rébellion

Ce qu’il se passe chez vous.

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Ils m’ont fait comprendre qu’il valait mieux que je reste chez moi. Sous couvert d’un espace de liberté totale (et encore, j’en connais les limites de ma demeure) ils me privaient surtout de l’espace public. J’étais gênante. Je ne collais pas à l’image qu’ils souhaitent que nous ayons. Plutôt qu’entretenir la diversité et nous amener à nous accoutumer les uns aux autres, ils lissent notre image publique en nous faisant miroiter la liberté de nos foyers. Nos cages.

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Mes goûts, capillaires ou vestimentaires ne regardent que moi. Je n’impose rien. Je ne fais que mettre ce que je trouve joli. Rien ne me dégoute sur les autres. Au pire je suis surprise. Mais je ne connais pas assez les gens pour savoir si cette dégaine leur correspond. D’autant que s’ils sont heureux comme ça, qu’ai-je à dire ? Finalement c’est toujours un retour à nous-mêmes, à nos egos. Lorsque l’on voit quelqu’un avec un look improbable, on ne peut s’empêcher de s’imaginer accoutrer nous-mêmes de la sorte et estimer que ça ne nous va pas. Mais ce n’est pas la question. Il y a une grande différence entre demander à quelqu’un si ce pull nous ira ou assumer de le porter sans avoir rien demandé au préalable. Dans le premier cas, la personne sera incapable de répondre objectivement, indépendamment de ses gouts. Alors que si elle découvre le pull sur vous, elle n’aura pas d’autre choix que de constater que ça vous va, que ça vous appartient. Lui demander son avis, c’est s’exposer à ses gouts et ne pas assumer les vôtres.

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Je suis prisonnière chez moi désormais. Si je sors, on me taxera de provocatrice. Je devrais sortir pourtant. Pour user vos rétines. Me rendre invisible à vos yeux à force de m’y soumettre. Devenir une habitude. Devenir une donnée dans votre univers. Une donnée qui ne vaut pas la peine qu’on se retourne dessus. Un élément de plus dans la richesse de ce qui vous entoure. Je ne souhaite pas vous imposer mon mode de vie, je souhaite juste le vivre. Je ne suis pas une menace. Et si jamais vos enfants souhaitent se teindre les cheveux de la même couleur que moi, s’ils souhaitent s’exprimer comme bon leur semble, les enfermerez-vous chez vous ? Dans la prison de vos libertés ? Je ne souhaite rien que marcher à vos côtés et être ignorée.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

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La femme misogyne.

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Ma mère aurait préféré avoir un garçon. En partant de là j’étais condamnée à la décevoir. Mes propres cellules avaient trahit les attentes de mes parents. Elles avaient décidé ça sans me consulter. Quand petite je lui ai demandé à quoi servaient les tétons des garçons elle m’a répondu qu’elle n’en savait rien, que c’était inutile. En grandissant j’ai appris qu’ils étaient là pour tout le monde avant que nos cellules ne décident de s’en servir ou non, nous faisant garçon ou non. Il y a donc eu un moment où j’ai été garçon, ou pas vraiment fille, rien de défini, juste moi. Mais ça aurait été trop simple. Leurs attentes m’avaient devancée.

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Je suis assez malléable. Très vite j’ai compris qu’il fallait se laisser diriger. Le rôle qu’on m’accordait semblait assez confortable, je n’avais pas besoin de penser. Il suffisait d’apprendre à utiliser ce qu’on me mettait dans les mains ou sur le dos. Je m’en accommodais, la passivité a en substance une forme reposante. Il fût assez simple de satisfaire mes parents, puis les hommes qui prirent leur place. Ils attendent tous la même chose de moi. Rien. Juste me laisser diriger. J’y ai trouvé mon bien être. Un robot qui prend plaisir à ce qu’on lui demande de faire. Être jolie, rendre joli mon intérieur, parler et me tenir joliment. J’avoue ne pas avoir de temps pour penser à autre chose. Rester passive peut s’avérer épuisant. Mais même mon épuisement doit être joli et ne gêner personne.

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Quand ma position me semble inconfortable, je n’ai pas le temps de la remettre en question. N’étant la priorité de personne, et encore moins de moi, je n’ai pas le temps de réaliser à quel point mon rôle est secondaire. Parfois j’entends des femmes, qu’on voulait vraiment femmes ou hommes, critiquer mon mode de vie. Mais à quel moment ont-elles eu le temps d’y penser ? Les efforts que je fournis à être une épouse parfaite, une mère parfaite, une fille parfaite et une voisine tout aussi parfaite ne méritent-ils pas leur respect ? Ces femmes parlent de liberté. Mais je n’ai pas le temps d’être libre. Ils m’ont emprisonnée. Avant même que je n’ai eu le temps d’ordonner à mes cellules de ne pas utiliser mes tétons, de naître homme… Il me faudrait tout réapprendre. Me retrouver seule. Je ne veux pas être seule. Ils m’ont appris à être indispensable à ceux qui m’entourent. Je n’y arriverai pas. Je n’y arriverai jamais. Si vous venez me chercher ne me laissez pas seule. La liberté me terrifie.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Avancer pour avancer.

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L’évolution va nous tuer. Simplement. Nous partons de rien, ou de si peu. Nous avançons, dans le seul but de ne pas rester sur place. C’est ça l’évolution, avancer, ne pas rester statique. La moindre expérience s’accroche. On tire des leçons. On voit nos semblables mourir. On tire de nouvelles leçons. De là on apprend à reconnaitre les dangers, à éviter les morts ridicules de nos semblables. On va développer nos corps pour éviter les pièges.

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Certains seront plus alertes au monde dans lequel nous évoluons. Développer notre ouïe, dissimuler nos corps, augmenter notre vision, chacun sa technique. Ceci dit, je pense que développer ses crocs sera plus efficace que se déguiser génétiquement en feuille ou en branche, mais là encore ce n’est que mon expérience qui me pousse à croire ça. Les phasmes sont certainement plus robustes que nous. Dans un sens. J’imagine. Quoiqu’il en soit, de nouveaux outils se mettent à disposition pour continuer notre transhumance évolutive. Parce qu’il faut bien l’avouer, nous évoluons, certes, mais nous évoluons pour rien.

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L’agressivité viendra. Prendre conscience de la mort facile et des dangers alentours, tout en commençant à réaliser que les autres aussi évoluent, ne pourra que nous rendre agressifs. C’est une forme d’évolution. S’armer pour la survie. Tant qu’on va de l’avant il vaut mieux montrer les dents plutôt que de les serrer. Notre avancée se transforme en course. Côtes à côtes à évoluer, nous réalisons que les autres accélèrent, nous dépassent et la morale n’y pourra pas grand-chose, un coup de patte ou de crocs nous permet de continuer à avancer en tête. La violence viendra et restera.

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Bien qu’il n’y ait aucun but à évoluer, nous continuerons de nous y affairer. L’agressivité, intégrée dans le processus, nous poussera à la frénésie, à la performance. Nous ne nous arrêterons plus. Nos capteurs des débuts seront éteints. Nous nous serons engagé dans une voie sans fin, sans but, mais rapide et féroce. Et c’est là que l’évolution nous aura piégés. Parce qu’il y a une fin à notre route. Notre propre fin. Le chemin tracé servira aux lambins que nous avons jugés inoffensifs par le passé, ils se rueront à leur tour sur nos restes. À leur rythme. Les cafards nous marcheront dessus, jusqu’à ce que d’autres les ensevelissent également. L’évolution nous tuera tous.

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Les yeux au ciel.

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Je plisse encore un peu les yeux quand un bruit strident surgit. Je sais que ça ne me fera pas l’entendre moins, mais ça reste un réflexe. Plisser les yeux doit refermer les oreilles, même un peu, si on le fait tous. Mais je ne sais plus si on le fait tous. Je ne regarde plus personne. Je n’entends plus que les bruits stridents, et parfois même, ils ne me surprennent plus. Il m’aura fallu passer par l’irritabilité extrême, puis le dégoût et enfin l’insouciance pour désormais me foutre parfaitement de ce qui m’entoure. Les visages sont flous, les sons atténués, mes expressions mortes. Même quand on se colle à moi dans les transports, je m’en fous. Quelques odeurs parfois me font plisser les yeux. Le rapport entre mes yeux, mon ouïe et mon odorat reste mystérieux. Tous se plissent dans un rejet.

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Je ne vois plus les images non plus. On nous a foutu des réclames sous le nez, sous les pieds, dans les oreilles et même sur nous. Quels cons de mettre un vêtement comportant le nom de la marque en gros ! Des hommes sandwichs consentants, même pas payés, ayant eux-mêmes donné l’argent. Ça me rendait dingue. Alors j’ai peu à peu arrêté de les regarder. Les pubs figées ou humaines. J’étais tout le temps en colère. Quand on se met en colère, cela se retourne contre nous. Elle se rabat sur vous. Vous vous épuisez à vous énerver et au final tout retombe, votre colère se transforme en ennui, l’indifférence vous sauve, vous apaise. Rien d’autre ne vous apaise. Lui peut être.

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Son regard et son sourire détruisent les voiles que je me suis mis. L’ennui, l’indifférence, la préservation, il les brûle. Cette douceur cherche profondément en moi. Ce sourire apaise tout. Jamais il ne déclenchera de colère. Quoique. Parfois je m’emporte de ne plus le voir, de le savoir loin, à ne pas penser à moi, mais il suffit que je le vois à nouveau, pour ne pas me recroqueviller dans l’indifférence. Je l’accuse secrètement de charmer tout le monde, il se foutrait de moi, il ne chercherait qu’à constater son propre pouvoir, mais encore une fois, un regard m’ôte toute suspicion. Il est désarmant. Littéralement. Ce mot a été inventé pour ses regards, ils me font poser les armes qui m’ont pris du temps à affuter. Il me bouleverse. Je retrouve des émotions oubliées. La surprise, l’incertitude, l’excitation. Heureusement que je suis blasé pour le reste, sinon ses regards m’auraient tué, plus jeune, plus sensible.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Monte là-dessus, tu vas rire.

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Nous l’avons tous fait et, selon la réprimande, nous en avons gardé un souvenir amusé ou une honte profonde. Tous les petits garçons ont essayé les chaussures de leur mère. Enfant, les notions de féminin et de masculin s’intègrent très vite. On distribue très tôt la dinette et les camions, les couleurs et la hiérarchie. « Je suis content, je voulais une fille ! ». « C’est un garçon ? Super ! ». L’enfant se verra attribuer un rôle bien défini, avant même de naitre. Le décor sera rose ou bleu, il donnera la réplique ou aura le premier rôle. Si toutefois l’enfant apprend son texte rapidement, il ingère tout aussi rapidement ce qui ne lui est pas autorisé, c’est l’interdit qui devient alors intéressant. Si porter des talons n’était pas interdit à un petit garçon, nous n’aurions même pas eu l’idée de les essayer. Pourtant, nous l’avons fait.

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Certains en auront gardé le goût du ridicule. Se déguiser en femme sera le comble de la honte ! Ressembler à sa mère, de prêt ou de loin, provoquera l’hilarité de son entourage (entourage choisi et mérité). Mais même grimés avec une perruque affreuse et un rouge à lèvres criard, ces hommes ne mettront pas de talons. Une jupe dépareillée d’un haut sans manches sera suffisante. Leur déguisement de femme sans talons sera satisfaisant. Ils ne les mettront pas par peur de l’inconfort ou du manque de maîtrise. Mais leur véritable peur sera d’aller trop loin dans le jeu, de se souvenir de ce jour où, enfant, ils ne les ont pas mis pour rire, mais pour braver un interdit. Il leur sera trop dur d’admettre qu’avant de se moquer de leur mère, ils l’ont enviée.

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Du rire gras misogyne, j’en suis revenu. Même les femmes s’y mettaient, à rire. Elles pensaient se moquer de l’homme déguisé, plantant lui-même un couteau dans sa virilité pour en tester l’épaisseur, mais elles ne réalisaient pas être le fond de la blague. On se moquait d’elles aussi, quelque part. J’ai ri, je ne le cache pas, mais je m’en suis vite voulu. Pendant les rires, je découvrais du confort dans ces chaussures (j’avais osé pousser le costume à l’extrême en les ajoutant). J’ai alors mis des talons pour le plaisir. Le lendemain de cette soirée déguisée, je les ai à nouveau portés, comme un enfant qui se retrouve enfin seul pour procéder à son expérience. Mes jambes étaient belles, rehaussées par ces centimètres de bois qui m’étaient interdits. J’aimais la sensation de ne pas complétement toucher le sol quand je me déplaçais, risquant de tomber. Je contrôlais ma démarche, je me tenais mieux même, plus droit. Ma virilité me brisait le dos, elle. J’ai donc décidé de les garder. La tenue criarde et la perruque mal coiffée ont échoués dans la poubelle, mais cette paire de talons noirs est cachée dans un angle de ma penderie, derrière le bac de linge sale. Je les porte assez souvent, pour me soulager le dos.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

La chute des anges.

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La soumission viendra de la hauteur. Quoi de mieux que les cieux pour être condescendant ? Il suffit de se rendre inaccessible et mystique pour être crédible. D’autant que regarder en l’air, c’est inconfortable. La docilité se plie naturellement à ce qui lui est supérieur en taille. On baisse la tête pour se soulager de l’avoir trop levée. On se courbe devant la grandeur. Ces mouvements incessants de haut en bas les rendront confus. Leurs cervicales douloureuses les empêcheront de réaliser qu’avant, nous leur proposions plusieurs dieux et qu’aujourd’hui ils doivent n’en adorer qu’un. La science et ses explications avancent trop vite, nous devons nous adapter.

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Nous serons les missionnaires des cieux. Comme nous déterminons les règles autant s’attribuer un rôle, d’autant que des peintures et des écrits ne suffiront pas à faire régner notre ordre. Il nous suffira d’inventer des tenues qui sortent de l’ordinaire, s’élever de la masse par les apparences. Personne n’osera remettre en cause la crédibilité d’une personne bien apprêtée et brillante. Nous n’appartiendrons plus au peuple puisque notre message sera divin et que nous serons bien habillés. L’image passe avant le message. Celui-ci passera facilement une fois que nous aurons leur attention. Les insectes sont irrésistiblement attirés par la lumière. À nous de l’inventer.

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Il faudra aussi déterminer les règles et les interdits. Plus il y en aura, plus nous les éloignerons de nous. Les obstacles empêchent de s’approcher de la vérité. Les femmes tout d’abord. Entretenons l’idée qu’elles seraient inférieures et accessoires aux hommes. Même si ce constat se base uniquement sur la force physique, nous étendrons le concept à leur capacité de penser et d’être. Il serait aussi amusant de leur faire croire qu’on peut enfanter sans rapport charnel. Ils seraient capables d’y croire. Mettre une distance entre les sexes créera une querelle entre eux avant de nous atteindre. Ce rapport de force sera difficile à remettre en cause. Il sera toujours temps de réagir s’ils se réconcilient. L’acte sexuel également. Il faudra le rendre inaccessible et honteux, de telle façon que la distance provoquée entretiendra le malaise entre les individus. Si l’acte sexuel est limité, ils resteront loin les uns des autres, ils n’apprendront pas à se connaître et resterons méfiants. L’idéal à suggérer sera celui des anges, asexués et heureux dans les cieux. Nous avons suffisamment de temps devant nous avant qu’ils ne chutent.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Douche comprise.

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Ma vie est frénétique. Je ne m’arrête jamais. Je me force même à aller un peu plus vite à chaque instant. C’est important d’optimiser son temps. L’urgence m’empêche de trop réfléchir. Je me confie des tâches idiotes et très simples pour m’éviter d’avoir à songer à des choses profondes et importantes. J’adore faire des listes. Je ne suis pas dans le déni, je suis un homme moderne. Les hommes modernes ne réfléchissent pas, ils agissent. Hommes ou femmes d’ailleurs. Nous avons créé un monde qui nous pousse à ne plus être statiques. Brasser de l’air, c’est ce qu’il faut faire.

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Je m’autorise une pause quotidienne. Assez courte mais salvatrice. Savoir que je bénéficierai de cette pause décuple mon énergie le reste du temps. C’est comme mettre des chaussures trop serrées pour le plaisir de les enlever. Je m’épuise davantage pour savourer cette pause. Elle a lieu le matin, au moment de me doucher. J’expédie les obligations de nettoyage le plus vite possible. Une douche raisonnable peut durer trois minutes, donc je me lave en trente secondes pour ensuite laisser l’eau couler sur mon visage pendant 2 minutes 30. Sans rien faire d’autre. Le courant me passe sur les oreilles, m’isolant du reste du monde. Il n’y a que le son de l’eau. La force du jet sur mon front me masse chaleureusement. Je souris. Parfois, les vraies questions émergent de cette sérénité. Et c’est le signal pour arrêter. Je ne voudrais pas commencer à réfléchir. Je coupe l’eau. Je dois repartir.

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Ce matin, ma frénésie a diminué d’un coup. Je ralentis un peu. Je saute des pas. Je continue de faire des listes mais je suis distrait. Je ressens une injustice. Je me sens ridicule de courir comme ça, sans jamais pouvoir profiter, sans jamais pouvoir me poser. Il n’y a aucune récompense pour un tel mode de vie. Cette révolution dans mon idéologie n’est pas née d’elle-même. On l’a provoquée. Je m’interdisais de réfléchir trop longtemps sous la douche pour éviter ce genre de malaise ou de prise de conscience. La douche canalisait mes pensées, elle empêchait ma révolte. Mais ce matin, ils avaient coupé l’eau chaude.

Photographies: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Les humains s’entêtent.

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Dans notre élevage en batterie, nos têtes sont coupées, pour que nous soyons similaires. Il est, du coup, beaucoup plus ardu de s’exprimer, voire même de communiquer. Nous essayons, tant bien que mal. Un humain sans tête, élevé en batterie de surcroit, se doit d’être inventif. S’il souhaite se démarquer, il doit s’ouvrir le plus possible aux autres. En faisant de grands gestes, en cherchant le contact. Mais, là encore, l’entreprise est vicieuse.

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Nous nous frappons. Nos tentatives d’approche s’avèrent très mauvaises. À tous vouloir s’exprimer, nous nous faisons du mal. Alors les plus sages, ou plus craintifs, ne se servent plus de leurs bras, ils attendent qu’on entre en contact avec eux, mais ne provoquent plus de mouvements dangereux. Privés de nos têtes, il est très difficile de s’entendre. On compte sur nos instincts mais ceux-ci sont tellement primaires que les plus sanguins s’agitent davantage, dangereusement, pendant que les autres baissent les bras. Littéralement…

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Tout le monde a peur. On se décourage. Nous trouvons notre place, et n’en bougeons plus. La communication se fait de soi à soi. Le calme est revenu. Il arrive qu’il y ait un mouvement de panique mais il ne dure jamais bien longtemps. Nous avons maitrisé nos instincts, ou alors ceux-ci se sont tus. Nous voulons communiquer, mais nous ne créons que le chaos. Si un de nous avait gardé sa tête, il aurait pu nous diriger. Mais le projet exigeait de tous se ressembler. En ça, nous avons réussi. Nous sommes tous seuls, assis, sans tête, en batterie.

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Fantasie.

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Le Vieux Con sous l’escalier est un test d’entrée. Le ton est donné. Si vous trouvez cela insultant, vous n’avez qu’à faire demi-tour. Si vous trouvez cela amusant, vous pouvez continuer et nous rejoindre. L’isolement n’est pas évident au début, mais nos règles en valent la peine et compensent cette vie recluse. Nous avons longtemps réfléchi à l’aménagement de nos frontières, et le Vieux Con s’est imposé de lui même. Ca le faisait tellement rire de tenir ce rôle. A chaque visite de bien être, que nous réalisons assez fréquemment, il est toujours plié en deux, et nous sommes satisfaits de sa satisfaction. Et puis il sait parfaitement qu’il peut changer de poste quand il le souhaite puisque beaucoup aimeraient prendre sa place malgré la solitude qu’elle entraîne.

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Les hôtes d’accueil sont également ravis de leur fonction. Escorter les nouveaux venus sur le chemin de Fantasie est toujours délicieux. Après le test du Vieux Con, les nouveaux venus doivent marcher quelques heures sur la Voie Absurde accompagnés d’un hôte d’accueil. Ces derniers ont pour mission d’évaluer l’adaptabilité des nouveaux à notre société secrète. Il n’y a pas de directive précise, tout se fait lors des échanges. Les hôtes d’accueil sont foncièrement tolérants et bienveillants, mais si un nouveau venu se lance dans une masturbation mentale à propos des oeuvres laissées sur la Voie Absurde et, surtout, s’il s’écoute parler, l’hôte est autorisé à pousser le prétendant dans le ravin qui longe le chemin. La tolérance s’applique aux tolérants, s’écouter parler n’est rien que l’expression d’une estime de soi mal placée. «Si tu tolères pas bien, tu vas dans le ravin» est la dernière phrase qu’entendent les gens fraichement poussés.

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Le plus difficile au début est de vivre sans meubles conventionnels. L’imagination est à la base de tout. Vous devez imaginer ce que vous faites et où vous êtes. Donc forcément, partager ce qu’on considère comme un lit avec ce que les autres perçoivent comme des toilettes est perturbant. Mais tout repose là dessus. Nous ne voulons rien imposer. Et personne n’a le droit d’imposer quoique ce soit. Si nous nous sommes isolés à Fantasie, c’était justement pour ne plus rien subir. Tout le monde choisit et accepte ce que l’autre choisit. Le rapport sexuel est surprenant aussi. Puisque personne ne peut refuser à personne une faveur. Alors c’est très plaisant quand l’objet de vos désirs n’a d’autres choix que de vous obéir, mais il ne faut jamais oublier que vous pourriez aussi être l’objet de désir de quelqu’un d’autre, moins bien venu. Ce système au départ en a effrayé quelques uns, assez beaux il faut l’avouer, mais c’était une règle de justice sans précédent. Finies les névroses dues au sexe et au désir. Finis les complexes en tout genre. Les parades nuptiales ayant disparu, nous pouvions enfin laisser tomber les apparences. Et contrairement aux attentes de certains, nous sommes restés assez élégants.

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Une des dernières trouvailles de notre Comité d’idées est d’avoir inversé le court du temps. Nous comptons les heures à l’envers. Depuis peu nous constations qu’une des dernières névroses de nos habitants était due au temps qui passe, à la peur de vieillir et fatalement de mourir. Pour la mort nous n’avons pas trouvé de solution miracle, même si le suicide reste comique chez nous, puisqu’une personne qui souhaite en finir avec sa vie doit simplement aller parler à un Hôte d’accueil en faisant une thèse très sérieuse et ennuyante sur le dadaïsme. L’hôte exécute son devoir et pousse le thésard dans le ravin. L’inversion du temps a simplement l’effet de fêter les anniversaires à l’envers. Du coup on rajeunit. Et cette simple trouvaille a permis à bon nombre de personnes de ne plus se poser de questions quant au temps qui passe, et encore moins courir après. A Fantasie, le temps laisse place à la vie.

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Après le silence.

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Ce qui nous soulagea tout d’abord, fut le départ du bruit. Ce n’était pas les gens qui avaient fui, c’était le bruit qui s’en était allé, enfin. Dans une jungle naturelle, le bruit annonce parfois le danger. Dans une jungle urbaine, c’est lui le danger. Il nous rendait fous. Les réactions épidermiques s’étaient multipliées. Un klaxon débouchait toujours sur un mort, minimum. Si une ambulance avait le malheur de s’arrêter en pleine rue, les gens se chargeaient de la réduire au silence. Tout ceci se faisait dans une anarchie quasi unanime. Nous étions devenus fous et intolérants.

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Les plus chanceux, ceux qui venaient de province, sont repartis naturellement. Ils pouvaient ne plus subir la ville, alors l’opportunité n’était qu’évidente. Ils se demandaient même pourquoi ils étaient venus dans un premier temps. Il était évident qu’une trop forte concentration de personnes dans une ville aurait dégénéré. Nous ne sommes pas faits pour vivre ensemble, aussi nombreux. Ceux qui restaient, par manque de courage pour la plupart, décidaient de ne plus se reproduire. Nous n’imposerions plus cela, à qui que ce soit. De toute façon, nous étions bien trop nombreux.

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Les restants revendiquaient un retour à une vie idéale. Une ville bien organisée pour créer s’exprimer et exister. Exister en tant que personnes, et non en tant que numéros. Quelques centaines de personnes occupèrent les quartiers de façon équitable, en termes d’espace. Des idéologies naissaient, alors que de vieilles coutumes resurgissaient. Un quartier aurait même inventé une nouvelle religion. Celui-ci mourut de son autarcie. Cet idéal semblait équilibré, mais la nature humaine est faite de défiance, et l’expression des uns déclenche l’extinction des autres. Les plus créatifs furent éliminés en premier. Leurs décorations trop colorées et trop visibles rappelaient le bruit d’autrefois. Le goût d’une masse de gens est difficile à définir, mais le dégoût entre deux personnes est très simple à exprimer. L’ego des personnalités dominantes s’occupa du reste. L’ennemi commun n’étant plus, il fallait s’en trouver un autre. Plusieurs personnes ne pouvaient pas vivre au même endroit, alors pourquoi plusieurs idéologies y seraient-elles parvenues ?

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Dorénavant, ces vestiges ne sont que le terrain de jeu des animaux. Ces derniers s’adonnent aux mêmes rituels que les humains qui occupaient les lieux avant eux. Chasse, conquête de territoires et survie. Le chat est devenu l’espèce dominante. Adapté aux anciennes infrastructures humaines et au plaisir de tuer sans le besoin de se nourrir, ils ont su s’organiser et prendre le pouvoir dans cette jungle. Nous n’avons pas d’informations sur ce que sont devenus les réseaux souterrains, les derniers archéologues n’en sont jamais revenus. Ils ont disparu. Sans bruit.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale