histoire

Un amour plutôt précis.

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Avant de tomber amoureux, je suis d’abord tombé. Se casser la gueule dans une cabine d’essayage est quand même idiot, mais je le suis aussi. Mon idiotie je l’attribue à ma maladresse, quelqu’un de maladroit possède forcément quelque chose d’idiot. C’est donc en essayant de retirer mon pantalon pour en essayer un autre que je suis, encore une fois, tombé, et de là, enchainement de cascades, c’est mon regard qui est tombé sur elle ; du moins sur ses pieds, encore munis de leurs chaussures. J’en suis tombé amoureux, de ses pieds, alors que d’elle je m’en foutais éperdument. Étalé sur le carrelage de ma cabine étroite, je décidais de les admirer encore un peu.

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J’étais soulagé de voir que le pantalon qu’elle essayait lui allait. Il lui allait forcément puisque ses pieds n’étaient pas camouflés. Je me serais relevé plus vite si toutefois elle les avait recouverts. Mais je les apercevais toujours. Ma nuque commençait à me faire souffrir, mais je ne m’en souciais pas trop. Il fallait que je profite de la perfection de sa peau, sa blancheur. Rien qu’en la regardant, on devinait sa douceur. C’est rare de pouvoir toucher quelque chose rien qu’avec la pensée et la force du désir… Je n’avais de toute façon que la possibilité de la toucher en pensées, la réalité incluant que le reste de sa personne soit présent et consentant. Je savais qu’elle ne me plairait pas. Il est encore plus rare de construire une relation avec une personne pour une seule partie de son corps. Rare ou complexe. Mais je savais qu’elle ne me plairait pas en entier.

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Je l’ai compris en voyant ses mains rejoindre ses chevilles pour ajuster le bas de son nouveau pantalon. Elles me décevaient déjà. J’ai eu la même déception que lorsqu’on apprécie le profil de quelqu’un dans un lieu public et qu’on réalise, une fois de face, que la personne ne ressemble absolument pas à ce que son profil nous laissait imaginer. Là je savais que ses pieds étaient l’exception de sa personne. Elle n’avait pas besoin d’en prendre soin, elle ne devait même pas avoir conscience de leur pouvoir de séduction. Puisque j’étais le seul à m’en soucier et que je ne pourrai jamais les honorer correctement, j’entrepris de me relever. Je sortis de la cabine à toute allure pour être sûr de ne pas la croiser en entier. Ça aurait été comme croiser quelqu’un qu’on a aimé au bras d’un autre.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

J’y abîmais mes mains.

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Maintenant j’observe les détails. Le décor de mon enfance me revient à travers ses détails. Petit je ne m’attardais sur rien, je fonçais. La chaleur et la nature étaient secondaires à mes aventures et mes préoccupations de petit garçon. Je ne savais pas que je ne verrai jamais cet arbre ailleurs, je me fichais de ne sentir ce parfum qu’ici. Désormais, c’est l’inverse. Mes jeux et mes réflexions d’enfant sont flous mais le décor est intact, l’odeur boisée, la terre trop sèche… Ce lieu était riche, mais il m’aura fallu partir pour m’en rendre compte. En m’habituant à l’odeur des villes, à leur bruit, à ma routine, j’ai rangé l’ambiance de ma jeunesse dans un coin de mes sensations, lui permettant de ressortir intacte quand j’y retourne.

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Cet endroit me terrorisait. Je me cachais de prédateurs imaginaires, m’inventant des courses poursuites folles. Lorsqu’un véritable prédateur se présentait à moi, une guêpe ou une sauterelle gigantesque, je restais pétrifié de terreur. Je ne bronche désormais plus quand un bus manque de me percuter alors que je suis concentré sur mon téléphone. Je ne sursaute même pas quand une horde de pigeons s’envole brusquement. Ma peur d’enfant s’est, elle aussi, estompée. Ma vie semblait plus importante alors. Je me mettais au défi, je réalisais les dangers qui me guettaient. Aujourd’hui, je n’ai absolument plus peur des sauterelles. Je ne sais même pas à quand remonte mon dernier face à face avec une d’entre elles.

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Mes aventures enfantines ont disparu lorsqu’on m’a forcé à prendre un job d’été dans la région. Je me retrouvais à exploiter mon terrain de jeu. Mettez n’importe quelle tâche ingrate sur un lieu que vous appréciez pour en perdre le goût du plaisir. Je cherchais toujours à m’amuser mais la rentabilité ne laissait aucune place à l’imagination. Enfant, je perdais mon temps à jouer, adolescent, je perdais mon temps à être efficace. D’un point de vue personnel, je n’en retirais strictement rien. On se sent utile après une journée de travail, mais finalement nous ne nous sommes rien apporté. Devenir servile n’est pas une force de caractère ou une situation satisfaisante. Jouer était bien plus épanouissant, mais c’est un privilège d’enfant. En occident du moins. Je suis ensuite parti définitivement, développer ma servilité ailleurs.

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Puisque je ne reviens que pour de tristes occasions, je suis content de pouvoir faire appel à mes souvenirs. L’endroit ne change pas, ses saisons conservent leur rythme, les sauterelles continuent de se reproduire. Je ne sais pas combien de temps elles vivent, la génération actuelle n’a certainement pas connu celle qui m’a persécuté quand j’étais petit. Finalement je n’y laisserai aucune trace dans ce paysage. Tous les fruits ramassés et les branches arrachées ont repoussé. Par contre, cet endroit a laissé une trace sur moi. Littéralement. Un jour d’ennui, je regardais la paume de ma main. Une cicatrice blanche, là depuis toujours me semblait il, me rappela ce jour où enfant, dans une course imaginaire pour ma survie, je suis tombé, m’ouvrant la main. Le sang séché mélangé à la terre m’avait fasciné. Désormais, cette cicatrice me semble plus chaleureuse et moins anonyme.

Photos: Stéphane Chéreau

Texte: Anthony Navale

Ça ira puisqu’il fait beau.

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Tu profitais d’une balade pour me quitter. Un lieu clos nous aurait contraints à briser quelque chose ou à écourter les arguments pour en sortir au plus vite. La promenade nous permettait des pauses dans l’échange, de respirer correctement, de se donner une contenance pour se remettre d’une critique en regardant au loin. Et tes reproches nous promettaient une balade longue et pénible. Tu avais une liste, préparée depuis longtemps, à me débiter. Preuve que tu avais déjà prévu notre déclin pour commencer à en récolter les indices. Tu m’assommais pour avoir raison. Mais le ciel ce soir-là, me donnait encore plus de force. En t’écoutant je le regardais, et je t’aurais quitté si tu ne l’avais pas fait. Tu n’as jamais apprécié le spectacle qui s’offrait à nous lors de cette rupture.

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C’est ressorti dans ta litanie, mon côté rêveur. Je riais trop, je m’échappais trop, je chantais trop. L’ironie dans tout ça est que tu étais un artiste, élitiste, esthète qui se voulait garant de la beauté universelle. À aucun moment tu n’as vu le ciel se teinter d’orange et de violet. À aucun moment tu n’as vu la nature t’offrir davantage que cette science-fiction qui te passionne. Tu t’écoutais comme toujours. Le principal reproche ne me concernait finalement pas, puisqu’en somme j’avais simplement échoué à endosser le rôle que tu m’avais choisis. J’avais pris l’habitude de t’entendre sans t’écouter. Ne t’arrêtant jamais de parler, je savais quand je devais réagir pour te donner l’impression de te comprendre. Mais je n’avais plus à t’écouter, à quoi bon te laisser m’enterrer après m’avoir tué. Ça ne me concernait plus.

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Je t’ai laissé partir. Tu restais perplexe devant mon absence de réaction. Je sentais venir une prise de conscience de ta part. Tu allais gâcher notre rupture en cherchant à lui associer les couleurs qui nous entouraient « malgré la gravité de ce qu’on vit, tu ne trouves pas que même pour la fin, c’est sublime ? ». Ta gueule. C’est plus simple que ça. Tu t’écoutes, tu te mets en scène mais tu ne ressens rien. Je suis resté seul à contempler ces couleurs, qui ne s’adressaient à personne. On rêve d’ailleurs, de tropiques, d’astres inaccessibles mais nous sommes comme toi, des nombrils bruyants, incapables de réaliser qu’il y a de la beauté partout et qu’il ne suffit pas d’en parler pour la faire exister. Il faut ressentir. Si tu ne m’avais pas quitté ce soir-là, je l’aurais fait.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Les objets sont morts.

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Je n’aurais jamais imaginé en arriver là. Plutôt collectionneuse, j’aimais l’ordre, la propreté, la cohérence et l’accumulation. À choisir entre une édition limitée et une édition classique j’optais pour la rareté. Je ne me contentais pas d’aimer un film au cinéma, je devais le posséder ensuite, même si le coffret collector restait sous blister, rangé par ordre alphabétique, sans jamais le revoir. Les vêtements eux s’empilaient en dégradé de couleurs, rendant impossible l’achat de doublon, pour garder l’harmonie de la pile. Le réfrigérateur illustrait cet ordre, j’étais un peu gênée quand un emballage annonçait une nouveauté dans la recette ou un pourcentage gratuit changeant ainsi son aspect original. Ce besoin de possession n’était pas démesuré, j’étais une consommatrice aisée. L’important était que ce soit propre, joli, et que ça représente ma culture, mes goûts et mes connaissances. Il n’aura fallu que deux événements pour que tout cela n’ait plus la moindre importance.

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Il est parti en vidant l’appartement. Je ne l’aimais plus et cherchais à en parler avec lui, mais lui m’aimait toujours, c’est pourquoi le dialogue ne l’intéressait pas. Alors que j’étais chez une amie pour me reposer un weekend, la cohabitation en temps de rupture étant invivable, il avait vidé l’appartement et était parti. Mes collections, l’ordre, les investissements, tout avait disparu. Ne me restaient que quelques vêtements. J’ai repris timidement ma collection, les habitudes sont tenaces, mais une sélection plus fine avait lieu. Je commençais à me demander si j’allais ou non voir à nouveau ce film, s’il m’avait plu au point de le posséder ou si je pouvais simplement en garder un bon souvenir. J’apprenais à faire confiance à ma mémoire pour le stockage. Les choses avaient moins d’importance. Puis un cambriolage quelques années plus tard a fini d’achever mon matérialisme. À nouveau dépouillée, je me suis rendue compte que le plus important était en moi, et qu’il serait difficile de m’en priver.

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On pourrait croire que je manque de chance en vivant dans la rue avec le strict minimum. Même si une rupture, un cambriolage et un licenciement se sont succédé, je me sens plus légère. Littéralement. Le livre que je découvrirai pourra être corné, je n’y ferai plus attention. Mes vêtements n’auront désormais comme objectif de n’être que propres, et non colorés. Un objet pourra avoir plusieurs fonctions plutôt que de se consacrer à une action unique (quand je repense au découpe-légumes cubique…). Il est plaisant de ne plus s’inquiéter de l’ordre, de ne plus forcément exiger l’harmonie des couleurs. Je m’émerveille de la simplicité des choses qui m’entourent puisque, globalement, c’est toujours moi qui les choisis. Je ne sais pas comment sont nés tous ces désirs futiles et ce besoin d’accumuler. Désormais je voyage léger et souvent.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Le parfum de son fantôme.

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Je m’attends à le voir apparaître n’importe où, quand je m’ennuie. J’espère qu’il se précipitera dans le métro au moment où les portes se referment, je souhaite que la place libre à côté de moi au cinéma lui soit réservée par le hasard, qu’il s’y assoit avant de se rendre compte que je suis son voisin et qu’il soit trop tard pour se relever et partir. Dès que mon esprit se libère, lui s’y installe. Il me manque terriblement. On met parfois du temps à reconnaître nos proches quand on les croise par hasard dans un lieu où nous n’avons pas l’habitude de les côtoyer, mais lui, je le vois partout désormais.

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Je sursaute parfois, quand une silhouette s’apparente à la sienne, ou quand le même manteau que le sien s’éloigne de moi. Parfois je m’interromps, brusquement, en pleine conversation. Je ne retrouverai la parole que si je suis certain que la personne qui vient d’entrer dans le bar n’est pas lui. Dans ces moments de doute, mes interlocuteurs sont forcément mal à l’aise, puisque mon attitude est communicative. En hiver, c’est d’autant plus difficile. Sa silhouette banale est imitée par la majorité de la population, j’assiste alors à un kaléidoscope de lui, tout le monde joue à lui ressembler, m’empêchant de le retrouver vraiment dans la foule. Parce que je pourrais le retrouver, puisqu’il ne nous a pas quittés, il m’a simplement quitté, moi.

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Quand je le vois vraiment, c’est souvent quand je ne le cherche pas. Les fois où il est entré dans mon champ de vision alors que j’espérais le croiser sont tellement irréelles, que je n’arrive plus à savoir si je les ai inventées, ou si elles se sont vraiment produites. Les autres fois, mon regard se pose sur lui comme sur n’importe qui, je ne le reconnais pas au début, lui fait certainement déjà semblant de ne pas m’avoir vu. Le voir en vrai est toujours décevant, mon fantasme et son souvenir sont tellement plus forts, plus intenses, que sa véritable apparence. Je dois toujours le regarder trop longtemps quand ça arrive, je regarde toujours les choses trop longtemps, me croyant discret alors que je ressemble à un idiot qui ne saisit pas ce qu’il observe. Quand je le fixe, il s’éloigne, en continuant de m’ignorer. Alors, je ne cours pas après, je me rends juste à l’endroit où il se tenait, espérant récupérer son parfum qui s’y serait attardé. Son parfum, lui, est identique à mon souvenir.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Ma paume sur toi.

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Je profite des instants où tu détournes les yeux pour suivre ta main du regard. Elle te gratte la nuque ou se glisse machinalement sous ton t-shirt. Tu ne le réalises certainement pas mais je rêverais d’avoir la possibilité de te toucher, même un peu, même par accident. J’ai tellement peur que tu le découvres que dans le métro je m’éloigne le plus de toi, alors que nous sommes à côté et que je pourrais laisser ma cuisse se reposer contre la tienne, séparées par l’épaisseur négligeable de nos jeans. Ta peau m’obsède, je souhaiterais simplement poser ma main dessus, même sans caresse, même sans tendresse, même la toucher du dos de la main et sentir ta chaleur. Je sais aussi que j’en ai envie parce que je ne l’ai jamais fait. Une fois que je t’aurai touché, mon obsession diminuera.

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Quand je t’aurai touché, cela deviendra banal. L’émotion passera vite. Je connaitrai ta peau par cœur, je me serai jeté dessus dès que tu m’y auras autorisé. Timidement tout d’abord, ému et tremblant en découvrant ce que j’avais imaginé. Puis plus fort, ne me contentant plus de la paume de mes mains. Une fois que je possèderai ta peau, j’en voudrai encore plus. Je commencerai alors à tenter de la traverser, mon désir sera à l’intérieur de toi. Qu’est-ce qu’il s’y passe ? Qu’est-ce que tu penses ? As-tu désiré ma peau toi aussi, avant que nous soyons amants ? Je voudrais en savoir davantage. Cette peau tant désirée m’apparaitra comme un barrage désormais. Je ne pourrai pas le franchir pour découvrir ce qui m’est inconnu. La possibilité de te toucher quand je le souhaite rendra l’acte moins sacré, et tu m’en tiendras rigueur, et tu m’abandonneras.

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Je désirerai à nouveau te toucher, puisque je n’y serai plus autorisé. Je remarquerai ne pas m’être attardé sur cette zone, ou encore n’avoir jamais embrassé celle-ci. M’avoir fait reculer me fera prendre conscience que je ne voyais plus l’objet de mon désir, que j’avançais trop. De ta peau je me serai tellement approché que je ne la verrai plus. Me remettre à bonne distance me fera la désirer à nouveau. Mais cette fois tu le sauras. Tu ne te gratteras plus inconsciemment et la main sous ton t-shirt aura vérifié que je la regarde avant de s’élancer et me dévoiler à nouveau ta peau. Tu le feras volontairement et je ne t’en voudrai pas. Je sais déjà tout ça et je m’élance pour poser ma main sur ton épaule pour la première fois.

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Monte là-dessus, tu vas rire.

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Nous l’avons tous fait et, selon la réprimande, nous en avons gardé un souvenir amusé ou une honte profonde. Tous les petits garçons ont essayé les chaussures de leur mère. Enfant, les notions de féminin et de masculin s’intègrent très vite. On distribue très tôt la dinette et les camions, les couleurs et la hiérarchie. « Je suis content, je voulais une fille ! ». « C’est un garçon ? Super ! ». L’enfant se verra attribuer un rôle bien défini, avant même de naitre. Le décor sera rose ou bleu, il donnera la réplique ou aura le premier rôle. Si toutefois l’enfant apprend son texte rapidement, il ingère tout aussi rapidement ce qui ne lui est pas autorisé, c’est l’interdit qui devient alors intéressant. Si porter des talons n’était pas interdit à un petit garçon, nous n’aurions même pas eu l’idée de les essayer. Pourtant, nous l’avons fait.

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Certains en auront gardé le goût du ridicule. Se déguiser en femme sera le comble de la honte ! Ressembler à sa mère, de prêt ou de loin, provoquera l’hilarité de son entourage (entourage choisi et mérité). Mais même grimés avec une perruque affreuse et un rouge à lèvres criard, ces hommes ne mettront pas de talons. Une jupe dépareillée d’un haut sans manches sera suffisante. Leur déguisement de femme sans talons sera satisfaisant. Ils ne les mettront pas par peur de l’inconfort ou du manque de maîtrise. Mais leur véritable peur sera d’aller trop loin dans le jeu, de se souvenir de ce jour où, enfant, ils ne les ont pas mis pour rire, mais pour braver un interdit. Il leur sera trop dur d’admettre qu’avant de se moquer de leur mère, ils l’ont enviée.

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Du rire gras misogyne, j’en suis revenu. Même les femmes s’y mettaient, à rire. Elles pensaient se moquer de l’homme déguisé, plantant lui-même un couteau dans sa virilité pour en tester l’épaisseur, mais elles ne réalisaient pas être le fond de la blague. On se moquait d’elles aussi, quelque part. J’ai ri, je ne le cache pas, mais je m’en suis vite voulu. Pendant les rires, je découvrais du confort dans ces chaussures (j’avais osé pousser le costume à l’extrême en les ajoutant). J’ai alors mis des talons pour le plaisir. Le lendemain de cette soirée déguisée, je les ai à nouveau portés, comme un enfant qui se retrouve enfin seul pour procéder à son expérience. Mes jambes étaient belles, rehaussées par ces centimètres de bois qui m’étaient interdits. J’aimais la sensation de ne pas complétement toucher le sol quand je me déplaçais, risquant de tomber. Je contrôlais ma démarche, je me tenais mieux même, plus droit. Ma virilité me brisait le dos, elle. J’ai donc décidé de les garder. La tenue criarde et la perruque mal coiffée ont échoués dans la poubelle, mais cette paire de talons noirs est cachée dans un angle de ma penderie, derrière le bac de linge sale. Je les porte assez souvent, pour me soulager le dos.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Le lent suicide.

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Je me suis autorisée un verre une fois l’enterrement terminé. Je n’avais plus touché à l’alcool depuis des années, même aux grandes occasions je n’y trempais les lèvres qu’un instant et posais le verre loin de moi. De toute façon, quelqu’un finirait par le boire. De mémoire, l’alcool ne me rendait ni triste, ni joyeuse, ni méchante. Je n’en buvais plus parce qu’il en buvait trop. Ça n’empêchait pas ses humeurs, mais rester lucide face à une personne ivre vous épargne davantage. Physiquement j’entends. Ce verre après la cérémonie ne célébrait rien de particulier. Je ne me vengeais pas de son addiction en le lui adressant. J’avais simplement besoin d’un remontant, et je pouvais désormais baisser ma garde.

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Pour le meilleur et pour le pire. Ils auraient dû ajouter la mention « la personne face à vous étant susceptible de changer, si toutefois elle se met à boire, mais vous devrez aussi accepter cet autre au sein de votre mariage ». J’aurais répondu « oui » de la même façon. J’ai appris à patienter. J’ai appris à excuser. Son intelligence l’y poussait, à boire. C’était le seul moyen qu’il avait pour supporter son quotidien, ses traumatismes et limiter les questions qui en résulteraient. Je n’étais pas de taille. Pour lui, il était plus simple de se noyer que de se confier. J’acceptais, sans le savoir, mon union avec un fantôme. Le souvenir de celui que j’ai épousé. C’est le suicide le plus long qu’il nous soit donné de constater, la vie d’un alcoolique.

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Mon deuil se fit en deux temps. Le deuil immédiat, la perte de sa présence tout d’abord. Son départ était plutôt un soulagement pour être tout à fait honnête. Même si j’étais optimiste, je n’ai jamais récupéré l’homme qu’il a été. Derrière son mode de vie, je m’attendais au retour du mari que j’avais connu avant notre mariage. Quelque part, je croyais toujours en ce retour. Je conservais son potentiel, il me reviendrait un matin en s’excusant de s’être mis à boire. Ces excuses n’ont jamais été prononcées. Veuve, j’ai redécouvert mon côté gauche. Pendant des années, au lit, je lui ai tourné le dos pour ne plus sentir cette odeur de vin rouge qui persistait malgré tout. J’ai dormi pendant près de 50 ans sur mon côté droit. Quand je me suis tournée vers sa place désormais vide dans le lit, j’ai redécouvert mon côté gauche. Je ne l’avais pas employé depuis qu’il s’était mis à boire. Cette position dans notre lit, me rappela l’homme que j’avais aimé. Celui-là me regardait m’endormir. Je compris que je n’avais pas enterré qu’un alcoolique qui avait usurpé l’identité de mon mari, j’avais aussi perdu celui que j’avais épousé. Le véritable deuil pouvait alors commencer.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Ma peau sans tatouage.

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Certains symboles ont dépassé le stade de la simple géométrie. Une émotion s’en dégage instantanément. Qu’on se sente idiot pour comprendre d’où ils viennent ou qu’on soit suffisamment instruit pour connaitre leur origine, ils déclenchent un sentiment. Celui qui ne sait pas vraiment n’osera plus rien dire, son respect sera forcé. Celui qui sera informé prendra le risque de n’être que factuel et d’oublier de comprendre. Pourtant, il faut réfléchir, il faut ressentir. Les symboles sont puissants, certes, mais le plus important ce ne sont pas les symboles, ce n’est pas la géométrie, ce n’est pas ce que nous savons vraiment ou non. Le plus important, c’est de se souvenir, d’une façon ou d’une autre.

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Je n’aurai jamais de tatouage. Non pas parce qu’on en a tatoué d’autres avant moi pour de mauvaises raisons, le tatouage a aussi eu ses rites heureux, plein de joie et de force, mais je souhaite simplement garder ma peau vierge parce que les symboles me font peur. On peut mettre n’importe quoi sur une idée et inversement. Les indiens à l’origine du svastika n’auraient jamais imaginé qu’il soit repris par l’idéologie nazie. Du coup, je me dis que n’importe quel fruit, n’importe quelle forme, n’importe quelle ligne pourra un jour me plaire, mais aussitôt m’être retiré pour une idée, qui elle ne me correspondra pas. Un tatouage pourrait se retourner contre moi. Les choses ne nous appartiennent pas, les symboles ne nous appartiennent pas, seuls restent les noms. À ceux-là, je m’efforce de ne pas donner trop d’importance non plus.

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Se souvenir d’un nom est déjà plus juste que de se souvenir de n’importe quelle croix, elles continueront d’être associées aux idées qu’on voudra leur donner. Un nom lui aura déjà plus de sens propre. Si en plus le prénom peut accompagner le nom, le souvenir n’en sera que plus honnête. On ne peut pas porter la faute de nos aînés en ayant que pour seul crime celui de porter leur nom. Au contraire, c’est une chance formidable que de porter un nom maudit, si tant est qu’on puisse en faire quelque chose de plus fort que la malédiction qui nous a précédés. Les croix elles seront incapables de quoique ce soit, elles se substitueront les unes aux autres, s’affronteront, se briseront, mais seuls les noms méritent notre mémoire et nos émotions.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Attendez.

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Je savais que j’aurais dû prendre ce livre. Je suis un radin de ma propre énergie. Par paresse, estimant ce bouquin trop lourd pour le porter toute la journée, je l’ai laissé sur ma table de chevet. Je me disais que j’allais le trimballer pour rien, et qu’il n’y aurait pas de raison pour que j’aie le temps de le sortir. Mais à chaque fois que je prends une décision, je me dis aussitôt que j’ai tort. Je savais en le laissant que « comme par hasard » j’aurai un moment dans ma journée où il m’aurait aidé à patienter. Si je l’avais pris par contre, ma journée aurait été bien remplie, sans répit pour me poser et j’aurais regretté de m’être trimballé un poids mort. Mais je ne l’ai pas pris et me voilà à attendre, sans rien à lire.

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J’essaie de lui faire comprendre qu’elle me plait mais je crois que mon regard la terrorise. Quand j’attends, j’ai une sale gueule. J’aimerais engager la conversation ou simplement avoir l’air plus sympathique, mais si je me mets à sourire à une inconnue, je vais devenir flippant. Du coup j’essaie de capter son attention mais rien n’y fait, je dois avoir ma tête de tueur. Celle qui me surprend moi-même quand soudain, dans le métro, la rame quitte le quai pour s’engouffrer dans le tunnel et les vitres se transformant en miroirs me renvoient l’image de ma tête, sinistre. Je ne fais pas exprès. Quand j’attends, j’ai une sale gueule.

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Je n’ose plus regarder. Je ne suis pas une fille timide, mais maintenant, je cherche toujours à regarder ailleurs. À cause de cette fois où, me voulant sympathique, j’ai envoyé un léger sourire à un garçon qui me regardait. Je pensais lui plaire. Il m’a incendiée, me traitant d’allumeuse, que ça ne se faisait pas. J’étais foncièrement contre cette idée que les femmes ne puissent pas draguer en premier ou même simplement flirter, mais mon militantisme s’arrête là où ma sécurité est en jeu. Donc je regarde ailleurs. C’est dommage, j’ai cru plaire à celui-ci aussi.

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J’aimerais qu’elle arrête de me parler. J’espère toujours avoir un moment de silence, mais jamais elle ne s’arrête de me parler. J’étais content de devoir me rendre à ce rendez-vous sans elle, l’attente m’aurait offert une pause, mais non, il a fallu qu’elle souhaite m’accompagner. Ce n’est que du bruit, ça ne veut plus rien dire. Je ne fais même plus semblant d’écouter ou d’acquiescer, et elle n’attend même plus que je réagisse, elle déblatère, en me montrant des articles inintéressants ou en évoquant une rumeur qui ne méritait même pas qu’on la répète. J’envie ces personnes qui attendent seules. Ils peuvent profiter de leur pause. On se plaint d’attendre beaucoup dans une vie, mais j’aimerais attendre en paix.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale