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Ce qu’il se passe chez vous.

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Ils m’ont fait comprendre qu’il valait mieux que je reste chez moi. Sous couvert d’un espace de liberté totale (et encore, j’en connais les limites de ma demeure) ils me privaient surtout de l’espace public. J’étais gênante. Je ne collais pas à l’image qu’ils souhaitent que nous ayons. Plutôt qu’entretenir la diversité et nous amener à nous accoutumer les uns aux autres, ils lissent notre image publique en nous faisant miroiter la liberté de nos foyers. Nos cages.

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Mes goûts, capillaires ou vestimentaires ne regardent que moi. Je n’impose rien. Je ne fais que mettre ce que je trouve joli. Rien ne me dégoute sur les autres. Au pire je suis surprise. Mais je ne connais pas assez les gens pour savoir si cette dégaine leur correspond. D’autant que s’ils sont heureux comme ça, qu’ai-je à dire ? Finalement c’est toujours un retour à nous-mêmes, à nos egos. Lorsque l’on voit quelqu’un avec un look improbable, on ne peut s’empêcher de s’imaginer accoutrer nous-mêmes de la sorte et estimer que ça ne nous va pas. Mais ce n’est pas la question. Il y a une grande différence entre demander à quelqu’un si ce pull nous ira ou assumer de le porter sans avoir rien demandé au préalable. Dans le premier cas, la personne sera incapable de répondre objectivement, indépendamment de ses gouts. Alors que si elle découvre le pull sur vous, elle n’aura pas d’autre choix que de constater que ça vous va, que ça vous appartient. Lui demander son avis, c’est s’exposer à ses gouts et ne pas assumer les vôtres.

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Je suis prisonnière chez moi désormais. Si je sors, on me taxera de provocatrice. Je devrais sortir pourtant. Pour user vos rétines. Me rendre invisible à vos yeux à force de m’y soumettre. Devenir une habitude. Devenir une donnée dans votre univers. Une donnée qui ne vaut pas la peine qu’on se retourne dessus. Un élément de plus dans la richesse de ce qui vous entoure. Je ne souhaite pas vous imposer mon mode de vie, je souhaite juste le vivre. Je ne suis pas une menace. Et si jamais vos enfants souhaitent se teindre les cheveux de la même couleur que moi, s’ils souhaitent s’exprimer comme bon leur semble, les enfermerez-vous chez vous ? Dans la prison de vos libertés ? Je ne souhaite rien que marcher à vos côtés et être ignorée.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

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Mourir de rire.

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Nous sommes devenus fous le même jour. Qu’est ce qui dans l’évolution nous avait poussé à cette folie ? Nous ne le saurons jamais. Nous ne sommes plus assez sains d’esprit pour le comprendre ou chercher à le comprendre. La Terre aurait-elle bifurqué de son axe ? Le stress à long terme aurait cet effet collectif ? La nature aurait sécrété une drogue pour se débarrasser de nous ? Quelle qu’en soit la cause nous courrons désormais à notre perte. Rapide mais amusante. Nous sommes fous mais calmes. Nous rions beaucoup. Beaucoup trop. Ce matin je pleurais encore de rire en voyant des gens faire flotter leurs parapluies à l’envers pour s’en servir de bateaux. Leurs embarcations de fortune n’étant pas solides, ils coulaient un par un, trop occupés à rire pour nager et éviter la noyade. Hilarant.

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Une femme venait d’acheter les chaussures dont elle rêvait depuis longtemps. Une fois installée sur le banc à la sortie de la boutique, elle décidait de les essayer. La folie s’est produite à ce moment-là. Ce n’était pas la saison pour de telles chaussures. Elle ne pensait qu’à elles depuis des mois et désormais il était trop tard. Elle se mit à rire. Elle s’en allât en riant, pieds nus, se faisant percuter par un camion. Le conducteur, hilare, n’arrivait pas à se remettre d’avoir vu une femme en dehors des clous, sans chaussures. Cette vision, pourtant facilement imaginable, lui avait semblé incroyable, au point de perdre le contrôle de son véhicule. Les gens ayant assisté à l’accident commencèrent à rire aussi. Le boulevard, habituellement si banal et rythmé était devenu le théâtre aléatoire d’une succession d’accidents tous plus drôles les uns que les autres.

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La seule personne qui ne semble pas affectée est la folle du quartier. Cette femme, depuis des années, avaient l’habitude de hurler dans la rue et rire à des choses qu’elle seule semblait percevoir. Depuis la folie générale, elle continue son chemin habituel, elle semble même moins dérangée que nous. Elle nous regarde rire, constate rapidement la raison de notre hilarité, et retourne à ses occupations. Elle sourit parfois un peu, d’autre fois franchement mais domine sa folie. L’hécatombe est rapide mais elle y survivra certainement. Elle le fait depuis longtemps. Vivre parmi nous à l’époque où nous nous trouvions normaux était un exploit. Désormais c’est elle qui domine le monde. Cette femme comprenait l’absurdité de notre monde et avait prévu notre chute. C’est ironique. C’est drôle. Depuis que je l’ai compris je me suis allongé, affamé, à rire sans discontinuer.

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Fantasie.

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Le Vieux Con sous l’escalier est un test d’entrée. Le ton est donné. Si vous trouvez cela insultant, vous n’avez qu’à faire demi-tour. Si vous trouvez cela amusant, vous pouvez continuer et nous rejoindre. L’isolement n’est pas évident au début, mais nos règles en valent la peine et compensent cette vie recluse. Nous avons longtemps réfléchi à l’aménagement de nos frontières, et le Vieux Con s’est imposé de lui même. Ca le faisait tellement rire de tenir ce rôle. A chaque visite de bien être, que nous réalisons assez fréquemment, il est toujours plié en deux, et nous sommes satisfaits de sa satisfaction. Et puis il sait parfaitement qu’il peut changer de poste quand il le souhaite puisque beaucoup aimeraient prendre sa place malgré la solitude qu’elle entraîne.

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Les hôtes d’accueil sont également ravis de leur fonction. Escorter les nouveaux venus sur le chemin de Fantasie est toujours délicieux. Après le test du Vieux Con, les nouveaux venus doivent marcher quelques heures sur la Voie Absurde accompagnés d’un hôte d’accueil. Ces derniers ont pour mission d’évaluer l’adaptabilité des nouveaux à notre société secrète. Il n’y a pas de directive précise, tout se fait lors des échanges. Les hôtes d’accueil sont foncièrement tolérants et bienveillants, mais si un nouveau venu se lance dans une masturbation mentale à propos des oeuvres laissées sur la Voie Absurde et, surtout, s’il s’écoute parler, l’hôte est autorisé à pousser le prétendant dans le ravin qui longe le chemin. La tolérance s’applique aux tolérants, s’écouter parler n’est rien que l’expression d’une estime de soi mal placée. «Si tu tolères pas bien, tu vas dans le ravin» est la dernière phrase qu’entendent les gens fraichement poussés.

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Le plus difficile au début est de vivre sans meubles conventionnels. L’imagination est à la base de tout. Vous devez imaginer ce que vous faites et où vous êtes. Donc forcément, partager ce qu’on considère comme un lit avec ce que les autres perçoivent comme des toilettes est perturbant. Mais tout repose là dessus. Nous ne voulons rien imposer. Et personne n’a le droit d’imposer quoique ce soit. Si nous nous sommes isolés à Fantasie, c’était justement pour ne plus rien subir. Tout le monde choisit et accepte ce que l’autre choisit. Le rapport sexuel est surprenant aussi. Puisque personne ne peut refuser à personne une faveur. Alors c’est très plaisant quand l’objet de vos désirs n’a d’autres choix que de vous obéir, mais il ne faut jamais oublier que vous pourriez aussi être l’objet de désir de quelqu’un d’autre, moins bien venu. Ce système au départ en a effrayé quelques uns, assez beaux il faut l’avouer, mais c’était une règle de justice sans précédent. Finies les névroses dues au sexe et au désir. Finis les complexes en tout genre. Les parades nuptiales ayant disparu, nous pouvions enfin laisser tomber les apparences. Et contrairement aux attentes de certains, nous sommes restés assez élégants.

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Une des dernières trouvailles de notre Comité d’idées est d’avoir inversé le court du temps. Nous comptons les heures à l’envers. Depuis peu nous constations qu’une des dernières névroses de nos habitants était due au temps qui passe, à la peur de vieillir et fatalement de mourir. Pour la mort nous n’avons pas trouvé de solution miracle, même si le suicide reste comique chez nous, puisqu’une personne qui souhaite en finir avec sa vie doit simplement aller parler à un Hôte d’accueil en faisant une thèse très sérieuse et ennuyante sur le dadaïsme. L’hôte exécute son devoir et pousse le thésard dans le ravin. L’inversion du temps a simplement l’effet de fêter les anniversaires à l’envers. Du coup on rajeunit. Et cette simple trouvaille a permis à bon nombre de personnes de ne plus se poser de questions quant au temps qui passe, et encore moins courir après. A Fantasie, le temps laisse place à la vie.

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Ordonner la couleur.

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La morosité ne pouvait plus durer. Ils nous ont tout d’abord suggéré d’acheter des mobiliers de couleurs vives. La publicité ne proposait plus que ça. Les transports en commun avaient adopté des lumières teintés, et pour les villes les plus riches, il y avait même de la musique pour accompagner les voyageurs. La couleur devait rendre les esprits plus positifs. Les gens ne devaient plus avoir d’idées noires, donc autant leur retirer la possibilité de le voir partout, le noir. Cette solution semblait être bonne, mais n’allait pas assez vite. L’État prit la main sur les productions et l’importation. Plus personne ne pouvait se procurer une voiture noire, ou même un stylo noir !

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Certains rebelles voyaient d’un très mauvais œil cette réforme, et préféraient l’unité sombre, autrefois populaire. Ils avaient gardé leurs vêtements foncés et les portaient en public ! Mais ceux-là ne comprenaient pas l’idée de cette décision. Pour le bien de tous, nous devions nous séparer de ces couleurs ternes, pour forcer la bonne humeur de notre société, pour commencer à changer profondément nos mentalités ! Et l’État l’a bien compris puisque les gris, les blancs et les beiges ont rejoint le noir au statut de couleur prohibée. L’expression des gouts personnels était toujours possibles, mais sans ces couleurs. Une sorte de liberté orientée.

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Depuis la couleur est devenue la norme. Tout le monde s’y est mis. Et, les jours de pluie, il est quand même plus agréable de voir des parapluies multicolores qu’une armée d’ombrelles noires qui ne faisaient que renforcer la morosité de notre communauté. Des peintres se sont même mis à faire des œuvres du périphérique, puisque les couleurs chatoyantes des automobiles sont, disent-ils, « ce que l’homme a créé de plus lumineux ». Les livres d’histoire évoquent les couleurs interdites sans jamais les montrer. Il serait risqué de retomber dans une période aussi sombre que celles du passé

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Roulocratie

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Nous étions parfaitement conscients du risque que nous prenions. Le règlement de la Communauté des Rouleurs était intransigeant et connu de tous. Mais nous voulions que les choses évoluent, du moins un peu. Nous voulions marquer l’histoire de la Communauté à notre façon. Certes les rassemblements immobiles étaient certainement le pire des crimes après celui de dépasser un Contrôleur de Roulage, mais nous devions être sûrs de notre message et de la méthode à suivre pour que notre opération soit forte, sensée et révolutionnaire. Donc nous arrêtions de rouler un instant pour établir la marche à suivre.

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L’évolution des rouleurs est évidente. Il suffit de voir les fossiles de nos ancêtres Ornithorouleurs, puis Reptilorouleurs et de notre forme actuelle de rouleurs pour comprendre que nous évoluons certes, mais que nous nous dirigeons toujours dans le même sens… Le règlement est très clair à ce sujet.

Art. 23: les rouleurs avancent en ne précédant que leur prédécesseur de roulage.

Art. 57: seuls sont autorisés à rouler, sur une cinquantaine de rouleurs en arrière, les Contrôleurs de Roulage assermentés par la Haute Communauté des Rouleurs.

Art. 753: un Rouleur immobile sera contourné par ses successeurs de roulage sur un écart de 2 impulsions maximum. Ces derniers reprendront le chemin initial dans l’attente qu’un Contrôleur de Roulage exécute le rouleur immobilisé, sauf si celui-ci est déjà décédé. Bien en entendu cette dernière loi a été allégée puisque désormais les contrôleurs demandent à l’immobilisé pourquoi il s’est immobilisé avant de tirer.

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Nous n’étions immobiles que depuis 2 minutes quand le Contrôleur qui nous précédait arriva à notre niveau. Il semblait vraiment dérouté et devait ne pas avoir eu beaucoup de cas extravagants dans sa carrière, les cinquantaines de rouleurs qui nous suivaient et nous précédaient étaient réputés pour leur discipline. C’est ce qui nous permit de gagner de précieuses secondes pour le convaincre de notre plan: autoriser, quelques moments dans nos journées de roulage, des pauses nous permettant de nous éloigner de la file, se reposer un peu, découvrir de nouveaux itinéraires à proposer à la Communauté et, pourquoi pas, changer l’ordre dans lequel nous roulions pour découvrir de nouveaux rouleurs… L’idée le troubla et dut même le séduire, lui qui avait le plus de liberté parmi nous avait bien dû apercevoir des rouleurs avec qui il aurait aimé échanger quelques mots, il devait même espérer que certains s’arrêtent exprès pour qu’il vienne les voir… La rêverie s’arrêta assez brusquement puisqu’il nous annonça que «non, la Communauté doit avancer» puis nous exécutât assez rapidement. Nous n’étions pas formés à fuir.

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La Haute Communauté des Rouleurs revint rapidement sur l’article 753 suite à cet incident qui fit grand bruit en haut lieu. Le rôle des Contrôleurs fut lui aussi révisé pour éviter la perversion de leurs esprits par divers incidents dans l’esprit de notre révolte. Les Contrôleurs étaient désormais exécutés suite à deux exécutions de leur part, sinon ils pourraient commencer à ingérer les idées de révolte entendues lors de rébellions (article 753.2). Depuis la communauté avance vite et bien.

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale