drôle

Mourir de rire.

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Nous sommes devenus fous le même jour. Qu’est ce qui dans l’évolution nous avait poussé à cette folie ? Nous ne le saurons jamais. Nous ne sommes plus assez sains d’esprit pour le comprendre ou chercher à le comprendre. La Terre aurait-elle bifurqué de son axe ? Le stress à long terme aurait cet effet collectif ? La nature aurait sécrété une drogue pour se débarrasser de nous ? Quelle qu’en soit la cause nous courrons désormais à notre perte. Rapide mais amusante. Nous sommes fous mais calmes. Nous rions beaucoup. Beaucoup trop. Ce matin je pleurais encore de rire en voyant des gens faire flotter leurs parapluies à l’envers pour s’en servir de bateaux. Leurs embarcations de fortune n’étant pas solides, ils coulaient un par un, trop occupés à rire pour nager et éviter la noyade. Hilarant.

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Une femme venait d’acheter les chaussures dont elle rêvait depuis longtemps. Une fois installée sur le banc à la sortie de la boutique, elle décidait de les essayer. La folie s’est produite à ce moment-là. Ce n’était pas la saison pour de telles chaussures. Elle ne pensait qu’à elles depuis des mois et désormais il était trop tard. Elle se mit à rire. Elle s’en allât en riant, pieds nus, se faisant percuter par un camion. Le conducteur, hilare, n’arrivait pas à se remettre d’avoir vu une femme en dehors des clous, sans chaussures. Cette vision, pourtant facilement imaginable, lui avait semblé incroyable, au point de perdre le contrôle de son véhicule. Les gens ayant assisté à l’accident commencèrent à rire aussi. Le boulevard, habituellement si banal et rythmé était devenu le théâtre aléatoire d’une succession d’accidents tous plus drôles les uns que les autres.

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La seule personne qui ne semble pas affectée est la folle du quartier. Cette femme, depuis des années, avaient l’habitude de hurler dans la rue et rire à des choses qu’elle seule semblait percevoir. Depuis la folie générale, elle continue son chemin habituel, elle semble même moins dérangée que nous. Elle nous regarde rire, constate rapidement la raison de notre hilarité, et retourne à ses occupations. Elle sourit parfois un peu, d’autre fois franchement mais domine sa folie. L’hécatombe est rapide mais elle y survivra certainement. Elle le fait depuis longtemps. Vivre parmi nous à l’époque où nous nous trouvions normaux était un exploit. Désormais c’est elle qui domine le monde. Cette femme comprenait l’absurdité de notre monde et avait prévu notre chute. C’est ironique. C’est drôle. Depuis que je l’ai compris je me suis allongé, affamé, à rire sans discontinuer.

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

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La fille de la rue.

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Ça y est. Elle repasse. Tous les jours je l’attends. Je reconnais sa silhouette de loin. Par contre, je ne vois son expression que tard. Du coup je ne sais pas si elle me voit déjà. Si elle me sourit. Si je lui fais peur. Alors j’attends qu’elle s’approche. J’essaie d’être discret. Mais il est difficile d’être discret quand on est amoureux. Je souris déjà, bêtement. Je dois me tenir mal. Voûté et nerveux. Aujourd’hui j’ai décidé de lui dire bonjour. De vive voix. Si elle me sourit. Si elle me regarde. Même un peu. Encore quelques pas avant de le savoir.

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Elle sourit ! Je ne sais pas si c’est à cause de moi mais son visage est lumineux ! Peut-être m’a-t-elle vu et en attendant d’arriver à mon niveau elle se donne une contenance en regardant ailleurs ? Elle doit être gênée de marcher vers moi dans cette longue rue. On se sent toujours un peu idiot quand on a aperçu quelqu’un de loin et qu’on doit le rejoindre. Sans rien d’autre à faire qu’avancer, pendant qu’on nous regarde. Elle ne doit pas savoir comment réagir ainsi observée. Mais son sourire ne la quitte pas. Je me racle la gorge pour que ma voix ne soit pas ridicule quand je lui dirai « bonjour ». Dois-je dire « bonjour » ou « salut » ? Je vais rester sur un « bonjour » chaleureux. Une approche sobre et efficace. Encore quelques pas.

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Et merde. Elle souriait à une amie un peu plus loin. Mon « salut » mal assuré lui a fait peur et elle a répondu poliment pleine de méfiance. Dois-je la rattraper pour la rassurer ? Lui avouer mes sentiments? Non. Je ne ferai que l’effrayer davantage. Je vais tenter de la suivre du regard… Elle me regarde encore ! Avec son amie… Elles s’éloignent. Je ne vois plus leurs visages. Je ne sais pas si elles sourient. Si elles se moquent. Si elle repassera demain…

Texte: Anthony Navale

Photos: Monsieur Gac

Les enfants seuls.

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Je suis surpris quand il n’y a aucun enfant au parc. Même quand ils sont censés être à l’école, il y en a toujours deux ou trois qui ont convaincu leurs parents qu’ils étaient malades. Ils auraient ensuite réussi à les faire se déplacer au parc. Même malades. Les parents perdent le sens commun à force de les entendre hurler ou sont-ils de base disposés à se soumettre à ces mini-eux ? C’est la sensation que j’ai quand un adulte se débat avec ses mômes. Un esclave deux fois plus grand que ses maîtres. Ils enfantent, se sentant tout puissants et aptes à transmettre un savoir certain. Mais ils oublient qu’ils n’ont pas affaire à des personnes sensées. Ils sont confrontés à une nouvelle version d’eux-mêmes. Version jeune, énergique et sauvage.

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En soit les enfants ne me dérangent pas. Ils n’ont rien demandé, comme moi avant eux, et ne cherchent qu’à tester ce qui s’offre à eux. Par contre, je suis captivé par l’incapacité des parents. Certains doivent parfaitement se débrouiller, mais ceux-là ne font pas de bruit alors on n’y fait pas attention. Par contre ceux qui courent, se débattent et crient sont particulièrement intéressants. Ils ont voulu jouer et ils ont perdu. Leur dignité déjà. Se faire foutre de sa gueule en public par sa propre descendance a quelque chose d’ironique. C’est assumer son échec. Comment peut-on croire qu’ils découvrent ce qu’est un enfant ? Ils se sentent uniques en ayant réussi à faire gonfler un ventre, mais ça leur est monté à la tête. Les enfants le sentent et retournent le pouvoir contre leurs aînés. Ce putsch intergénérationnel, jamais je n’aurai la force de me l’infliger.

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Je resterai un animal solitaire. Fier d’observer, mais ne prenant pas part au jeu de la reproduction. Certains voient ça comme une mission naturelle de repeupler la terre sans limite. Ce sont les mêmes qui se prennent pour un demi-dieu quand ils réalisent à quel point le corps humain est magique de pouvoir donner la vie. Il n’y a pas de nombre assez gros pour comptabiliser le nombre d’humains nés avant eux et pourtant ils se sentent uniques et porteurs d’une mission à chaque copulation prolifique. Ils en profitent ensuite pour me reprocher de ne pas faire mon devoir d’humain digne de ce nom. J’ai la prétention de pouvoir transmettre sans enfanter. La volonté du moins. Mes idées ne viennent pas de mes propres parents, pas toutes. Elles viennent d’observateurs, d’animaux solitaires. La parenté est une chose, la transmission en est une autre. Plutôt que de gober n’importe quoi, j’observe. Je ne ferai peut être jamais rien d’autre que d’observer. Parfois un enfant réalise que je le regarde faire une connerie. Souvent ça l’amuse et, en m’adressant un sourire complice, il fout un coup de pied à sa mère.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Avancer pour avancer.

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L’évolution va nous tuer. Simplement. Nous partons de rien, ou de si peu. Nous avançons, dans le seul but de ne pas rester sur place. C’est ça l’évolution, avancer, ne pas rester statique. La moindre expérience s’accroche. On tire des leçons. On voit nos semblables mourir. On tire de nouvelles leçons. De là on apprend à reconnaitre les dangers, à éviter les morts ridicules de nos semblables. On va développer nos corps pour éviter les pièges.

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Certains seront plus alertes au monde dans lequel nous évoluons. Développer notre ouïe, dissimuler nos corps, augmenter notre vision, chacun sa technique. Ceci dit, je pense que développer ses crocs sera plus efficace que se déguiser génétiquement en feuille ou en branche, mais là encore ce n’est que mon expérience qui me pousse à croire ça. Les phasmes sont certainement plus robustes que nous. Dans un sens. J’imagine. Quoiqu’il en soit, de nouveaux outils se mettent à disposition pour continuer notre transhumance évolutive. Parce qu’il faut bien l’avouer, nous évoluons, certes, mais nous évoluons pour rien.

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L’agressivité viendra. Prendre conscience de la mort facile et des dangers alentours, tout en commençant à réaliser que les autres aussi évoluent, ne pourra que nous rendre agressifs. C’est une forme d’évolution. S’armer pour la survie. Tant qu’on va de l’avant il vaut mieux montrer les dents plutôt que de les serrer. Notre avancée se transforme en course. Côtes à côtes à évoluer, nous réalisons que les autres accélèrent, nous dépassent et la morale n’y pourra pas grand-chose, un coup de patte ou de crocs nous permet de continuer à avancer en tête. La violence viendra et restera.

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Bien qu’il n’y ait aucun but à évoluer, nous continuerons de nous y affairer. L’agressivité, intégrée dans le processus, nous poussera à la frénésie, à la performance. Nous ne nous arrêterons plus. Nos capteurs des débuts seront éteints. Nous nous serons engagé dans une voie sans fin, sans but, mais rapide et féroce. Et c’est là que l’évolution nous aura piégés. Parce qu’il y a une fin à notre route. Notre propre fin. Le chemin tracé servira aux lambins que nous avons jugés inoffensifs par le passé, ils se rueront à leur tour sur nos restes. À leur rythme. Les cafards nous marcheront dessus, jusqu’à ce que d’autres les ensevelissent également. L’évolution nous tuera tous.

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Le lapin, le lapin !

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J’ai évolué d’un coup. Très vite. Les humains ne semblaient pas prêts à accepter une espèce à intelligence équivalente. Et pourtant, j’ai su leur montrer que même un lapin pouvait atteindre leur degré d’évolution et de communication. La nature est capable de choses surprenantes en termes d’adaptation. J’ai certainement évolué très vite pour rééquilibrer la balance des espèces. Le monopole humain devenait embarrassant. Personnellement je ne me souviens de rien, si ce n’est un constat permanent : je suis né, j’étais différent, je grandissais trop, je faisais peur, et surtout, je comprenais ce qui se tramait. Ce qui m’a sauvé a certainement été de pouvoir entrer rapidement en communication avec les humains, pour désamorcer leurs craintes et leur expliquer que me disséquer ne servirait à rien, dans un premier temps. « Apprenez un maximum de mon vivant, je léguerai mon corps à la science… » Pas tellement le choix.

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Me voilà donc seul, obligé de vivre comme les humains. Le plus pénible ce sont les comptes rendus quotidiens. Devoir expliquer ce qu’on ressent en permanence est d’un ennui. Je ne sais même plus si j’éprouve véritablement une émotion ou si je me force pour leur faire plaisir. D’autant qu’ils m’ont interdit de travailler, pour ne pas m’épuiser, pour savoir combien de temps mon corps tiendrait véritablement. C’est absurde. Aucun humain ne fout rien de sa journée dans le but de durer longtemps. Ils courent tous comme des tarés. Je pense même que certains tiennent le coup grâce à leurs activités. Ils feraient mieux de m’imposer leur rythme s’ils souhaitent une véritable comparaison. Du coup je fume en cachette. Ça me permet de fausser un peu leurs résultats. Ça me rapproche un peu de leurs habitudes contre nature. Fumer, c’est contre nature. Qui a eu l’idée de sécher une plante pour l’effriter puis l’enrouler et allumer le tube en papier pour en aspirer de la fumée ? C’est absurde. Et ils m’imposent de vivre au plus près du naturel pour une base de données qui de toute façon ne concordera en rien avec leur mode de vie ? Les cons.

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Même s’ils sont globalement cons, j’en apprends bien plus sur eux qu’eux sur moi. Les moins cons d’entre eux écrivent. C’est pratique. Leur évolution semble avoir été plus progressive que la mienne, ce qui les empêche d’avoir le recul nécessaire sur leur condition. Certains sont convaincus de ne pas être des animaux ! La majorité même ! C’est amusant. C’est prétentieux. Mais ça explique énormément de choses. Leurs craintes vis-à-vis de moi déjà. La peur d’un être semblable ou supérieur leur est insupportable. Ils se rassurent en m’imposant leur mode de vie, qu’ils pensent parfait. Si je ne me rebelle pas, ou si je ne deviens pas fou, ils croiront avoir raison. Alors que je ne suis plus assez bête pour imaginer survivre seul en me les mettant à dos. « Etre bête » encore une belle preuve de leur arrogance et du respect qu’ils portent aux autres. Au final ils m’ont offert la vie dont ils rêvent tous : ne rien foutre tout en étant le centre d’attention de tout le monde. J’ai au moins compris ça, et j’en profite.

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Un amour plutôt précis.

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Avant de tomber amoureux, je suis d’abord tombé. Se casser la gueule dans une cabine d’essayage est quand même idiot, mais je le suis aussi. Mon idiotie je l’attribue à ma maladresse, quelqu’un de maladroit possède forcément quelque chose d’idiot. C’est donc en essayant de retirer mon pantalon pour en essayer un autre que je suis, encore une fois, tombé, et de là, enchainement de cascades, c’est mon regard qui est tombé sur elle ; du moins sur ses pieds, encore munis de leurs chaussures. J’en suis tombé amoureux, de ses pieds, alors que d’elle je m’en foutais éperdument. Étalé sur le carrelage de ma cabine étroite, je décidais de les admirer encore un peu.

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J’étais soulagé de voir que le pantalon qu’elle essayait lui allait. Il lui allait forcément puisque ses pieds n’étaient pas camouflés. Je me serais relevé plus vite si toutefois elle les avait recouverts. Mais je les apercevais toujours. Ma nuque commençait à me faire souffrir, mais je ne m’en souciais pas trop. Il fallait que je profite de la perfection de sa peau, sa blancheur. Rien qu’en la regardant, on devinait sa douceur. C’est rare de pouvoir toucher quelque chose rien qu’avec la pensée et la force du désir… Je n’avais de toute façon que la possibilité de la toucher en pensées, la réalité incluant que le reste de sa personne soit présent et consentant. Je savais qu’elle ne me plairait pas. Il est encore plus rare de construire une relation avec une personne pour une seule partie de son corps. Rare ou complexe. Mais je savais qu’elle ne me plairait pas en entier.

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Je l’ai compris en voyant ses mains rejoindre ses chevilles pour ajuster le bas de son nouveau pantalon. Elles me décevaient déjà. J’ai eu la même déception que lorsqu’on apprécie le profil de quelqu’un dans un lieu public et qu’on réalise, une fois de face, que la personne ne ressemble absolument pas à ce que son profil nous laissait imaginer. Là je savais que ses pieds étaient l’exception de sa personne. Elle n’avait pas besoin d’en prendre soin, elle ne devait même pas avoir conscience de leur pouvoir de séduction. Puisque j’étais le seul à m’en soucier et que je ne pourrai jamais les honorer correctement, j’entrepris de me relever. Je sortis de la cabine à toute allure pour être sûr de ne pas la croiser en entier. Ça aurait été comme croiser quelqu’un qu’on a aimé au bras d’un autre.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Rouge à la gorge.

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J’y suis allé un peu fort en repeignant ce vélo. Au moins cette fois on n’a pas eu besoin de me le faire remarquer. Quoi que je fasse, on me traite de teigneux, alors autant me faire plaisir ! Mais un objet aussi usuel et commun qu’un vélo n’avait pas besoin d’être personnalisé et entièrement peint en rouge. J’aurais pu me contenter d’un vélo classique. D’autant que je n’en fais jamais. Je prends le bus. Mais je fonctionne comme ça, dès que je suis obsédé par quelque chose, il me faut le décliner et l’appliquer à tout ce qui m’entoure et m’appartient. Je ne m’en rends compte que lorsque j’en arrive à faire quelque chose d’un peu absurde. Comme peindre un vélo en rouge, alors que je n’en ferai jamais.

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Le manteau rouge de femme acheté la semaine dernière aurait dû m’alerter. Je n’en trouvais pas d’aussi vif pour les hommes et je voulais qu’il y ait un manteau rouge dans mon entrée. Du coup, j’ai acheté sans réfléchir ce manteau de femme. Alors que je n’en ai pas, de femme. S’ils en avaient fait de cette couleur précise pour homme, j’aurais eu la chance de pouvoir le porter plutôt que de le laisser pendre chez moi. Mais que voulez-vous ? Il n’y en avait que pour femme. J’ai bien tenté de l’essayer, mais, même si la couleur m’allait parfaitement, la coupe ne me mettait pas en valeur. L’entrée de mon appartement, elle, est ravie par l’installation de cette subtile touche de rouge.

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Ça a commencé quand j’ai vu cet immeuble. Rouge évidemment. Quand je vois quelque chose qui me plait, ou qui me déplait, je deviens une teigne. Je ne pense qu’à ça, je rumine, ça m’obsède. Il me faut une autre obsession pour oublier la précédente. Mais ça peut revenir aussi, ce n’est pas très fiable comme système. Quoiqu’il en soit, cet immeuble m’a semblé sublime. Il me fallait du rouge pour lui ressembler. Je me suis mis à bouffer des trucs dégueulasses rien que pour avoir des assiettes le plus rouge possible. Le piment c’est dégueulasse. Mais l’assiette est d’une beauté ! Après j’ai évidemment teint mes cheveux et la décoration de mon appartement m’a laissé sur la paille pour un moment. Mais c’est très joli. Le vélo reste ma dernière acquisition.

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En revenant prêt de l’immeuble en construction (j’avais besoin d’inspiration pour mes futurs achats) je n’ai pas pu m’empêcher de rester fasciné par les grues majestueuses. Leur force me confortait dans l’idée de la suprématie du rouge, et de la bonne conduite que j’avais à m’en parer. J’ai appris qu’une tour entièrement rouge existait à Tokyo. Le voyage finirait d’achever mes finances, mais je ne peux pas louper ça. En même temps, plus je regarde cette grue, plus je constate à quel point l’intensité de ce ciel bleu la met en valeur. Me serais-je trompé ? Je vais essayer le bleu ciel pour en être sûr.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Je suis le maître du monde.

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J’ai vu le film 473 fois. Je n’ai pourtant jamais été dans l’excès, j’étais quelqu’un d’assez raisonnable. Je me considérais même comme un consommateur moyen pour le reste. Je ne regardais que ce qui passe sur les premières chaînes et je n’étais jamais déçu. Je n’avais jamais réagi de manière démesurée ou passionnée. La seule folie que je me sois un jour permis remonte à l’enfance, où j’avais utilisé la monnaie du pain pour m’offrir des bonbons sans autorisation parentale préalable. Initiative juvénile et rebelle. Mes folies se sont multipliées après le visionnage de ce film. Il m’obsède et me pousse à dépenser bien plus que la monnaie restante de l’achat du pain. J’en suis venu à m’acheter un paquebot et son équipage, pour moi seul.

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Lors de mon premier voyage à bord d’un navire pour me replonger dans l’ambiance du film, j’ai été terriblement déçu. J’avais anticipé le mal de mer, ne sachant pas si j’y serais sensible ou non, mais je n’avais pas pensé que les passagers me dérangeraient à ce point… Ils n’étaient pas du tout dans le thème ! Certains se promenaient en tongs et en short ! Dans un paquebot ! J’étais scandalisé. Où était leur devoir de mémoire ? Comment pouvaient-ils prendre la mer comme s’ils étaient en vacances ? Certaines petites filles s’amusaient à refaire des scènes du film, celle à la proue étant plus populaire que celle à la poupe, question de sécurité certainement, mais leurs parents se souciaient peu de respecter l’œuvre. J’ai donc décidé d’économiser suffisamment pour me payer la croisière seul. J’ai même exigé que le personnel soit habillé comme au début du vingtième siècle. Je fais l’effort de me gominer les cheveux, ils peuvent tout à fait porter la tenue des employés de l’époque.

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Je n’ai gardé que le cinéma à bord. Tout le reste est à l’identique du bateau original. L’utilité de ce cinéma est évidente: je compte dépasser les 500 visions d’ici la fin de ce voyage. Mon fanatisme n’a rien d’exceptionnel, j’ai juste la chance de pouvoir le vivre à fond. Avec des ressources illimitées nous vivrions tous nos passions au maximum. Je commence d’ailleurs à recruter des figurants, fans du film si possible, pour animer un peu plus mes voyages. Je veux que nous puissions tous ensemble vivre la folie de cette époque, la magie de cette traversée. Je reçois quelques candidatures, mais je les trouve encore trop frileuses, sans mauvais jeu de mot. C’est d’ailleurs cela qui effraie les candidats pour ma croisière, ils craignent que je ne fasse exprès de passer trop près d’un iceberg pour revivre complètement la tragédie… Leur idée n’est pas mauvaise. Peut-être que pour la 1000ème diffusion du film je ferai un événement spécial.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Douche comprise.

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Ma vie est frénétique. Je ne m’arrête jamais. Je me force même à aller un peu plus vite à chaque instant. C’est important d’optimiser son temps. L’urgence m’empêche de trop réfléchir. Je me confie des tâches idiotes et très simples pour m’éviter d’avoir à songer à des choses profondes et importantes. J’adore faire des listes. Je ne suis pas dans le déni, je suis un homme moderne. Les hommes modernes ne réfléchissent pas, ils agissent. Hommes ou femmes d’ailleurs. Nous avons créé un monde qui nous pousse à ne plus être statiques. Brasser de l’air, c’est ce qu’il faut faire.

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Je m’autorise une pause quotidienne. Assez courte mais salvatrice. Savoir que je bénéficierai de cette pause décuple mon énergie le reste du temps. C’est comme mettre des chaussures trop serrées pour le plaisir de les enlever. Je m’épuise davantage pour savourer cette pause. Elle a lieu le matin, au moment de me doucher. J’expédie les obligations de nettoyage le plus vite possible. Une douche raisonnable peut durer trois minutes, donc je me lave en trente secondes pour ensuite laisser l’eau couler sur mon visage pendant 2 minutes 30. Sans rien faire d’autre. Le courant me passe sur les oreilles, m’isolant du reste du monde. Il n’y a que le son de l’eau. La force du jet sur mon front me masse chaleureusement. Je souris. Parfois, les vraies questions émergent de cette sérénité. Et c’est le signal pour arrêter. Je ne voudrais pas commencer à réfléchir. Je coupe l’eau. Je dois repartir.

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Ce matin, ma frénésie a diminué d’un coup. Je ralentis un peu. Je saute des pas. Je continue de faire des listes mais je suis distrait. Je ressens une injustice. Je me sens ridicule de courir comme ça, sans jamais pouvoir profiter, sans jamais pouvoir me poser. Il n’y a aucune récompense pour un tel mode de vie. Cette révolution dans mon idéologie n’est pas née d’elle-même. On l’a provoquée. Je m’interdisais de réfléchir trop longtemps sous la douche pour éviter ce genre de malaise ou de prise de conscience. La douche canalisait mes pensées, elle empêchait ma révolte. Mais ce matin, ils avaient coupé l’eau chaude.

Photographies: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Société secrète.

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Aujourd’hui, nous nous retrouvons dans des établissements où personne n’aura l’idée de venir nous chercher. Nos réunions se déroulent dans des châteaux d’eau, des tours de contrôle, voire même des bassins d’épuration. Il faut être le plus discret possible, pour rester efficace. L’idée est de mettre au point notre stratégie pour faire chier le monde ! La tâche est compliquée, et ces réunions sont nécessaires pour en déterminer les règles. Si toutefois les gens nous apercevaient, l’effet désiré serait gâché, ils sauraient que nous nous foutons de leur gueule. Ils ne doivent pas découvrir que nous ne sommes pas sérieux. Il faut que la surprise soit totale ! Personne ne doit savoir ce que nous préparons, ainsi, nous réussirons notre mission.

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Le local précédent devenait trop confiné. C’est pourquoi nous nous sommes réunis dans ces nouveaux lieux. Nous avions décidé d’augmenter nos effectifs. Nous ne pouvions pas pour autant recruter trop de monde, sinon il n’y aurait plus personne à emmerder. Le quart de la population semblait suffisant. Certains nous ont rejoints sans s’en rendre compte. Ils ne sont venus à aucune réunion, ne savaient certainement pas qu’elles existaient, et ont compris d’eux mêmes comment faire chier les autres. Ils ont mis les mêmes costumes que nous et ont reproduit nos gestes à la perfection. On les appelle les « connards ». Non seulement ils nous suivent aveuglément, mais font chier les autres involontairement ! Alors que l’idée est d’en avoir pleinement conscience. Pour savourer un minimum. Nous aurions pu les appeler « les moutons », mais « les connards » leur allait mieux.

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Dans la rue, il est désormais difficile de distinguer un emmerdeur volontaire d’un connard. Les deux s’y prennent de la même façon. Un chieur aura le privilège d’être innovant, puisqu’il aura assisté à une réunion auparavant. Le connard l’imitera plus tard en l’ayant vu à l’action. Les règles sont simples: il faut semer le chaos dans les lieux publics. Vous devez pour cela faire la gueule, en costume, en allant vite. Il y a des variantes à la pratique: en bloquant le passage brusquement, en feintant de chercher votre chemin, toujours agacé, ou en ralentissant avec un téléphone à la main. Si vous optez pour l’option du téléphone, pensez à crier comme si l’enjeu du monde se jouait au bout du fil. Ça agace terriblement, et nous, les emmerdeurs, ça nous amuse considérablement.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale