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La fille de la rue.

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Ça y est. Elle repasse. Tous les jours je l’attends. Je reconnais sa silhouette de loin. Par contre, je ne vois son expression que tard. Du coup je ne sais pas si elle me voit déjà. Si elle me sourit. Si je lui fais peur. Alors j’attends qu’elle s’approche. J’essaie d’être discret. Mais il est difficile d’être discret quand on est amoureux. Je souris déjà, bêtement. Je dois me tenir mal. Voûté et nerveux. Aujourd’hui j’ai décidé de lui dire bonjour. De vive voix. Si elle me sourit. Si elle me regarde. Même un peu. Encore quelques pas avant de le savoir.

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Elle sourit ! Je ne sais pas si c’est à cause de moi mais son visage est lumineux ! Peut-être m’a-t-elle vu et en attendant d’arriver à mon niveau elle se donne une contenance en regardant ailleurs ? Elle doit être gênée de marcher vers moi dans cette longue rue. On se sent toujours un peu idiot quand on a aperçu quelqu’un de loin et qu’on doit le rejoindre. Sans rien d’autre à faire qu’avancer, pendant qu’on nous regarde. Elle ne doit pas savoir comment réagir ainsi observée. Mais son sourire ne la quitte pas. Je me racle la gorge pour que ma voix ne soit pas ridicule quand je lui dirai « bonjour ». Dois-je dire « bonjour » ou « salut » ? Je vais rester sur un « bonjour » chaleureux. Une approche sobre et efficace. Encore quelques pas.

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Et merde. Elle souriait à une amie un peu plus loin. Mon « salut » mal assuré lui a fait peur et elle a répondu poliment pleine de méfiance. Dois-je la rattraper pour la rassurer ? Lui avouer mes sentiments? Non. Je ne ferai que l’effrayer davantage. Je vais tenter de la suivre du regard… Elle me regarde encore ! Avec son amie… Elles s’éloignent. Je ne vois plus leurs visages. Je ne sais pas si elles sourient. Si elles se moquent. Si elle repassera demain…

Texte: Anthony Navale

Photos: Monsieur Gac

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Les enfants seuls.

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Je suis surpris quand il n’y a aucun enfant au parc. Même quand ils sont censés être à l’école, il y en a toujours deux ou trois qui ont convaincu leurs parents qu’ils étaient malades. Ils auraient ensuite réussi à les faire se déplacer au parc. Même malades. Les parents perdent le sens commun à force de les entendre hurler ou sont-ils de base disposés à se soumettre à ces mini-eux ? C’est la sensation que j’ai quand un adulte se débat avec ses mômes. Un esclave deux fois plus grand que ses maîtres. Ils enfantent, se sentant tout puissants et aptes à transmettre un savoir certain. Mais ils oublient qu’ils n’ont pas affaire à des personnes sensées. Ils sont confrontés à une nouvelle version d’eux-mêmes. Version jeune, énergique et sauvage.

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En soit les enfants ne me dérangent pas. Ils n’ont rien demandé, comme moi avant eux, et ne cherchent qu’à tester ce qui s’offre à eux. Par contre, je suis captivé par l’incapacité des parents. Certains doivent parfaitement se débrouiller, mais ceux-là ne font pas de bruit alors on n’y fait pas attention. Par contre ceux qui courent, se débattent et crient sont particulièrement intéressants. Ils ont voulu jouer et ils ont perdu. Leur dignité déjà. Se faire foutre de sa gueule en public par sa propre descendance a quelque chose d’ironique. C’est assumer son échec. Comment peut-on croire qu’ils découvrent ce qu’est un enfant ? Ils se sentent uniques en ayant réussi à faire gonfler un ventre, mais ça leur est monté à la tête. Les enfants le sentent et retournent le pouvoir contre leurs aînés. Ce putsch intergénérationnel, jamais je n’aurai la force de me l’infliger.

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Je resterai un animal solitaire. Fier d’observer, mais ne prenant pas part au jeu de la reproduction. Certains voient ça comme une mission naturelle de repeupler la terre sans limite. Ce sont les mêmes qui se prennent pour un demi-dieu quand ils réalisent à quel point le corps humain est magique de pouvoir donner la vie. Il n’y a pas de nombre assez gros pour comptabiliser le nombre d’humains nés avant eux et pourtant ils se sentent uniques et porteurs d’une mission à chaque copulation prolifique. Ils en profitent ensuite pour me reprocher de ne pas faire mon devoir d’humain digne de ce nom. J’ai la prétention de pouvoir transmettre sans enfanter. La volonté du moins. Mes idées ne viennent pas de mes propres parents, pas toutes. Elles viennent d’observateurs, d’animaux solitaires. La parenté est une chose, la transmission en est une autre. Plutôt que de gober n’importe quoi, j’observe. Je ne ferai peut être jamais rien d’autre que d’observer. Parfois un enfant réalise que je le regarde faire une connerie. Souvent ça l’amuse et, en m’adressant un sourire complice, il fout un coup de pied à sa mère.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Les papillons dans le ventre.

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Dîner 1 : Je savais que la conversation serait clairsemée. Je ne me souviens même plus de mon dernier tête à tête. Mes mains sont moites. Je n’ai même pas envie de manger. Ça ne passerait pas. Je cherche quelque chose à raconter mais même le silence est mignon. On sait que ce n’est pas grave s’il ne se passe rien d’autre que l’affection. Cette affection qui s’installe solidement. Malgré nous. Les instants silencieux ne nous gênent pas puisque nous sommes certains que nous nous raconterons tout bientôt. Toujours.

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Dîner 247 : Nous avons passé un cap hier. J’ai pété bruyamment et ça n’a provoqué aucune réaction chez l’autre. Malgré l’aspect naturel de la chose, elles sont peu nombreuses les personnes nous ayant entendu aussi intimement. Ça n’a rien de glorieux pourtant. Je suis même un peu triste. J’aurais aimé qu’on en rit ensemble, qu’on soit gêné ensemble. Et pourtant le cap était passé. Plus de secret. Plus de barrière. Plus de limite. Nous digérons impunément côte à côte. Quoique. Nous le paierons peut être un jour.

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Dîner 860 : Je savais que la conversation serait clairsemée. Annoncer que je m’en vais refroidirait forcément nos échanges. Peu de réactions. Pour une fois nos pensées se tournent vers le même sujet. Enfin je crois. Quand nous étions silencieux, nous pensions à nos obligations ou nos véritables envies. Cette fois, en nous taisant, nous nous disons au revoir. À moins que nos envies ne soient déjà notre nouvelle priorité. Mon ventre me fait mal. J’ai trop mangé et je n’ose plus bouger. Je repense à notre premier dîner. Je ne me souviens plus de ce que nous avions bu. Quelque chose de cher. Peut-être. Depuis nous économisions même sur les boissons. C’était surement notre erreur. Nous faire mal au ventre avec de mauvaises boissons.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Les yeux au ciel.

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Je plisse encore un peu les yeux quand un bruit strident surgit. Je sais que ça ne me fera pas l’entendre moins, mais ça reste un réflexe. Plisser les yeux doit refermer les oreilles, même un peu, si on le fait tous. Mais je ne sais plus si on le fait tous. Je ne regarde plus personne. Je n’entends plus que les bruits stridents, et parfois même, ils ne me surprennent plus. Il m’aura fallu passer par l’irritabilité extrême, puis le dégoût et enfin l’insouciance pour désormais me foutre parfaitement de ce qui m’entoure. Les visages sont flous, les sons atténués, mes expressions mortes. Même quand on se colle à moi dans les transports, je m’en fous. Quelques odeurs parfois me font plisser les yeux. Le rapport entre mes yeux, mon ouïe et mon odorat reste mystérieux. Tous se plissent dans un rejet.

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Je ne vois plus les images non plus. On nous a foutu des réclames sous le nez, sous les pieds, dans les oreilles et même sur nous. Quels cons de mettre un vêtement comportant le nom de la marque en gros ! Des hommes sandwichs consentants, même pas payés, ayant eux-mêmes donné l’argent. Ça me rendait dingue. Alors j’ai peu à peu arrêté de les regarder. Les pubs figées ou humaines. J’étais tout le temps en colère. Quand on se met en colère, cela se retourne contre nous. Elle se rabat sur vous. Vous vous épuisez à vous énerver et au final tout retombe, votre colère se transforme en ennui, l’indifférence vous sauve, vous apaise. Rien d’autre ne vous apaise. Lui peut être.

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Son regard et son sourire détruisent les voiles que je me suis mis. L’ennui, l’indifférence, la préservation, il les brûle. Cette douceur cherche profondément en moi. Ce sourire apaise tout. Jamais il ne déclenchera de colère. Quoique. Parfois je m’emporte de ne plus le voir, de le savoir loin, à ne pas penser à moi, mais il suffit que je le vois à nouveau, pour ne pas me recroqueviller dans l’indifférence. Je l’accuse secrètement de charmer tout le monde, il se foutrait de moi, il ne chercherait qu’à constater son propre pouvoir, mais encore une fois, un regard m’ôte toute suspicion. Il est désarmant. Littéralement. Ce mot a été inventé pour ses regards, ils me font poser les armes qui m’ont pris du temps à affuter. Il me bouleverse. Je retrouve des émotions oubliées. La surprise, l’incertitude, l’excitation. Heureusement que je suis blasé pour le reste, sinon ses regards m’auraient tué, plus jeune, plus sensible.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Fleurs en papier.

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J’ai d’abord écrit, en très grande quantité. « Noir sur blanc » évoque la force et la pureté d’un propos. On écrit pour se faire entendre, pour leur apprendre. Je pensais que l’écrit les intéresserait. Qu’ils resteraient curieux et qu’ils prendraient le temps de lire. Je dissertais, je divaguais, j’inventais et j’espérais. J’en étais venu à l’écriture comme d’autres tombent amoureux d’une fleur, par hasard. Le chaos des évènements nous met nez à nez avec cette fleur et le reste se fait de lui-même. Mon espoir reposait sur cette suite logique dans le chaos. J’en étais venu à écrire, quelqu’un en arriverait à me lire, provoquant en lui une force, un élan, le poussant lui-même à penser, à créer. Cette dynamique me semblait puissante et prometteuse. Mais le noir et blanc n’était pas attirant. Ils ne lisaient plus.

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J’ai alors mis de la couleur. L’idée m’est venue des fleurs, encore. Nous les observons tout d’abord grâce à leurs couleurs, et mes mots en manquaient cruellement. J’ai donc décidé de rendre mes textes plus floraux, comme des bouquets qui nous attirent avant même d’en apprécier le détail. Malgré ma démarche bucolique, je me lançais malgré moi dans du marketing. Puisqu’ils ne lisaient pas, je les attirais au mieux vers mes mots. Je m’adaptais à leur désintérêt. La forme devait servir le fond, mais ce dernier s’appauvrissait. L’énergie passée à colorer le tout se prenait sur celle nécessaire aux idées de qualité. L’emballage des mots ne devenait qu’une promesse. Leur couleur imposait une vision, alors que je ne souhaitais qu’être une impulsion. J’apportais un produit fini alors que je souhaitais simplement être une matière première. La couleur avait tué les mots.

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Je décidais donc de ne plus employer de mots. Mes supports seraient désormais des images, des couleurs. Je m’adresserais à ces ignorants comme on s’adresse à des enfants débiles ! Ils ne veulent plus faire l’effort de lire ? Ils souhaitent ingérer du prémâché ? Je leur en donnerai ! Ils ne penseront plus, ils collectionneront des pensées toutes faites, mettront côte à côte des informations sans distinction de pertinence, sans hiérarchie d’importance. Où se trouve celui que je voulais toucher ? Qui tombera sur ces fleurs d’idées ? Ils ne veulent plus penser. Ils ne veulent plus lire. Ils ne semblent même plus apercevoir mes images. Ils passent devant et vivent, ignorants.

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Les inoffensives.

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Je n’ai remarqué les vieilles qu’après m’être habitué à la chaleur. Cette ville si profondément installée dans le continent m’empêchait de respirer correctement pour la première fois. L’air n’était pas renouvelé aussi fréquemment qu’en bord de mer, et mes poumons ne connaissaient pas cette épaisseur. Une fois que je me suis adapté j’ai commencé à observer les habitants de cette ville. Les vieilles aussi étaient différentes. Chez nous, ce sont des figurantes, enrôlées dans leur routine. Ici, elles étaient beaucoup plus vives, défiantes, suspicieuses. Ce n’était pas l’étranger que j’étais qui les poussaient à me regarder comme ça, c’était une peur différente. Elles cachaient un secret. Les vieilles de cette ville étaient arrivées ici pour se cacher.

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Elles jouaient aux dames fatiguées pour qu’on ne puisse se douter de rien, mais seule leur peau l’était réellement, fatiguée. L’intensité de leur conversation et la vivacité de leurs regards ne trompaient pas. Elles avaient vécu autre chose. Elles avaient été des femmes fortes, des rebelles, des insoumises. Elles l’étaient encore. Mais une vieille doit renvoyer une image différente, rassurante, docile, et elles l’avaient compris. Elles s’étaient passé le mot. Cette ville à l’air étouffant les protégeait secrètement. Elles pouvaient continuer de se souvenir de leurs rebellions, de leurs histoires secrètes, de leurs libertés passées. Elles n’avaient pas à endosser le rôle faussement respecté que nous donnons à nos propres vieilles. Ce déguisement les préservait. Cependant, elles ne souhaitaient pas partager l’importance de ce qu’elles avaient vécu. Elles se méfiaient de nous.

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Celle-ci finit d’achever mes soupçons. Une commerçante habile ne bloquerait pas l’entrée de son magasin pour fumer, empêchant les potentiels clients de rentrer ou décourageant les passants de s’en approcher. Mais elle se foutait pas mal de son commerce. Ce n’était pas important pour elle. Elle semblait aussi réaliser que j’avais découvert leur mascarade. Son regard douteux était passé de la supplication de ne rien dire, à la menace. Elle ne me lâchait plus. J’étais pétrifié par l’aura de cette femme qui faisait semblant d’être âgée et d’en souffrir. Elle me dominait totalement. Afin de la rassurer, je m’approchais de son magasin, pour lui montrer que je ne fuirai pas. Je voulais lui dire que je respectais leur secret et que je reprenais mon rôle de touriste comme elles tenaient à leur rôle de vieilles inoffensives. Une idée idiote que d’entrer dans ce magasin. Vide évidemment. Ses derniers mots avant de me faire taire à jamais signifiaient certainement « tu en sais trop sur les vieilles de cette ville ».

Photos: Jérémy Brko

Texte: Anthony Navale

Taisez-vous.

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On m’interdit d’être seul. Souvent, je cherche un endroit qui me plait où je n’aurai besoin de parler à personne. J’ai besoin de ne parler à personne, pour avancer dans mes réflexions. Je réfléchis énormément, il n’y a pas un sujet que je souhaite laisser de côté, c’est important de réfléchir, de comprendre, de me comprendre, alors je me force à ne rien dire, ne rien faire, pour qu’au bout de quelques minutes mon esprit s’évade. Ces évasions sont des quêtes de solutions. Mais ils m’empêchent d’être seul. Je trouve un endroit tranquille, mais les autres, n’ayant certainement pas envie de réfléchir, viennent m’y déranger.

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Elle s’inquiète pour moi. Mon mutisme la dérange. Elle doit croire que je vais faire une connerie alors que je n’aspire qu’au silence. Elle me fait rire ceci dit. Ça doit la laisser croire que j’en ai besoin. C’est pour ça qu’elle se permet de m’interrompre. Mais quand je ris je ne réfléchis plus, et les sujets s’accumulent. Du coup je me retiens de rire, pour qu’elle comprenne que j’ai besoin de calme. C’est un véritable besoin. Si les choses ne sont pas à leur place, dans ma tête, dans mes réflexions, je suis perdu. Tout se mélange, tout est grave et rien n’est important. Je n’arrive pas à calmer la tempête de questions et le bordel de réflexion en dehors du silence. Elle ne comprend pas que sa présence déclenche la tempête.

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Lui a compris. Il ne se résigne pas à me laisser seul mais au moins il a adopté mon attitude. Il me parlait au début, mais il s’est tu petit à petit. Je ne sais pas s’il affronte ses propres démons ou s’il s’ennuie mais il respecte mon rituel, et je me fous pas mal de savoir comment il occupe son temps à mes côtés. Au début il me perturbait à se planter comme ça à côté de moi, je me disais qu’il attendait, qu’il me pressait. Mais à force j’ai constaté qu’il me stimulait. Il me force à avancer dans mes réflexions. Il me coache dans mon silence, pour le rendre productif. Sa présence est aussi une sécurité. Il me pousse à aller plus loin sur des sujets délicats, me permettant de revenir vers lui si je me fais peur tout seul.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Ma paume sur toi.

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Je profite des instants où tu détournes les yeux pour suivre ta main du regard. Elle te gratte la nuque ou se glisse machinalement sous ton t-shirt. Tu ne le réalises certainement pas mais je rêverais d’avoir la possibilité de te toucher, même un peu, même par accident. J’ai tellement peur que tu le découvres que dans le métro je m’éloigne le plus de toi, alors que nous sommes à côté et que je pourrais laisser ma cuisse se reposer contre la tienne, séparées par l’épaisseur négligeable de nos jeans. Ta peau m’obsède, je souhaiterais simplement poser ma main dessus, même sans caresse, même sans tendresse, même la toucher du dos de la main et sentir ta chaleur. Je sais aussi que j’en ai envie parce que je ne l’ai jamais fait. Une fois que je t’aurai touché, mon obsession diminuera.

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Quand je t’aurai touché, cela deviendra banal. L’émotion passera vite. Je connaitrai ta peau par cœur, je me serai jeté dessus dès que tu m’y auras autorisé. Timidement tout d’abord, ému et tremblant en découvrant ce que j’avais imaginé. Puis plus fort, ne me contentant plus de la paume de mes mains. Une fois que je possèderai ta peau, j’en voudrai encore plus. Je commencerai alors à tenter de la traverser, mon désir sera à l’intérieur de toi. Qu’est-ce qu’il s’y passe ? Qu’est-ce que tu penses ? As-tu désiré ma peau toi aussi, avant que nous soyons amants ? Je voudrais en savoir davantage. Cette peau tant désirée m’apparaitra comme un barrage désormais. Je ne pourrai pas le franchir pour découvrir ce qui m’est inconnu. La possibilité de te toucher quand je le souhaite rendra l’acte moins sacré, et tu m’en tiendras rigueur, et tu m’abandonneras.

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Je désirerai à nouveau te toucher, puisque je n’y serai plus autorisé. Je remarquerai ne pas m’être attardé sur cette zone, ou encore n’avoir jamais embrassé celle-ci. M’avoir fait reculer me fera prendre conscience que je ne voyais plus l’objet de mon désir, que j’avançais trop. De ta peau je me serai tellement approché que je ne la verrai plus. Me remettre à bonne distance me fera la désirer à nouveau. Mais cette fois tu le sauras. Tu ne te gratteras plus inconsciemment et la main sous ton t-shirt aura vérifié que je la regarde avant de s’élancer et me dévoiler à nouveau ta peau. Tu le feras volontairement et je ne t’en voudrai pas. Je sais déjà tout ça et je m’élance pour poser ma main sur ton épaule pour la première fois.

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Attendez.

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Je savais que j’aurais dû prendre ce livre. Je suis un radin de ma propre énergie. Par paresse, estimant ce bouquin trop lourd pour le porter toute la journée, je l’ai laissé sur ma table de chevet. Je me disais que j’allais le trimballer pour rien, et qu’il n’y aurait pas de raison pour que j’aie le temps de le sortir. Mais à chaque fois que je prends une décision, je me dis aussitôt que j’ai tort. Je savais en le laissant que « comme par hasard » j’aurai un moment dans ma journée où il m’aurait aidé à patienter. Si je l’avais pris par contre, ma journée aurait été bien remplie, sans répit pour me poser et j’aurais regretté de m’être trimballé un poids mort. Mais je ne l’ai pas pris et me voilà à attendre, sans rien à lire.

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J’essaie de lui faire comprendre qu’elle me plait mais je crois que mon regard la terrorise. Quand j’attends, j’ai une sale gueule. J’aimerais engager la conversation ou simplement avoir l’air plus sympathique, mais si je me mets à sourire à une inconnue, je vais devenir flippant. Du coup j’essaie de capter son attention mais rien n’y fait, je dois avoir ma tête de tueur. Celle qui me surprend moi-même quand soudain, dans le métro, la rame quitte le quai pour s’engouffrer dans le tunnel et les vitres se transformant en miroirs me renvoient l’image de ma tête, sinistre. Je ne fais pas exprès. Quand j’attends, j’ai une sale gueule.

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Je n’ose plus regarder. Je ne suis pas une fille timide, mais maintenant, je cherche toujours à regarder ailleurs. À cause de cette fois où, me voulant sympathique, j’ai envoyé un léger sourire à un garçon qui me regardait. Je pensais lui plaire. Il m’a incendiée, me traitant d’allumeuse, que ça ne se faisait pas. J’étais foncièrement contre cette idée que les femmes ne puissent pas draguer en premier ou même simplement flirter, mais mon militantisme s’arrête là où ma sécurité est en jeu. Donc je regarde ailleurs. C’est dommage, j’ai cru plaire à celui-ci aussi.

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J’aimerais qu’elle arrête de me parler. J’espère toujours avoir un moment de silence, mais jamais elle ne s’arrête de me parler. J’étais content de devoir me rendre à ce rendez-vous sans elle, l’attente m’aurait offert une pause, mais non, il a fallu qu’elle souhaite m’accompagner. Ce n’est que du bruit, ça ne veut plus rien dire. Je ne fais même plus semblant d’écouter ou d’acquiescer, et elle n’attend même plus que je réagisse, elle déblatère, en me montrant des articles inintéressants ou en évoquant une rumeur qui ne méritait même pas qu’on la répète. J’envie ces personnes qui attendent seules. Ils peuvent profiter de leur pause. On se plaint d’attendre beaucoup dans une vie, mais j’aimerais attendre en paix.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Regarder ses regards.

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Il semblait vouloir autre chose. Je ne lui suffisais plus. Il restait prêt de moi mais je ne lui suffisais plus. C’est peut-être la suite logique des choses. On devient tout l’un pour l’autre et puis finalement on réalise que nos besoins sont plus grands que l’autre. « Tout » n’est pas suffisant. Il faut davantage, il faut ailleurs. Le plus difficile est de se résigner à laisser l’autre regarder ailleurs, autre chose. Mais pour qu’il soit bien, j’allais le laisser faire.

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J’avais beau lui avoir donné cette liberté, il restait toujours là, prêt de moi. Et continuait de regarder ailleurs. Il n’y allait pas. Que devais-je faire ? Le garder prêt de moi, alors qu’il rêve d’autres choses, est égoïste. Peut-être n’a-t-il pas besoin de moi pour reprendre cette liberté, du coup il n’attend pas après ma bénédiction, mais compte bien le faire de lui-même, quand il le souhaitera, sans se soucier de moi ? J’étais incapable de voir que finalement, cet état lui allait bien, et que c’est moi qui ne trouvais plus la sérénité. Je pensais pour lui, et je pensais mal.

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J’étais dans l’erreur. Il regardait ailleurs pour profiter davantage de ce qu’il avait. Il ne regardait pas plus loin pour ne plus me voir, mais pour constater que tout allait bien pour lui, chez nous. Il n’était pas question d’herbe plus verte ou de ciel moins couvert ailleurs, mais plutôt de nous prévenir des orages. J’avais peur de ne plus être « tout » pour lui, alors qu’il en était assuré et ne faisait que s’en convaincre par ses regards ailleurs. Peu importe leur direction, son attention était sur nous.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale