dîner

Les papillons dans le ventre.

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Dîner 1 : Je savais que la conversation serait clairsemée. Je ne me souviens même plus de mon dernier tête à tête. Mes mains sont moites. Je n’ai même pas envie de manger. Ça ne passerait pas. Je cherche quelque chose à raconter mais même le silence est mignon. On sait que ce n’est pas grave s’il ne se passe rien d’autre que l’affection. Cette affection qui s’installe solidement. Malgré nous. Les instants silencieux ne nous gênent pas puisque nous sommes certains que nous nous raconterons tout bientôt. Toujours.

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Dîner 247 : Nous avons passé un cap hier. J’ai pété bruyamment et ça n’a provoqué aucune réaction chez l’autre. Malgré l’aspect naturel de la chose, elles sont peu nombreuses les personnes nous ayant entendu aussi intimement. Ça n’a rien de glorieux pourtant. Je suis même un peu triste. J’aurais aimé qu’on en rit ensemble, qu’on soit gêné ensemble. Et pourtant le cap était passé. Plus de secret. Plus de barrière. Plus de limite. Nous digérons impunément côte à côte. Quoique. Nous le paierons peut être un jour.

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Dîner 860 : Je savais que la conversation serait clairsemée. Annoncer que je m’en vais refroidirait forcément nos échanges. Peu de réactions. Pour une fois nos pensées se tournent vers le même sujet. Enfin je crois. Quand nous étions silencieux, nous pensions à nos obligations ou nos véritables envies. Cette fois, en nous taisant, nous nous disons au revoir. À moins que nos envies ne soient déjà notre nouvelle priorité. Mon ventre me fait mal. J’ai trop mangé et je n’ose plus bouger. Je repense à notre premier dîner. Je ne me souviens plus de ce que nous avions bu. Quelque chose de cher. Peut-être. Depuis nous économisions même sur les boissons. C’était surement notre erreur. Nous faire mal au ventre avec de mauvaises boissons.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

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Harmonie cervicale.

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Elle me les brise. À chaque fois qu’on est obligées de passer un moment ensemble, elle fait tout pour m’ignorer. Je me croirais à un match de tennis, condamnée à suivre la balle des yeux, sans jamais pouvoir m’en détourner, elle, subissant le même sort. Mais nous n’avons rien à regarder, ce diner est chiant à mourir. Je ne sais pas comment elle fait pour savoir où ma tête tournera pour mieux l’éviter. Elle semble se calquer sur mes mouvements. A défaut de communiquer, nous bougeons en harmonie. Si je me tourne brusquement elle risquerait de réussir à tourner tout aussi vite, m’empêchant de lui demander : que penses-tu de moi ?

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Elle me les brise. À chaque fois que je tourne la tête pour lui parler, elle me fuit. C’est comme si nous étions à un défilé de mode et que nous suivions les mannequins sans avoir l’autorisation d’échanger nos avis. Si encore elle me fuyait calmement, mais non, elle semble attendre le dernier instant pour m’imiter. C’est pénible. D’autant que ces diners sont fréquents et qu’aujourd’hui, j’aurais aimé lui parler un peu plus que d’habitude. Pourquoi m’évite-t-elle alors que nous sommes toujours côte à côte ? Le spectacle doit être étrange pour quelqu’un qui nous observe.

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Elles me les brisent. Je fais tout pour qu’elles se retrouvent côte à côte à chaque fois mais rien n’y fait. Elles s’ignorent royalement. Pire ! Elles ont élevé l’ignorance au rang d’épreuve physique ! Leur routine est bien rodée, elles se déplacent de la même façon, regarde la même personne au même moment comme des félins attirés par la même proie, sans jamais prêter attention à l’autre prédateur. Je pourrais me satisfaire de leur attitude commune, mais puisque c’est pour s’ignorer, je ne peux m’en réjouir. Elles doivent bien se foutre de savoir si ça préoccupe quelqu’un leur petit jeu. J’aimerais leur en parler, mais je suis comme hypnotisée par l’harmonie de leur mouvement, je m’y suis habituée, j’ai désormais peur de briser ce rythme.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Nous n’étions pas enclins à vivre ensemble.

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De par notre éducation commune, nous n’aurions jamais dû en arriver là. J’ai toujours cultivé ma différence. Pour moi avant tout. Je rêvais de légèreté, que tout soit simple. J’ai choisi le BLEU pour ça. Pour que tout soit plus léger. Aucune provocation. Juste un message simple. Mon message n’était pas clair. Du moins, les autres n’étaient pas prêts pour ça. 

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Je ne sais pas pourquoi il a eu cette idée. Je ne comprends jamais ses idées. Il savait parfaitement qu’il nous provoquait, sous ses airs de ne pas y toucher. Je l’ai pris pour moi tout d’abord, on m’a toujours donné le rôle du second. Second, pourquoi pas ? Mais second après lui je ne peux plus… C’est pourquoi en réponse directe à son BLEU ridiculement léger, j’ai tranché pour le ROUGE. Il devait voir que je ne serais jamais comme lui ! Le ROUGE lui déclarait la guerre ! Il a pourtant trouvé le moyen de me faire un compliment ! Comme s’il se foutait totalement de la situation dans laquelle nous étions ! Il voulait avoir un coup d’avance encore une fois. Je le défiais, et il prétendait qu’il était déjà au-dessus de cette défiance ! Je vomis cette fausse sérénité, je vomis son BLEU, je le vomis lui. Et mon ROUGE ne laissera plus aucune trace de tout ça, il brûlera le dégoût, son dédain, ma défiance, rien ne survivra ! 

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Je fonctionne toujours par tradition. Par tradition le ORANGE était acceptable. Par tradition le ORANGE était notre origine commune, nous avions été conçus de cette façon. Par tradition nous devions nous voir, tous les ans, pour le même dîner. La tradition était parfaitement respectée, jusqu’au jour où un de nous a fait le choix de rompre avec le ORANGE. Ça m’a tout d’abord surpris, et puis je me suis dit que la tradition du dîner ne reposait pas que sur le ORANGE. Ce n’était qu’un élément de notre tradition. Lorsque le ROUGE fut introduit, là j’ai mis plus de temps à m’en remettre. Pourquoi vouloir apporter tant de nouveaux éléments à notre rendez-vous ? Depuis toujours nous étions trois ORANGEs. Et maintenant je me portais seul garant de la tradition. Je devais être fort pour ne pas céder et maintenir ce qui nous a toujours unis. Alors cette année j’ai décidé de ne pas changer comme les autres l’avaient fait. Cette année, comme toutes les autres, passées et à venir, je resterai ORANGE. 

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Nous ne communiquions plus. Ce dîner fut plus court que les autres. Nous ne le savions pas mais ce dîner n’avait plus de sens. Le dernier toast fut un au revoir. C’est aux adieux que nous levions notre verre.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale