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Amoureux poli.

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Même si j’étais à l’initiative de cette idée, j’ai eu l’impression de ne pas y participer. Je regardais leurs mains sur lui, ses mains sur eux. Je recevais des invités et m’inquiétais de leur bien-être avant de profiter à mon tour. Bon hôte. Je regardais ce qu’on me volait, ce qui ne m’appartenait désormais plus. Du moins physiquement. Nous avions convié un autre couple. Pour garder un équilibre. Un trio nous effrayait. Qu’il s’attache. Que je m’attache. Que l’appartenance veuille aller au-delà du physique. J’en ai toujours eu envie et peur. Je pense qu’on passe à l’action quand l’envie devient plus importante que la peur. Mais cette dernière est toujours là.

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Le cinquième venu apportait des réponses. Un élément neutre dans ces deux couples. Il brisait ce miroir que nous essayions d’apprivoiser. Il nous renvoyait à nos paradoxes. Deux couples ensemble comblaient leurs failles, restauraient leurs complicités respectives, mais répondaient toujours à ce cadre bien défini de deux personnes. Qui se possèdent et se laissent posséder. Le cinquième ne correspondait à rien. C’était un corps de plus. Qui ne voulait que quatre autres corps ou davantage. Le nombre lui importait peu. Les relations de chacun lui importaient peu. Il aimait les corps, le sien, les leurs, le mien. J’ai alors compris qu’il avait raison. Sa spontanéité a allégé ma réflexion. Je ne devais pas voir plus loin que ces corps, et notre plaisir.

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Le lâcher prise. Simplement. Il suffisait d’écouter mon envie qui se cachait derrière la peur. Je n’y ai ajouté que des concepts préfabriqués. Mais simplement, mon corps en voulait d’autres. Et je n’étais pas le seul à avoir ce besoin. Sans règles, sans considération sociale. Des corps s’attirent. La bienveillance avant la bienpensance. L’hypocrisie dont nous faisons preuve à désirer tant et plus tout en se limitant parce qu’il le faut. Il n’y a aucun argument là-dedans. La jalousie n’est pas un argument. La possession n’est pas un argument. Elles sont au mieux les armatures fragiles d’une frustration permanente. Un schéma au crayon sur un papier humide. Sans valeurs. Le plaisir est un argument. Et quand bien même ce n’en serait pas un, le plaisir se suffit à lui-même.

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

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Mourir de rire.

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Nous sommes devenus fous le même jour. Qu’est ce qui dans l’évolution nous avait poussé à cette folie ? Nous ne le saurons jamais. Nous ne sommes plus assez sains d’esprit pour le comprendre ou chercher à le comprendre. La Terre aurait-elle bifurqué de son axe ? Le stress à long terme aurait cet effet collectif ? La nature aurait sécrété une drogue pour se débarrasser de nous ? Quelle qu’en soit la cause nous courrons désormais à notre perte. Rapide mais amusante. Nous sommes fous mais calmes. Nous rions beaucoup. Beaucoup trop. Ce matin je pleurais encore de rire en voyant des gens faire flotter leurs parapluies à l’envers pour s’en servir de bateaux. Leurs embarcations de fortune n’étant pas solides, ils coulaient un par un, trop occupés à rire pour nager et éviter la noyade. Hilarant.

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Une femme venait d’acheter les chaussures dont elle rêvait depuis longtemps. Une fois installée sur le banc à la sortie de la boutique, elle décidait de les essayer. La folie s’est produite à ce moment-là. Ce n’était pas la saison pour de telles chaussures. Elle ne pensait qu’à elles depuis des mois et désormais il était trop tard. Elle se mit à rire. Elle s’en allât en riant, pieds nus, se faisant percuter par un camion. Le conducteur, hilare, n’arrivait pas à se remettre d’avoir vu une femme en dehors des clous, sans chaussures. Cette vision, pourtant facilement imaginable, lui avait semblé incroyable, au point de perdre le contrôle de son véhicule. Les gens ayant assisté à l’accident commencèrent à rire aussi. Le boulevard, habituellement si banal et rythmé était devenu le théâtre aléatoire d’une succession d’accidents tous plus drôles les uns que les autres.

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La seule personne qui ne semble pas affectée est la folle du quartier. Cette femme, depuis des années, avaient l’habitude de hurler dans la rue et rire à des choses qu’elle seule semblait percevoir. Depuis la folie générale, elle continue son chemin habituel, elle semble même moins dérangée que nous. Elle nous regarde rire, constate rapidement la raison de notre hilarité, et retourne à ses occupations. Elle sourit parfois un peu, d’autre fois franchement mais domine sa folie. L’hécatombe est rapide mais elle y survivra certainement. Elle le fait depuis longtemps. Vivre parmi nous à l’époque où nous nous trouvions normaux était un exploit. Désormais c’est elle qui domine le monde. Cette femme comprenait l’absurdité de notre monde et avait prévu notre chute. C’est ironique. C’est drôle. Depuis que je l’ai compris je me suis allongé, affamé, à rire sans discontinuer.

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Déçue par les hommes.

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Frifrouille est particulièrement excité aujourd’hui. Il a déjà du oublier tout ce que je lui ai fait subir… Je me demande comment ce chien peut être si heureux en ayant si peu de fierté. De base je n’aimais pas les chiens. C’est certainement pour cela que je m’en suis achetée un. Pour tester ses limites en termes d’ego. D’ailleurs on dit bien « acheter » un chien et rarement « adopter ». C’est amour se monnaie sans complexe. Si je me suis rabattue sur cette présence c’est parce que le mien avait souffert, d’ego. Je me devais de ridiculiser un être vivant tout en me sentant aimée inconditionnellement. Ma vengeance serait douce et innocente. Frifrouille était la victime parfaite.

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« Tu finiras seule avec des animaux si tu continues ! ». Merci. J’ai donc pris les devants. Je ne voulais pas ressembler à ces personnes amoureuses de leur animal de compagnie. Ressembler n’était pas suffisant. Je devais l’être. Il me fallait un amour fictif mais puissant. Sans retour. Je ne voulais plus d’une personne en face, avec des émotions à gérer. Il me fallait un être suffisamment simple d’esprit pour être capable de m’aimer. Quoique je fasse. Comme j’avais souffert, je l’affublerais des pires costumes pour le rendre ridicule. Aussi ridicule que je l’ai été quand j’étais amoureuse. Quand je portais le costume de l’idiote qui sourit bêtement alors qu’on se fout clairement d’elle. Je ne me trouvais pas assez forte et attirante pour faire subir ça à un homme. Le chien, dont je me foutais, me paraissait un bon exercice pour apprendre à utiliser l’amour des autres.

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Je me suis alors rendue compte de plusieurs choses. Les femmes amoureuses de leur animal n’étaient pas si ridicules et avaient souffert de la même manière que moi pour s’en remettre à ces bêtes. D’autre part, ces bêtes dont je me moquais n’avaient peut-être pas d’ego, mais pas davantage d’attentes. Elles aimaient simplement ce qui les nourrissait, s’occupait d’eux. Comme moi avant. Je me moquais finalement de moi-même. Je devais jouer le rôle de mon bourreau pour comprendre ce qui venait de m’arriver. Ridiculisée. Affublée d’un costume dont je ne voulais pas. J’ai alors regardé Frifrouille et me suis excusée. Auprès de lui. Auprès de moi. Désolée aussi pour ce nom auquel il répondait désormais et que je ne pouvais donc plus changer pour le rendre plus digne… Quand j’ai pleuré, il m’a aimé un peu plus que prévu en venant lécher mes larmes. Ou alors il avait soif… Peu d’attentes. Beaucoup d’amour.

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Tout mais pas folle.

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Tellement soulagé qu’ils acceptent ma sexualité, j’ai dit oui à leurs conditions. Quelle erreur. Ils cherchaient à me remettre sur un chemin droit. « Fils, tu marcheras sur le bord de la route mais au moins tu nous suivras, on t’aura à vue. Ça sera moins confortable mais tu comprendras que tu n’es pas autorisé à suivre confortablement le troupeau… Ne t’éloigne pas trop». Ne deviens pas une folle. Quel genre de menace est-ce là ? Ils perdaient pied dans leur éducation et malgré un accident de parcours ils persistaient à maîtriser mon image ? J’ai bêtement suivi cette menace. J’ai détesté les folles en étouffant la mienne. Le courage dont j’avais fait preuve pour leur annoncer ma sexualité m’avait épuisé et soucieux de ne pas perdre leur amour, j’ai voulu leur faire plaisir. J’ai fait taire la folle en moi. Moi.

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On adore les folles. À bonne distance. Elles nous font rire, elles nous surprennent. Des hommes qui se déguisent ou se comportent comme des femmes, c’est drôle. Parce que des allures féminines, c’est forcément drôle… Petite misogynie. J’aime à penser qu’entre l’armoire à glace poilue qui rote en se grattant et la petite écervelée qui n’ose approcher personne sans un maquillage parfait, il y aurait quelques variantes. Un éventail riche et coloré. Sans pour autant en rejeter notre macho et notre lolita. Ils y ont leur place aussi, sur cet éventail. L’idée n’est pas de coller à une caricature ou à une autre. L’idée serait de s’aimer un peu plus comme on est. Notre voix, notre posture, notre coiffure, nos subtilités. Laissant ainsi tranquilles celles des autres…

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Beaucoup de mes proches continuent de tenir cette promesse que nos parents leur ont imposée. Ils suivent docilement le rôle du « bon pédé ». S’ils sont heureux alors je le suis pour eux. S’ils veulent par contre déplumer les folles, les faire descendre d’un ou plusieurs octaves et les empêcher de répandre une image ridicule de cette communauté éclatée, alors ils n’ont rien compris. L’approbation limitée qu’ils ont goutée leur a déjà fait perdre de vue la tolérance qu’ils se doivent d’avoir. Nous ne sommes pas obligés d’adopter des attitudes qui ne nous plaisent pas. A contrario, rien ne nous pousse non plus à les combattre. Je n’espère que de la bienveillance. Je l’ai fait. Vis-à-vis de moi déjà. J’ai appris à aimer mon rire trop fort, mon débit de parole, mon jeu des genres, mes postures. Je suis comme ça. Je m’apprécie comme ça. Sans fausse promesse, sans chercher à plaire. C’est déjà un bon départ pour commencer à aimer les autres.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

La fille de la rue.

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Ça y est. Elle repasse. Tous les jours je l’attends. Je reconnais sa silhouette de loin. Par contre, je ne vois son expression que tard. Du coup je ne sais pas si elle me voit déjà. Si elle me sourit. Si je lui fais peur. Alors j’attends qu’elle s’approche. J’essaie d’être discret. Mais il est difficile d’être discret quand on est amoureux. Je souris déjà, bêtement. Je dois me tenir mal. Voûté et nerveux. Aujourd’hui j’ai décidé de lui dire bonjour. De vive voix. Si elle me sourit. Si elle me regarde. Même un peu. Encore quelques pas avant de le savoir.

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Elle sourit ! Je ne sais pas si c’est à cause de moi mais son visage est lumineux ! Peut-être m’a-t-elle vu et en attendant d’arriver à mon niveau elle se donne une contenance en regardant ailleurs ? Elle doit être gênée de marcher vers moi dans cette longue rue. On se sent toujours un peu idiot quand on a aperçu quelqu’un de loin et qu’on doit le rejoindre. Sans rien d’autre à faire qu’avancer, pendant qu’on nous regarde. Elle ne doit pas savoir comment réagir ainsi observée. Mais son sourire ne la quitte pas. Je me racle la gorge pour que ma voix ne soit pas ridicule quand je lui dirai « bonjour ». Dois-je dire « bonjour » ou « salut » ? Je vais rester sur un « bonjour » chaleureux. Une approche sobre et efficace. Encore quelques pas.

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Et merde. Elle souriait à une amie un peu plus loin. Mon « salut » mal assuré lui a fait peur et elle a répondu poliment pleine de méfiance. Dois-je la rattraper pour la rassurer ? Lui avouer mes sentiments? Non. Je ne ferai que l’effrayer davantage. Je vais tenter de la suivre du regard… Elle me regarde encore ! Avec son amie… Elles s’éloignent. Je ne vois plus leurs visages. Je ne sais pas si elles sourient. Si elles se moquent. Si elle repassera demain…

Texte: Anthony Navale

Photos: Monsieur Gac

Les enfants seuls.

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Je suis surpris quand il n’y a aucun enfant au parc. Même quand ils sont censés être à l’école, il y en a toujours deux ou trois qui ont convaincu leurs parents qu’ils étaient malades. Ils auraient ensuite réussi à les faire se déplacer au parc. Même malades. Les parents perdent le sens commun à force de les entendre hurler ou sont-ils de base disposés à se soumettre à ces mini-eux ? C’est la sensation que j’ai quand un adulte se débat avec ses mômes. Un esclave deux fois plus grand que ses maîtres. Ils enfantent, se sentant tout puissants et aptes à transmettre un savoir certain. Mais ils oublient qu’ils n’ont pas affaire à des personnes sensées. Ils sont confrontés à une nouvelle version d’eux-mêmes. Version jeune, énergique et sauvage.

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En soit les enfants ne me dérangent pas. Ils n’ont rien demandé, comme moi avant eux, et ne cherchent qu’à tester ce qui s’offre à eux. Par contre, je suis captivé par l’incapacité des parents. Certains doivent parfaitement se débrouiller, mais ceux-là ne font pas de bruit alors on n’y fait pas attention. Par contre ceux qui courent, se débattent et crient sont particulièrement intéressants. Ils ont voulu jouer et ils ont perdu. Leur dignité déjà. Se faire foutre de sa gueule en public par sa propre descendance a quelque chose d’ironique. C’est assumer son échec. Comment peut-on croire qu’ils découvrent ce qu’est un enfant ? Ils se sentent uniques en ayant réussi à faire gonfler un ventre, mais ça leur est monté à la tête. Les enfants le sentent et retournent le pouvoir contre leurs aînés. Ce putsch intergénérationnel, jamais je n’aurai la force de me l’infliger.

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Je resterai un animal solitaire. Fier d’observer, mais ne prenant pas part au jeu de la reproduction. Certains voient ça comme une mission naturelle de repeupler la terre sans limite. Ce sont les mêmes qui se prennent pour un demi-dieu quand ils réalisent à quel point le corps humain est magique de pouvoir donner la vie. Il n’y a pas de nombre assez gros pour comptabiliser le nombre d’humains nés avant eux et pourtant ils se sentent uniques et porteurs d’une mission à chaque copulation prolifique. Ils en profitent ensuite pour me reprocher de ne pas faire mon devoir d’humain digne de ce nom. J’ai la prétention de pouvoir transmettre sans enfanter. La volonté du moins. Mes idées ne viennent pas de mes propres parents, pas toutes. Elles viennent d’observateurs, d’animaux solitaires. La parenté est une chose, la transmission en est une autre. Plutôt que de gober n’importe quoi, j’observe. Je ne ferai peut être jamais rien d’autre que d’observer. Parfois un enfant réalise que je le regarde faire une connerie. Souvent ça l’amuse et, en m’adressant un sourire complice, il fout un coup de pied à sa mère.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Les papillons dans le ventre.

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Dîner 1 : Je savais que la conversation serait clairsemée. Je ne me souviens même plus de mon dernier tête à tête. Mes mains sont moites. Je n’ai même pas envie de manger. Ça ne passerait pas. Je cherche quelque chose à raconter mais même le silence est mignon. On sait que ce n’est pas grave s’il ne se passe rien d’autre que l’affection. Cette affection qui s’installe solidement. Malgré nous. Les instants silencieux ne nous gênent pas puisque nous sommes certains que nous nous raconterons tout bientôt. Toujours.

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Dîner 247 : Nous avons passé un cap hier. J’ai pété bruyamment et ça n’a provoqué aucune réaction chez l’autre. Malgré l’aspect naturel de la chose, elles sont peu nombreuses les personnes nous ayant entendu aussi intimement. Ça n’a rien de glorieux pourtant. Je suis même un peu triste. J’aurais aimé qu’on en rit ensemble, qu’on soit gêné ensemble. Et pourtant le cap était passé. Plus de secret. Plus de barrière. Plus de limite. Nous digérons impunément côte à côte. Quoique. Nous le paierons peut être un jour.

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Dîner 860 : Je savais que la conversation serait clairsemée. Annoncer que je m’en vais refroidirait forcément nos échanges. Peu de réactions. Pour une fois nos pensées se tournent vers le même sujet. Enfin je crois. Quand nous étions silencieux, nous pensions à nos obligations ou nos véritables envies. Cette fois, en nous taisant, nous nous disons au revoir. À moins que nos envies ne soient déjà notre nouvelle priorité. Mon ventre me fait mal. J’ai trop mangé et je n’ose plus bouger. Je repense à notre premier dîner. Je ne me souviens plus de ce que nous avions bu. Quelque chose de cher. Peut-être. Depuis nous économisions même sur les boissons. C’était surement notre erreur. Nous faire mal au ventre avec de mauvaises boissons.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Avancer pour avancer.

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L’évolution va nous tuer. Simplement. Nous partons de rien, ou de si peu. Nous avançons, dans le seul but de ne pas rester sur place. C’est ça l’évolution, avancer, ne pas rester statique. La moindre expérience s’accroche. On tire des leçons. On voit nos semblables mourir. On tire de nouvelles leçons. De là on apprend à reconnaitre les dangers, à éviter les morts ridicules de nos semblables. On va développer nos corps pour éviter les pièges.

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Certains seront plus alertes au monde dans lequel nous évoluons. Développer notre ouïe, dissimuler nos corps, augmenter notre vision, chacun sa technique. Ceci dit, je pense que développer ses crocs sera plus efficace que se déguiser génétiquement en feuille ou en branche, mais là encore ce n’est que mon expérience qui me pousse à croire ça. Les phasmes sont certainement plus robustes que nous. Dans un sens. J’imagine. Quoiqu’il en soit, de nouveaux outils se mettent à disposition pour continuer notre transhumance évolutive. Parce qu’il faut bien l’avouer, nous évoluons, certes, mais nous évoluons pour rien.

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L’agressivité viendra. Prendre conscience de la mort facile et des dangers alentours, tout en commençant à réaliser que les autres aussi évoluent, ne pourra que nous rendre agressifs. C’est une forme d’évolution. S’armer pour la survie. Tant qu’on va de l’avant il vaut mieux montrer les dents plutôt que de les serrer. Notre avancée se transforme en course. Côtes à côtes à évoluer, nous réalisons que les autres accélèrent, nous dépassent et la morale n’y pourra pas grand-chose, un coup de patte ou de crocs nous permet de continuer à avancer en tête. La violence viendra et restera.

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Bien qu’il n’y ait aucun but à évoluer, nous continuerons de nous y affairer. L’agressivité, intégrée dans le processus, nous poussera à la frénésie, à la performance. Nous ne nous arrêterons plus. Nos capteurs des débuts seront éteints. Nous nous serons engagé dans une voie sans fin, sans but, mais rapide et féroce. Et c’est là que l’évolution nous aura piégés. Parce qu’il y a une fin à notre route. Notre propre fin. Le chemin tracé servira aux lambins que nous avons jugés inoffensifs par le passé, ils se rueront à leur tour sur nos restes. À leur rythme. Les cafards nous marcheront dessus, jusqu’à ce que d’autres les ensevelissent également. L’évolution nous tuera tous.

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Le lapin, le lapin !

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J’ai évolué d’un coup. Très vite. Les humains ne semblaient pas prêts à accepter une espèce à intelligence équivalente. Et pourtant, j’ai su leur montrer que même un lapin pouvait atteindre leur degré d’évolution et de communication. La nature est capable de choses surprenantes en termes d’adaptation. J’ai certainement évolué très vite pour rééquilibrer la balance des espèces. Le monopole humain devenait embarrassant. Personnellement je ne me souviens de rien, si ce n’est un constat permanent : je suis né, j’étais différent, je grandissais trop, je faisais peur, et surtout, je comprenais ce qui se tramait. Ce qui m’a sauvé a certainement été de pouvoir entrer rapidement en communication avec les humains, pour désamorcer leurs craintes et leur expliquer que me disséquer ne servirait à rien, dans un premier temps. « Apprenez un maximum de mon vivant, je léguerai mon corps à la science… » Pas tellement le choix.

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Me voilà donc seul, obligé de vivre comme les humains. Le plus pénible ce sont les comptes rendus quotidiens. Devoir expliquer ce qu’on ressent en permanence est d’un ennui. Je ne sais même plus si j’éprouve véritablement une émotion ou si je me force pour leur faire plaisir. D’autant qu’ils m’ont interdit de travailler, pour ne pas m’épuiser, pour savoir combien de temps mon corps tiendrait véritablement. C’est absurde. Aucun humain ne fout rien de sa journée dans le but de durer longtemps. Ils courent tous comme des tarés. Je pense même que certains tiennent le coup grâce à leurs activités. Ils feraient mieux de m’imposer leur rythme s’ils souhaitent une véritable comparaison. Du coup je fume en cachette. Ça me permet de fausser un peu leurs résultats. Ça me rapproche un peu de leurs habitudes contre nature. Fumer, c’est contre nature. Qui a eu l’idée de sécher une plante pour l’effriter puis l’enrouler et allumer le tube en papier pour en aspirer de la fumée ? C’est absurde. Et ils m’imposent de vivre au plus près du naturel pour une base de données qui de toute façon ne concordera en rien avec leur mode de vie ? Les cons.

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Même s’ils sont globalement cons, j’en apprends bien plus sur eux qu’eux sur moi. Les moins cons d’entre eux écrivent. C’est pratique. Leur évolution semble avoir été plus progressive que la mienne, ce qui les empêche d’avoir le recul nécessaire sur leur condition. Certains sont convaincus de ne pas être des animaux ! La majorité même ! C’est amusant. C’est prétentieux. Mais ça explique énormément de choses. Leurs craintes vis-à-vis de moi déjà. La peur d’un être semblable ou supérieur leur est insupportable. Ils se rassurent en m’imposant leur mode de vie, qu’ils pensent parfait. Si je ne me rebelle pas, ou si je ne deviens pas fou, ils croiront avoir raison. Alors que je ne suis plus assez bête pour imaginer survivre seul en me les mettant à dos. « Etre bête » encore une belle preuve de leur arrogance et du respect qu’ils portent aux autres. Au final ils m’ont offert la vie dont ils rêvent tous : ne rien foutre tout en étant le centre d’attention de tout le monde. J’ai au moins compris ça, et j’en profite.

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Souvenirs de Nantes.

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Souvenirs de Nantes. Lundi 16h34

Bonjour Adrien,

Je suppose que tu te souviens de moi. Nous avions passé quelques soirées ensemble lors de ton passage à Nantes, il y a plusieurs années. Anthony, de Nantes.

Je t’ai d’abord cherché sur les réseaux sociaux, mais tu dois avoir pris un pseudo comme beaucoup le font. À moins que tu n’y sois pas. Je préfèrerais que tu n’y sois pas plutôt que de ne pas assumer ton nom. Autant jouer le jeu.

Du coup je t’écris par mail, comme à l’époque. L’époque où le mobile n’était pas systématique et ou le mail remplaçait le courrier, on trouvait ça génial d’économiser sur les timbres… J’espère aussi que tu n’as pas changé d’adresse mail, bien que plus personne n’utilise ce serveur. Qui sait ? Tu t’y connectes parfois par hasard, pour voir tes vieux échanges, nos vieux échanges. Si jamais je ne reçois pas de message d’erreur, j’espèrerai que tu le lises, même bien plus tard. C’est un peu une bouteille à la mer que j’envoie là. Une bouteille électronique…

J’ai repensé à toi ce weekend. En aérant ma chambre, le froid et le parfum de l’air m’ont rappelé un de nos matins, ensemble. On avait trainé à sortir du lit et la chambre sentait fort la cigarette. On avait eu le courage d’ouvrir la fenêtre en plein hiver parce que le ciel était très clair. Ça m’a rappelé qu’en une semaine, le temps de ton séjour, nous avions déjà des habitudes. À l’époque je m’en fichais pas mal, mais désormais je réalise que cette relation était parfaite. Nous en connaissions la fin dès le début, s’affranchissant des questions d’avenir, de projets et même de jalousie. J’étais content de me lever prêt de toi, de te sentir encore endormi, de ne pas aller au travail sans en être inquiet. Je ne te l’avais pas dit mais je n’étais pas du tout en vacances à l’époque. Je voulais profiter de cette semaine à fond, avant que tu ne repartes.

J’espère que tu vas bien. Toujours en couple ou à cumuler des semaines différentes à chaque fois. Pour ma part j’ai vécu beaucoup de choses, j’ai tenté de me poser, j’ai continué les amours éphémères, dont tu as été un des pionniers. Je n’étais pas débutant mais certaines relations se retiennent. Tu étais le premier marqueur de ma vie émotionnelle. On les enchaine, les marqueurs, ceux qui restent pour toujours, pour de bonnes ou mauvaises raisons. Ils se distinguent des oubliés, par définition.

Plus je t’écris, plus je me demande pourquoi je le fais. J’ai dû vouloir te rendre réel à nouveau. Je suis devenu quelqu’un qui fait des bilans, pour comprendre sa vie. Et tu es ressorti lors d’un bilan. Tu as été plus important que prévu et je t’en remercie.

Ce message ne sera peut-être pas lu, mais au moins, je t’aurais remercié. Ça doit quand même compter des remerciements écrits et non lus.

Je t’embrasse.

Anthony Navale

Souvenir 2. Mardi 11h47

La bonne nouvelle du jour : je n’ai pas reçu de message d’erreur suite à l’envoi de mon mail précédent ! La mauvaise : tu ne l’as pas lu. Ou pire ! Tu l’as lu et tu n’as pas pris le temps de répondre.

T’envoyer ce message me semblait libérateur, mais ça m’a tout simplement replongé dans cette semaine passée avec toi. Je ne pense qu’à ça. C’était une semaine à proprement parler, une semaine sans son weekend. Tu es parti le samedi matin, donc quelques heures de samedi ça ne compte pas comme un weekend. Et puisque nous ne nous étions vu qu’en fin d’après-midi le lundi, le peu d’heures du samedi compensaient celles manquantes au premier jour.

Ce lundi tu es venu me parler, sur cette gigantesque terrasse nantaise d’où j’hésitais à partir à cause du froid de fin de journée. Mais comme je t’avais repéré, je luttais encore un peu. Gagné. Tu as pris ton verre (un martini dont j’ai immédiatement détesté l’odeur) et tu t’es installé à ma table. Ton sac déjà bien rangé sous ta chaise, tu m’as demandé si tu pouvais te joindre à moi. J’ai répondu « visiblement » et tu n’as même pas relevé mon ironie. Tu as commencé à décrire cette place, m’expliquer que tu ne connaissais pas bien Nantes, que tu étais de passage pour une semaine, qu’il t’avait semblé me reconnaitre alors que finalement je ne te rappelais qu’un visage familier (tu m’étonnes).

Je ne sais pas si aujourd’hui je me laisserais accoster aussi facilement. Je suis devenu trop flippé. Et puis maintenant on reste à sa place, on passe par une application sur son téléphone pour accoster quelqu’un. On trouve toujours un moyen pour s’approcher sans s’approcher. Mais toi tu ne doutais de rien, je n’avais pas peur à l’époque et ces applications n’existaient pas. Sous couvert de jouer au touriste, tu m’as demandé s’il y avait des quartiers sympas à visiter, et évidemment mon quartier était incontournable dans le centre-ville. J’habite là. C’est joli. C’est la porte de mon immeuble. Je peux visiter aussi ? Ok.

Notre première nuit ensemble. Je ne réalise que maintenant que c’est toi qui as tout dirigé. J’ai eu l’impression de beaucoup parler, puisque je m’étais transformé en guide touristique inventant l’histoire de la ville et de ses quartiers, mais je n’en savais pas plus sur toi. Au réveil, j’ignorais même que je te reverrai. Un peu comme maintenant quand je t’écris tout ça. Je ne sais pas si tu le verras.

Anthony

Souvenir 3. Mercredi 16h04

Ça m’amuse d’envoyer notre histoire sur une boite mail qui ne fonctionnera peut-être plus jamais. J’étais convaincu qu’il y avait une équipe de ménage sur internet qui se débarrassait de tout ce qui ne servait à rien, mais elle doit être occupée ailleurs. Notre histoire deviendra le trésor d’une chasse virtuelle, qu’aucune carte ne pourra localiser. J’aurais tout écrit ici et personne, même toi, ne saura où la chercher !

En toute logique, j’en suis à la deuxième nuit de notre semaine ensemble. Le premier matin, tu m’avais laissé ton numéro sur un papier de mon bureau. Je t’en voulais d’avoir utilisé la feuille d’un de mes dessins en cours tout en étant content que tu l’aies fait. Je déchirai proprement le bout de feuille en essayant de ne pas abimer le dessin et rangeai le papier dans mon portefeuille. On n’avait pas encore le réflexe d’enregistrer les numéros dans nos téléphones, on conservait encore des papiers et des photos d’identité sur soi. Ceci dit, je ne crois pas que mon téléphone de l’époque était capable de faire des photos. Je ne sais plus.

Pour le coup, je ne t’avais pas appelé. Mon mardi fut assez banal, je suis allé bosser, on m’a fait remarquer que je n’avais pas l’air d’avoir beaucoup dormi, je luttais pour rester éveillé.

Je suis repassé par la terrasse où je t’avais rencontré en espérant t’apercevoir à la même place, buvant un martini dégueulasse. Encore une fois tu me faisais ressentir de la déception, puisque tu n’y étais pas, et de la satisfaction puisque ce n’était pas un de tes rituels pour draguer. À moins que tu ne sois déjà parti de la terrasse avec quelqu’un d’autre pour visiter la ville…

Je t’accusais injustement puisque tu t’étais posé à une autre terrasse. Celle en bas de chez moi. Un restau minable qui ne sert habituellement pas de boisson sans repas. Mais tu avais dû les convaincre de te faire plaisir, comme tu l’avais fait avec moi. Je n’ai pas posé de questions, ma fatigue s’est envolée, tu m’as suivi et nous sommes retournés directement dans mon appartement.

Le mercredi matin, tu ne te levais pas pour aller à ta formation ou que sais-je. Tu me demandais si je devais aller travailler, et je te mentis que non, que j’étais en vacances. Je devais rester avec toi, puisque tu étais revenu. Comme il nous restait 3 nuits avant ton départ, je me rendais le plus disponible possible.

Le mercredi fut la journée où notre seul contact avec l’extérieur fut le fait d’ouvrir la fenêtre pour aérer la chambre. Le dessin que je n’avais pas terminé et que tu avais toi-même gribouillé avant que je le découpe s’était envolé, glissant derrière mon bureau. Je ne t’ai pas répondu quand tu m’as demandé pourquoi je souriais. Ce dessin était voué à ne jamais être achevé.

Anthony

Sans objet. Vendredi 01h37

Je sors de soirée. Je viens de vérifier pour la 13ème fois si tu m’avais répondu. Je fais le malin, je prétends que je me fous que tu répondes ou non mais ça me fait chier. Ça me fait chier de repenser à cette semaine alors que tu l’as certainement oubliée. Ça me fait chier d’avoir repensé à ta vieille adresse mail alors que je pourrais te contacter autrement. Je me suis mis à penser à toi sans raison et maintenant ça m’obsède. Je voyais cette semaine ensemble comme un petit souvenir mais maintenant j’ai l’impression de la revivre en temps réel. C’est putain de long une semaine en temps réel ! Je m’excite tout seul, bourré, et toi tu t’en fous.

Souvenir 4 ou 5. Vendredi 15h20

Il me semblait bien t’avoir écrit hier soir. Je ne savais plus si je l’avais rêvé ou non. J’en tenais une bonne. Désolé pour ce mail alcoolisé. Quand on y pense, c’est amusant : peu importe le moyen de communication, on arrive toujours à l’utiliser, même bourré. Si j’avais eu ton numéro je t’aurais laissé un message, s’il avait fallu faire des signaux de fumée je l’aurais fait sans me bruler malgré mon état. Je n’avais que ton vieux mail, alors je t’ai écrit un mail. L’alcool nous fait perdre notre dignité mais pas le sens pratique. L’inverse aurait été préférable.

Quoiqu’il en soit tu te doutes que je me retrouve dans une situation inédite. Je pense à toi. Bien plus que je ne le souhaiterais.

Et je bois toujours un peu trop. Déjà le jeudi de ton séjour tu t’en étais rendu compte. Tu avais un pot de départ avec les gens de ton stage ou de ta formation, je ne sais plus. Le jeudi matin tu m’avais annoncé que nous ne nous verrions pas à cause de ça. J’avais laissé tomber mon travail cette semaine-là et toi tu honorais un diner ridicule avec des gens dont tu te contrefoutais ! Bon d’accord, tu ne découvres que maintenant que j’avais séché le boulot, mais le principe est le même, il ne nous restait que deux nuits et tu en supprimais une. Du coup je suis sorti et j’ai bu. Je n’avais simplement pas prévu que tu reviennes après ton diner. Toi non plus à mon avis. Mais c’était plus fort que toi il faut croire. On s’est engueulé ce soir-là comme s’engueulent les vieux couples. Je n’étais pas le seul à avoir bu, tu avais trouvé un moyen pour supporter ton diner. Tu m’avais répété que je n’avais pas à m’attacher à toi, que de toute façon tu partirais et que ma réaction était ridicule, celle d’un enfant. Mais j’étais un enfant. J’avais le droit de vote mais j’étais incapable de me gérer. Sentimentalement tu étais ma première relation. Et surtout, si ce n’était pas important pour toi, avec le recul, je me rends compte que tu n’aurais pas réagi comme ça. Désormais quand quelque chose m’indiffère, je ne réagis pas. Tu me reprochais ce que tu ressentais. Tu étais revenu le jeudi soir parce tu savais qu’une nuit de plus ne se refusait pas. Même si on s’est engueulé, tu es resté. Nous nous étions permis cette dispute parce que nous savions qu’il resterait une dernière nuit après celle-ci. La nuit du vendredi. Que je te raconterai demain.

Anthony

Souvenir 6. Samedi 10h02

Cette dernière nuit fut décevante. Désolé de te le dire comme ça mais sincèrement, j’ai trouvé ça nul. On a joué la sécurité. J’espérais un bouquet final, j’espérais de la surprise, j’espérais que tu restes. Mais non, j’ai juste eu droit à un best of. C’était déjà bien, mais réussir à choper des habitudes en une semaine, il faut le faire.

J’avais passé ma journée à redouter cette nuit et le lendemain matin, mais une fois que nous y étions ça me semblait beaucoup plus simple. J’étais reposé de cette semaine de congés improvisée. Je ne m’inquiétais pas quant à notre avenir puisque tu m’avais dit que nous échangerions assez souvent, c’est d’ailleurs le vendredi soir, avant de dormir que tu m’as noté ton adresse mail, cette adresse mail périmée sur un bout de papier (aucun dessin détruit cette fois ci, ne t’en fais pas). Tu préférais prendre le temps d’écrire des mails plutôt que d’envoyer des messages ou de parler au téléphone. Je n’ai compris qu’après pourquoi.

Tu es parti un peu vite, je t’avais mis en retard. La suite tu la connais, tu l’as peut-être même encore dans l’historique de nos échanges. Les bons souvenirs, les banalités, les informations évasives, puis ton mariage. En soit tu menais la vie que tu voulais, je n’avais pas à juger.

Tu m’avais posé des tonnes de questions sur ma famille, sur mon départ, pourquoi ils m’avaient rejeté, pourquoi je n’avais pas lutté. Je suis toujours sans nouvelles d’eux, je me gère un peu mieux. Pendant un moment j’ai voulu reprendre contact avec eux. Savoir si le temps nous aurait tous apaisé. Mais finalement je possède suffisamment d’informations pour savoir que je n’arriverai pas à les côtoyer. Et c’est aussi un peu de ta faute.

Merci pour cette semaine passée ensemble. Je ne l’oublierai jamais. Visiblement.

Si jamais vous êtes toujours mariés, embrasse ma sœur.

Texte: Anthony Navale

Projet: http://www.laconstellationdadrien.fr/