On me l’a fait remarquer. Je n’en avais pas conscience. Cette obsession était involontaire. D’autres s’en étaient aperçu avant moi. Ce qui prouvait à quel point j’étais atteint. Comment une simple couleur s’est-elle transformée en obsession ? Je déteste les portraits chinois. Se définir avec un seul adjectif, un animal ou une couleur, je trouve ça trop simpliste. Le vert, pour moi, était une couleur parmi tant d’autres. Je n’ai pas de couleur préférée. Pourtant, je me suis mis à en mettre partout. Mes vêtements tout d’abord. Une touche de vert de-ci de-là… Ensuite j’en ai mangé davantage, pensant équilibrer sagement mon alimentation. Puis je me suis mis à cuisiner du vert, dans des recettes où on ne l’attendait pas. C’est d’ailleurs à un diner que j’organisais, qu’on s’est inquiété de comprendre mon obsession.
J’étais surpris. Se soucier d’une telle chose me semblait ridicule. Mais l’ensemble de mes invités partageait cette inquiétude. Ils me regardaient avec la culpabilité qu’on a de dire à un ami qu’il nous a déçu. Gêné d’un tel procès, je me rendis vite compte qu’ils avaient raison. J’étais anormalement attiré par le vert. Plus qu’un excès de goût, cette couleur était devenue une émotion à part entière. Que j’aille au cinéma, au travail ou que je dorme, je ne voyais que lui. Sans savoir pourquoi. Il m’évoquait une sensation agréable, un souvenir de bien-être. Comme lorsque l’on croise un parfum familier, sans savoir à qui ou à quoi il nous renvoie. Je devais comprendre ce qui m’attachait à lui. On ne tombe pas amoureux sans raison, encore moins d’une couleur… La clef était là. Mon amour pour le vert correspondait à un amour véritable. J’étais amoureux. Il y a longtemps.
Le cerveau a cette fâcheuse tendance à stocker des informations qui resurgissent aléatoirement sous forme d’émotions. Mon amour du vert était un substitut absurde à cette histoire que j’avais oubliée. Cela n’avait duré qu’un après-midi. Nous l’avions passé ensemble. Il m’avait proposé qu’on aille se baigner, alors qu’on ne se connaissait pas. Je trouvais cette requête étrange, mais comme nous étions les deux seuls de notre âge sur cette plage, je ne me suis pas formalisé. Ça semblait même logique de tuer le temps ensemble. Les heures passèrent très vite. Ce que je n’avais pas compris c’est que la perfection de ce moment n’était pas due à une amitié inattendue, mais bien à de l’amour que nous n’aurions jamais eu le courage d’assumer à l’époque. Un désir que nous étions trop jeunes pour comprendre. Il m’avait fait remarquer que le soleil avait des teintes vertes, un court instant, avant de se coucher. Il me sembla percevoir ces rayons verts à l’instant même où ses parents venaient de l’appeler pour quitter la plage et rentrer. Je lui dis au revoir maladroitement, et il me serra la main trop longtemps. Nous savions que nous n’aurions pas le courage d’échanger nos adresses. Deux garçons ne font pas ça. Alors ne sachant pas où il est aujourd’hui, je l’aime à travers le vert.
Images: Yohann Lavéant
Texte: Anthony Navale