Un monde ordinaire

À 1000 marches du sol.

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Je n’avais pas choisi de vivre au dernier étage, mais le fait d’avoir de l’argent me l’imposait. Il n’y a qu’au dernier étage que les appartements, tellement grands, ne partagent pas leur palier avec d’autres habitants. J’y vivais seul. L’étage était à moi. Au-delà de la vue magnifique qu’offre une habitation au 30ème niveau d’une tour, j’ai aussi l’incroyable avantage de ne pas avoir à subir le bruit d’un voisin du dessus. Je n’avais qu’une vague conscience de mon voisinage lorsque je prenais l’ascenseur. Jusqu’à ce que ce dernier tombe en panne.  

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Le dernier étage d’une tour a des avantages certains. Je suis assuré de ne pas être cambriolé, ou dérangé par des prospecteurs de toute sorte. L’inconvénient reste donc le temps que met l’ascenseur à arriver en bas. Surtout aux heures d’affluence. Un jour j’ai eu le malheur de le prendre au même horaire que celui où les enfants vont à l’école. Vingt-huit pauses dans la descente pour que chaque étage nous livre son bambin bruyant. J’avais perdu mon temps et mes tympans. Depuis je prévois mon agenda en fonction de l’affluence de l’ascenseur. Mais cette panne me fit découvrir que souffrir des oreilles n’était rien comparé à la souffrance que mes jambes allaient subir en passant par l’escalier. Et même si ça reste une descente, elle comprenait presque 1000 marches.  

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Dans mon périple, je devais faire des pauses. Les cinq premiers niveaux franchis me laissèrent croire que finalement la descente serait simple, mais arrivé au 20ème étage, mon optimisme avait fait un sacré régime. Je restai un instant sur le palier du 20ème. Comme prévu, il y avait plusieurs portes pour plusieurs habitations. Et je ne connaissais strictement rien de ces gens dont je partageais l’adresse. Au mieux j’avais supporté un de leurs gamins dans l’ascenseur, mais je vivais entouré d’inconnus. J’ai déjà été plus sympathique avec des gens croisés dans la rue qu’avec ceux qui dorment à quelques mètres de mon propre lit. Cette réflexion me mettait mal à l’aise. Je n’avais aucune idée de ce qui se passait prêt de moi. Les murs nous permettent de créer nos mondes, même si ces quelques centimètres de béton n’ont pas conscience de leur étanchéité. Chez moi, ma conscience se limite aux pièces qui m’appartiennent. Et pourtant, sous mes pieds, d’autres en fond de même se foutant éperdument de moi.   

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Depuis cette panne d’ascenseur, bien qu’il ait été réparé, je reproduis assez fréquemment cette descente par l’escalier. Même si l’exercice est éprouvant, il me permet de me resituer. Il me permet aussi d’apprécier correctement la technologie qui nous est offerte via l’ascenseur. Nous lui sommes si peu reconnaissants. Ce périple me rappelle aussi que je ne suis pas seul. Non pas que j’aie besoin de combler ma solitude, tout va bien d’un point de vue privé, mais justement, ma vie privée n’est pas la vie. Je peux continuer de vivre pour moi, entre mes murs, mais je serais idiot d’ignorer le monde qui m’entoure. Je reste entre mes murs pour me reposer, mais la vie est ailleurs, et passe par l’escalier.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

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Un drame estival.

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J’ai l’impression de mieux réussir mes plats en vacances qu’à la maison. Pourtant le matériel commence à sérieusement fatiguer alors qu’à la maison je suis enfin équiper à la perfection. Mais j’ai davantage de temps pour cuisiner ici, ça doit donc être le secret de la recette, le temps. Je viens dans ce camping depuis toujours, ce qui fait une quantité de temps considérable ! Nous sommes nombreux à nous retrouver chaque année, à manger mes plats, à se remémorer les années passées et à se créer des souvenirs pour les années à venir. Mais cette année, j’ai revu les quantités de mon plat à la baisse. Il y aura moins d’assiettes aussi.

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Je pense que j’étais le pilier du groupe qui s’est formé ici. J’avais repris l’emplacement qui appartenait à mes parents. Il fallait passer par moi si vous étiez nouveau et que vous souhaitiez vous joindre à l’équipe. Si je vous appréciais, les autres suivaient, et la tablée s’agrandissait. J’étais de toutes les activités, je lançais les grandes conversations et mes blagues étaient reprises par l’ensemble du camping. La première année de votre arrivée, j’aurais mis moins d’une heure à venir me présenter et vous seriez ensuite revenu l’été suivant pour le plaisir de ma compagnie. Mais la jalousie de certains n’est pas née de ma popularité. J’aurais préféré que ce soit pour ce motif…

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J’ai même entendu dire que beaucoup d’entre eux étaient allés ailleurs cette année. Étant donné que je suis incontournable ici, c’était forcément pour ne plus me voir qu’ils ont préféré passer leur vacances dans un autre endroit. Je trouve ça blessant. D’autant que je n’ai rien fait de différent. Eux aussi le faisaient, et tout le temps, voire même plus que moi ! Ils nous arrivaient même de le faire ensemble. J’ai juste eu le malheur de gagner à la loterie et pas eux.

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C’était à la fin du séjour l’année dernière. J’étais allé prendre les tickets pour tout le monde au bar-tabac de la ville voisine, comme d’habitude. Tout le monde jouait ses numéros. La dernière soirée des vacances nous permettait de manger ensemble pendant que les gosses échangeaient les numéros de téléphone pour tenir jusqu’à l’année suivante. Nous rêvions de pouvoir rester là toute l’année, tous ensemble. « Si je gagne je rachète le camping et je vous offre à chacun votre emplacement ! », « moi je vous repaye à tous du matériel neuf », « moi je fais installer une laverie automatique à côté des sanitaires ! »… Mes numéros venaient d’être annoncés alors que je n’avais pas exprimé de fantasme ou de promesse.

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Le jeu n’en était plus un, je devais m’engager comme les autres l’avaient fait. Les rires avaient laissé place à une tension terrifiante. Il faisait très chaud et l’alcool ne m’aidait pas à réaliser le drame dans lequel je me trouvais. Je rigolais encore un peu, secoué par la nouvelle, mais les regards changeaient déjà. Tout le monde réalisait qu’investir cet argent dans ce camping n’était qu’un rêve secondaire pour chacun, que nous avions une vie à côté, qui nécessitait davantage d’aide. Ce que j’allais proposer allait définir le reste de notre amitié. Leur attention était sur moi, ils allaient soit dépendre de moi, soit se détourner. « Le lavomatic prêt des chiottes, ça serait pratique non ? ». L’idée de Véro était à chier, et j’en payais les conséquences cette année.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale