Ma vie est frénétique. Je ne m’arrête jamais. Je me force même à aller un peu plus vite à chaque instant. C’est important d’optimiser son temps. L’urgence m’empêche de trop réfléchir. Je me confie des tâches idiotes et très simples pour m’éviter d’avoir à songer à des choses profondes et importantes. J’adore faire des listes. Je ne suis pas dans le déni, je suis un homme moderne. Les hommes modernes ne réfléchissent pas, ils agissent. Hommes ou femmes d’ailleurs. Nous avons créé un monde qui nous pousse à ne plus être statiques. Brasser de l’air, c’est ce qu’il faut faire.
Je m’autorise une pause quotidienne. Assez courte mais salvatrice. Savoir que je bénéficierai de cette pause décuple mon énergie le reste du temps. C’est comme mettre des chaussures trop serrées pour le plaisir de les enlever. Je m’épuise davantage pour savourer cette pause. Elle a lieu le matin, au moment de me doucher. J’expédie les obligations de nettoyage le plus vite possible. Une douche raisonnable peut durer trois minutes, donc je me lave en trente secondes pour ensuite laisser l’eau couler sur mon visage pendant 2 minutes 30. Sans rien faire d’autre. Le courant me passe sur les oreilles, m’isolant du reste du monde. Il n’y a que le son de l’eau. La force du jet sur mon front me masse chaleureusement. Je souris. Parfois, les vraies questions émergent de cette sérénité. Et c’est le signal pour arrêter. Je ne voudrais pas commencer à réfléchir. Je coupe l’eau. Je dois repartir.
Ce matin, ma frénésie a diminué d’un coup. Je ralentis un peu. Je saute des pas. Je continue de faire des listes mais je suis distrait. Je ressens une injustice. Je me sens ridicule de courir comme ça, sans jamais pouvoir profiter, sans jamais pouvoir me poser. Il n’y a aucune récompense pour un tel mode de vie. Cette révolution dans mon idéologie n’est pas née d’elle-même. On l’a provoquée. Je m’interdisais de réfléchir trop longtemps sous la douche pour éviter ce genre de malaise ou de prise de conscience. La douche canalisait mes pensées, elle empêchait ma révolte. Mais ce matin, ils avaient coupé l’eau chaude.
Photographies: Jérôme Sussiau
Texte: Anthony Navale