévocable. Ce voisin terrorisait ma mère, mais nous ne comprenions pas pourquoi. Ce n’était d’ailleurs pas de la terreur qu’elle éprouvait, mais plutôt du mépris. Son mépris n’étant pas communicatif, elle employait alors la terreur pour nous éloigner de ce voisin. C’est tellement plus simple de faire peur à un enfant que de lui expliquer nos raisons. Qu’elles étaient d’ailleurs les siennes ? Je décidai de l’espionner lors d’un de ces regroupements entres voisines bien-pensantes. Attroupées comme des poules, elles partageaient leur aversion pour ce personnage. C’était, selon elles, un pervers. Un danger pour le quartier, et pour les enfants. En quoi pouvait-il être dangereux ? C’était plutôt nous qui semblions dangereux si on en croyait ses réactions. À chaque fois qu’il voyait un enfant, il s’en allait, comme terrifié.
Il avait un secret, et nous en étions certains. Sa tenue nous amusait, forcément. Mais il l’assumait tellement, que nous voyions au-delà du costume. Son accoutrement n’était pas si important. Il détournait notre attention pour qu’on ne s’intéresse pas à son secret. Alors les enfants du quartier décidèrent d’enquêter sur ce voisin mystérieux, bravant l’interdit des poules. Les plus audacieux arrivaient à avoir de vraies informations en s’infiltrant dans son jardin, pendant que les plus couards continuaient d’entretenir sa légende terrifiante avec des mensonges. Seule sa solitude était certaine. Personne ne venait le voir, si ce n’était notre espionnage récurrent. Les préoccupations des enfants sont bien différentes de celles des adultes et nous étions plus intéressés par ses habitudes culinaires ou ses heures de sortie que par ses situations sociale ou professionnelle. Il n’avait rien de dangereux, il s’habillait simplement différemment.
Quand ils sont venus le chercher, nos mères étaient bouleversées. Les mères d’un quartier réagissent toujours à l’unisson, aussi bien dans les interdictions transmises aux gamins que dans leurs émotions. Le « pervers » était devenu en l’espace d’un instant un « pauvre homme qui avait eu une vie minable ». Elles ne savaient rien de lui et osaient porter un nouveau jugement alors qu’il venait de nous quitter. Je n’avais d’ailleurs pas compris qu’il était mort. Pour moi, une voiture plus longue que les autres était simplement une voiture plus longue que les autres. Une fois le principe du corbillard enseigné, j’étais pris de regrets. La voiture trop longue emportait son secret. J’aurais voulu avoir le courage d’aller lui parler, lui demander si sa vie avait effectivement été triste. Si ça l’avait amusé de nous chasser de son jardin et comprendre pourquoi il s’habillait comme ça. Je ne connais même pas son nom. Ils l’avaient retiré de la boite aux lettres avant que je n’apprenne à lire.
Photos: Monsieur Gac
Texte: Anthony Navale