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Taisez-vous.

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On m’interdit d’être seul. Souvent, je cherche un endroit qui me plait où je n’aurai besoin de parler à personne. J’ai besoin de ne parler à personne, pour avancer dans mes réflexions. Je réfléchis énormément, il n’y a pas un sujet que je souhaite laisser de côté, c’est important de réfléchir, de comprendre, de me comprendre, alors je me force à ne rien dire, ne rien faire, pour qu’au bout de quelques minutes mon esprit s’évade. Ces évasions sont des quêtes de solutions. Mais ils m’empêchent d’être seul. Je trouve un endroit tranquille, mais les autres, n’ayant certainement pas envie de réfléchir, viennent m’y déranger.

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Elle s’inquiète pour moi. Mon mutisme la dérange. Elle doit croire que je vais faire une connerie alors que je n’aspire qu’au silence. Elle me fait rire ceci dit. Ça doit la laisser croire que j’en ai besoin. C’est pour ça qu’elle se permet de m’interrompre. Mais quand je ris je ne réfléchis plus, et les sujets s’accumulent. Du coup je me retiens de rire, pour qu’elle comprenne que j’ai besoin de calme. C’est un véritable besoin. Si les choses ne sont pas à leur place, dans ma tête, dans mes réflexions, je suis perdu. Tout se mélange, tout est grave et rien n’est important. Je n’arrive pas à calmer la tempête de questions et le bordel de réflexion en dehors du silence. Elle ne comprend pas que sa présence déclenche la tempête.

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Lui a compris. Il ne se résigne pas à me laisser seul mais au moins il a adopté mon attitude. Il me parlait au début, mais il s’est tu petit à petit. Je ne sais pas s’il affronte ses propres démons ou s’il s’ennuie mais il respecte mon rituel, et je me fous pas mal de savoir comment il occupe son temps à mes côtés. Au début il me perturbait à se planter comme ça à côté de moi, je me disais qu’il attendait, qu’il me pressait. Mais à force j’ai constaté qu’il me stimulait. Il me force à avancer dans mes réflexions. Il me coache dans mon silence, pour le rendre productif. Sa présence est aussi une sécurité. Il me pousse à aller plus loin sur des sujets délicats, me permettant de revenir vers lui si je me fais peur tout seul.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

À mes premiers amis.

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Je me souviens de vous. Nous étions soudés. Cette famille choisie nous rendait plus forts, ensemble ou séparément. Vous m’appreniez à m’aimer et je vous aidais à vous comprendre. Après avoir erré seuls, nous nous sommes reconnus. Il nous fallait marcher côte à côte dans les mêmes endroits pour montrer la force de notre amitié. Notre groupe était populaire, les gens nous enviaient. Nous avions simplement trouvé le moyen d’être heureux malgré nos peurs puisque que nous nous les gardions respectivement. Les enfants échangent leurs bonbons par préférence de couleur. Tu aimes les bleus je préfère les roses. Gérer ton traumatisme était facile pour moi puisqu’il ne m’appartenait pas, pendant qu’un autre gérait mes craintes. Nous parlions tout le temps, nous riions tout le temps. Nous étions puissants. La chimie n’explique en rien que tant de faibles solitaires soient si fort ensemble.

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Une fois apaisés de nos traumatismes, nous avons commencé à nous émanciper. D’aucuns attendaient des discordes au sein de notre groupe expliquant l’éloignement mais il n’y en eu jamais. Les points de vue et les expériences, elles, ont eu raison de notre unité. Nous nous étions pansé mutuellement, il nous fallait penser désormais. Chacun était sorti de son adolescence bouleversante grâce aux autres. Armés, nous pouvions enfin retourner dans le monde où nous n’étions pas seuls. On ne s’est pas menti en déclarant que nous serions amis pour la vie, la seule chose qui ne fonctionne plus c’est de marcher en permanence côte à côte. Mais nous nous souvenons parfaitement de ce que nous nous devons. Ce groupe nous a poussés à nous aimer. Par un subtil jeu de miroirs, nous avons apprivoisés nos propres reflets.

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Certains sont désormais partis, plus loin ou plus vite que les autres. Ces autres ont besoin de garder des liens, mêmes fragiles, mêmes très fin, pour se souvenir, pour avoir une main accrochée à un souvenir précis, pour se rappeler de ce fil qui les relie à l’unité passée. Personne n’est triste de n’avoir plus ou peu de nouvelles des absents. La tristesse serait d’oublier ces moments, ces rires, ces peurs apaisées. Mais puisque tout le monde en a fait la base de sa vie, alors rien n’est triste. Nous étions amis à une période où nous étions fragiles. Survivre à soi-même, grâce aux autres. Je suis parti le plus loin, le plus vite. Mais je ne vous oublie jamais, j’étais certainement le plus peureux, et je vous dois de ne plus en souffrir. Je vous aimais au quotidien et désormais, je vous aime pour ce que je vis aujourd’hui.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

De chez moi au cinéma.

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Il y fait toujours froid à cause du vent. Les longues lignes droites de matériaux durs favorisent ses courants. Malgré ce froid je ne peux m’empêcher d’y passer du temps. Ce décor est incroyable. Mélange de verre, de bois et de fer. C’est très grand. Chaque fenêtre abrite un bureau. Je ne sais absolument pas ce qu’il s’y passe alors souvent j’imagine la vue depuis là-haut. J’imagine aussi qu’on n’y travaille pas vraiment, qu’on a simplement réussi à grimper pour avoir une meilleure perspective que celle qui nous est donnée en bas, où on entend résonner nos pas.

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Selon l’heure de mes traversées, le décor est inquiétant ou apaisant, mais toujours cinématographique. Aventures nocturnes ou scènes plus douces. Parfois, j’y attends un rendez-vous imaginaire, au ralenti dès que la silhouette attendue se rapprocherait en se protégeant des courants d’air qui ne m’atteignent plus dans le coin où je me suis réfugié. Quand on me demande mes endroits favoris, je peine à répondre, je ne fais pas de classements de mes goûts ; mais à chaque fois que je me retrouve sur l’esplanade de la Bibliothèque François Mitterrand, je regrette de ne pas y avoir pensé rapidement.

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On ne peut assister à un instant rare que lorsque l’on est habitué à un lieu. Si quelque chose de surprenant arrivait où je ne suis jamais allé, je ne saurais dire si c’est exceptionnel ou inhérent à l’endroit. Ce jour-là, je savais que j’assistais à un phénomène exceptionnel. Un bruit arrivait à dépasser le son de la musique dans mes oreilles. Un bruit fort et indéterminable. Comme des feuilles sèches qu’on frotterait prêt de vos oreilles. J’ai su d’où ça venait en voyant des gens s’arrêter au-dessus du trou qui fait le centre de cette place. Les arbres souterrains de cette cour intérieure semblaient chanter. Arrivé au niveau des badauds, je constatais qu’il s’agissait de milliers d’oiseaux qui avaient fait escale dans cette forêt atypique. Je m’étais toujours demandé où se posaient ces nuages de volatiles quand j’en apercevais, et j’assistais à un de leurs rassemblement. Ils communiquaient bruyamment. Ils devaient mettre en place leur plan de vol, avant de redevenir ce nuage vif, noir et compact que d’autres verraient en action. Puis le silence. Un silence soudain, surprenant, nous forçant à échanger des regards avec mes voisins aussi surpris que moi. Nous avons tous sursauté quand le cortège s’est mis en mouvement. La forêt s’est clairsemée et le ciel s’est chargé de ces milliers d’oiseaux. Mon imagination d’aventures dans ce lieu n’a jamais dépassé la magie de cet instant.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

J’y abîmais mes mains.

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Maintenant j’observe les détails. Le décor de mon enfance me revient à travers ses détails. Petit je ne m’attardais sur rien, je fonçais. La chaleur et la nature étaient secondaires à mes aventures et mes préoccupations de petit garçon. Je ne savais pas que je ne verrai jamais cet arbre ailleurs, je me fichais de ne sentir ce parfum qu’ici. Désormais, c’est l’inverse. Mes jeux et mes réflexions d’enfant sont flous mais le décor est intact, l’odeur boisée, la terre trop sèche… Ce lieu était riche, mais il m’aura fallu partir pour m’en rendre compte. En m’habituant à l’odeur des villes, à leur bruit, à ma routine, j’ai rangé l’ambiance de ma jeunesse dans un coin de mes sensations, lui permettant de ressortir intacte quand j’y retourne.

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Cet endroit me terrorisait. Je me cachais de prédateurs imaginaires, m’inventant des courses poursuites folles. Lorsqu’un véritable prédateur se présentait à moi, une guêpe ou une sauterelle gigantesque, je restais pétrifié de terreur. Je ne bronche désormais plus quand un bus manque de me percuter alors que je suis concentré sur mon téléphone. Je ne sursaute même pas quand une horde de pigeons s’envole brusquement. Ma peur d’enfant s’est, elle aussi, estompée. Ma vie semblait plus importante alors. Je me mettais au défi, je réalisais les dangers qui me guettaient. Aujourd’hui, je n’ai absolument plus peur des sauterelles. Je ne sais même pas à quand remonte mon dernier face à face avec une d’entre elles.

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Mes aventures enfantines ont disparu lorsqu’on m’a forcé à prendre un job d’été dans la région. Je me retrouvais à exploiter mon terrain de jeu. Mettez n’importe quelle tâche ingrate sur un lieu que vous appréciez pour en perdre le goût du plaisir. Je cherchais toujours à m’amuser mais la rentabilité ne laissait aucune place à l’imagination. Enfant, je perdais mon temps à jouer, adolescent, je perdais mon temps à être efficace. D’un point de vue personnel, je n’en retirais strictement rien. On se sent utile après une journée de travail, mais finalement nous ne nous sommes rien apporté. Devenir servile n’est pas une force de caractère ou une situation satisfaisante. Jouer était bien plus épanouissant, mais c’est un privilège d’enfant. En occident du moins. Je suis ensuite parti définitivement, développer ma servilité ailleurs.

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Puisque je ne reviens que pour de tristes occasions, je suis content de pouvoir faire appel à mes souvenirs. L’endroit ne change pas, ses saisons conservent leur rythme, les sauterelles continuent de se reproduire. Je ne sais pas combien de temps elles vivent, la génération actuelle n’a certainement pas connu celle qui m’a persécuté quand j’étais petit. Finalement je n’y laisserai aucune trace dans ce paysage. Tous les fruits ramassés et les branches arrachées ont repoussé. Par contre, cet endroit a laissé une trace sur moi. Littéralement. Un jour d’ennui, je regardais la paume de ma main. Une cicatrice blanche, là depuis toujours me semblait il, me rappela ce jour où enfant, dans une course imaginaire pour ma survie, je suis tombé, m’ouvrant la main. Le sang séché mélangé à la terre m’avait fasciné. Désormais, cette cicatrice me semble plus chaleureuse et moins anonyme.

Photos: Stéphane Chéreau

Texte: Anthony Navale

Ça ira puisqu’il fait beau.

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Tu profitais d’une balade pour me quitter. Un lieu clos nous aurait contraints à briser quelque chose ou à écourter les arguments pour en sortir au plus vite. La promenade nous permettait des pauses dans l’échange, de respirer correctement, de se donner une contenance pour se remettre d’une critique en regardant au loin. Et tes reproches nous promettaient une balade longue et pénible. Tu avais une liste, préparée depuis longtemps, à me débiter. Preuve que tu avais déjà prévu notre déclin pour commencer à en récolter les indices. Tu m’assommais pour avoir raison. Mais le ciel ce soir-là, me donnait encore plus de force. En t’écoutant je le regardais, et je t’aurais quitté si tu ne l’avais pas fait. Tu n’as jamais apprécié le spectacle qui s’offrait à nous lors de cette rupture.

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C’est ressorti dans ta litanie, mon côté rêveur. Je riais trop, je m’échappais trop, je chantais trop. L’ironie dans tout ça est que tu étais un artiste, élitiste, esthète qui se voulait garant de la beauté universelle. À aucun moment tu n’as vu le ciel se teinter d’orange et de violet. À aucun moment tu n’as vu la nature t’offrir davantage que cette science-fiction qui te passionne. Tu t’écoutais comme toujours. Le principal reproche ne me concernait finalement pas, puisqu’en somme j’avais simplement échoué à endosser le rôle que tu m’avais choisis. J’avais pris l’habitude de t’entendre sans t’écouter. Ne t’arrêtant jamais de parler, je savais quand je devais réagir pour te donner l’impression de te comprendre. Mais je n’avais plus à t’écouter, à quoi bon te laisser m’enterrer après m’avoir tué. Ça ne me concernait plus.

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Je t’ai laissé partir. Tu restais perplexe devant mon absence de réaction. Je sentais venir une prise de conscience de ta part. Tu allais gâcher notre rupture en cherchant à lui associer les couleurs qui nous entouraient « malgré la gravité de ce qu’on vit, tu ne trouves pas que même pour la fin, c’est sublime ? ». Ta gueule. C’est plus simple que ça. Tu t’écoutes, tu te mets en scène mais tu ne ressens rien. Je suis resté seul à contempler ces couleurs, qui ne s’adressaient à personne. On rêve d’ailleurs, de tropiques, d’astres inaccessibles mais nous sommes comme toi, des nombrils bruyants, incapables de réaliser qu’il y a de la beauté partout et qu’il ne suffit pas d’en parler pour la faire exister. Il faut ressentir. Si tu ne m’avais pas quitté ce soir-là, je l’aurais fait.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Le parfum de son fantôme.

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Je m’attends à le voir apparaître n’importe où, quand je m’ennuie. J’espère qu’il se précipitera dans le métro au moment où les portes se referment, je souhaite que la place libre à côté de moi au cinéma lui soit réservée par le hasard, qu’il s’y assoit avant de se rendre compte que je suis son voisin et qu’il soit trop tard pour se relever et partir. Dès que mon esprit se libère, lui s’y installe. Il me manque terriblement. On met parfois du temps à reconnaître nos proches quand on les croise par hasard dans un lieu où nous n’avons pas l’habitude de les côtoyer, mais lui, je le vois partout désormais.

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Je sursaute parfois, quand une silhouette s’apparente à la sienne, ou quand le même manteau que le sien s’éloigne de moi. Parfois je m’interromps, brusquement, en pleine conversation. Je ne retrouverai la parole que si je suis certain que la personne qui vient d’entrer dans le bar n’est pas lui. Dans ces moments de doute, mes interlocuteurs sont forcément mal à l’aise, puisque mon attitude est communicative. En hiver, c’est d’autant plus difficile. Sa silhouette banale est imitée par la majorité de la population, j’assiste alors à un kaléidoscope de lui, tout le monde joue à lui ressembler, m’empêchant de le retrouver vraiment dans la foule. Parce que je pourrais le retrouver, puisqu’il ne nous a pas quittés, il m’a simplement quitté, moi.

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Quand je le vois vraiment, c’est souvent quand je ne le cherche pas. Les fois où il est entré dans mon champ de vision alors que j’espérais le croiser sont tellement irréelles, que je n’arrive plus à savoir si je les ai inventées, ou si elles se sont vraiment produites. Les autres fois, mon regard se pose sur lui comme sur n’importe qui, je ne le reconnais pas au début, lui fait certainement déjà semblant de ne pas m’avoir vu. Le voir en vrai est toujours décevant, mon fantasme et son souvenir sont tellement plus forts, plus intenses, que sa véritable apparence. Je dois toujours le regarder trop longtemps quand ça arrive, je regarde toujours les choses trop longtemps, me croyant discret alors que je ressemble à un idiot qui ne saisit pas ce qu’il observe. Quand je le fixe, il s’éloigne, en continuant de m’ignorer. Alors, je ne cours pas après, je me rends juste à l’endroit où il se tenait, espérant récupérer son parfum qui s’y serait attardé. Son parfum, lui, est identique à mon souvenir.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Le lent suicide.

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Je me suis autorisée un verre une fois l’enterrement terminé. Je n’avais plus touché à l’alcool depuis des années, même aux grandes occasions je n’y trempais les lèvres qu’un instant et posais le verre loin de moi. De toute façon, quelqu’un finirait par le boire. De mémoire, l’alcool ne me rendait ni triste, ni joyeuse, ni méchante. Je n’en buvais plus parce qu’il en buvait trop. Ça n’empêchait pas ses humeurs, mais rester lucide face à une personne ivre vous épargne davantage. Physiquement j’entends. Ce verre après la cérémonie ne célébrait rien de particulier. Je ne me vengeais pas de son addiction en le lui adressant. J’avais simplement besoin d’un remontant, et je pouvais désormais baisser ma garde.

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Pour le meilleur et pour le pire. Ils auraient dû ajouter la mention « la personne face à vous étant susceptible de changer, si toutefois elle se met à boire, mais vous devrez aussi accepter cet autre au sein de votre mariage ». J’aurais répondu « oui » de la même façon. J’ai appris à patienter. J’ai appris à excuser. Son intelligence l’y poussait, à boire. C’était le seul moyen qu’il avait pour supporter son quotidien, ses traumatismes et limiter les questions qui en résulteraient. Je n’étais pas de taille. Pour lui, il était plus simple de se noyer que de se confier. J’acceptais, sans le savoir, mon union avec un fantôme. Le souvenir de celui que j’ai épousé. C’est le suicide le plus long qu’il nous soit donné de constater, la vie d’un alcoolique.

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Mon deuil se fit en deux temps. Le deuil immédiat, la perte de sa présence tout d’abord. Son départ était plutôt un soulagement pour être tout à fait honnête. Même si j’étais optimiste, je n’ai jamais récupéré l’homme qu’il a été. Derrière son mode de vie, je m’attendais au retour du mari que j’avais connu avant notre mariage. Quelque part, je croyais toujours en ce retour. Je conservais son potentiel, il me reviendrait un matin en s’excusant de s’être mis à boire. Ces excuses n’ont jamais été prononcées. Veuve, j’ai redécouvert mon côté gauche. Pendant des années, au lit, je lui ai tourné le dos pour ne plus sentir cette odeur de vin rouge qui persistait malgré tout. J’ai dormi pendant près de 50 ans sur mon côté droit. Quand je me suis tournée vers sa place désormais vide dans le lit, j’ai redécouvert mon côté gauche. Je ne l’avais pas employé depuis qu’il s’était mis à boire. Cette position dans notre lit, me rappela l’homme que j’avais aimé. Celui-là me regardait m’endormir. Je compris que je n’avais pas enterré qu’un alcoolique qui avait usurpé l’identité de mon mari, j’avais aussi perdu celui que j’avais épousé. Le véritable deuil pouvait alors commencer.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Ma peau sans tatouage.

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Certains symboles ont dépassé le stade de la simple géométrie. Une émotion s’en dégage instantanément. Qu’on se sente idiot pour comprendre d’où ils viennent ou qu’on soit suffisamment instruit pour connaitre leur origine, ils déclenchent un sentiment. Celui qui ne sait pas vraiment n’osera plus rien dire, son respect sera forcé. Celui qui sera informé prendra le risque de n’être que factuel et d’oublier de comprendre. Pourtant, il faut réfléchir, il faut ressentir. Les symboles sont puissants, certes, mais le plus important ce ne sont pas les symboles, ce n’est pas la géométrie, ce n’est pas ce que nous savons vraiment ou non. Le plus important, c’est de se souvenir, d’une façon ou d’une autre.

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Je n’aurai jamais de tatouage. Non pas parce qu’on en a tatoué d’autres avant moi pour de mauvaises raisons, le tatouage a aussi eu ses rites heureux, plein de joie et de force, mais je souhaite simplement garder ma peau vierge parce que les symboles me font peur. On peut mettre n’importe quoi sur une idée et inversement. Les indiens à l’origine du svastika n’auraient jamais imaginé qu’il soit repris par l’idéologie nazie. Du coup, je me dis que n’importe quel fruit, n’importe quelle forme, n’importe quelle ligne pourra un jour me plaire, mais aussitôt m’être retiré pour une idée, qui elle ne me correspondra pas. Un tatouage pourrait se retourner contre moi. Les choses ne nous appartiennent pas, les symboles ne nous appartiennent pas, seuls restent les noms. À ceux-là, je m’efforce de ne pas donner trop d’importance non plus.

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Se souvenir d’un nom est déjà plus juste que de se souvenir de n’importe quelle croix, elles continueront d’être associées aux idées qu’on voudra leur donner. Un nom lui aura déjà plus de sens propre. Si en plus le prénom peut accompagner le nom, le souvenir n’en sera que plus honnête. On ne peut pas porter la faute de nos aînés en ayant que pour seul crime celui de porter leur nom. Au contraire, c’est une chance formidable que de porter un nom maudit, si tant est qu’on puisse en faire quelque chose de plus fort que la malédiction qui nous a précédés. Les croix elles seront incapables de quoique ce soit, elles se substitueront les unes aux autres, s’affronteront, se briseront, mais seuls les noms méritent notre mémoire et nos émotions.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Où est Charlie?

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J’avais 30 ans quand cela s’est produit. C’était hier, mais j’en parle déjà comme j’en parlerai toujours désormais. Ces tragédies dont on se souvient précisément. Tout le monde est capable de dire ce qu’il faisait et où il était le 11 Septembre 2001. Il en sera ainsi pour les évènements d’hier. J’avais 30 ans quand cela s’est produit. L’information m’est apparue sur Facebook. Un ami qui poste trop d’articles avait glissé celui-ci en mettant en avant le nombre de morts déjà comptés. Le trop plein d’information m’a induit en erreur en me laissant croire qu’un attentat avait eu lieu à Richelieu Drouot, à une station de métro de mon travail. Je continuais d’errer sur le net quand je réalisai avoir mal lu. Ce n’était pas prêt de mon travail, à Richelieu Drouot que cela avait eu lieu, mais à Richard Lenoir, prêt de mon domicile, en bas de ma rue.

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Une fois l’article lu, mon fil d’actualité s’était déjà rempli de l’information (un ou deux contacts trouvaient encore le temps de se plaindre de choses inintéressantes, mais globalement, l’info allait vite, très vite). J’ai tout d’abord été choqué : des journalistes tués en plein Paris pour des dessins, quelle mauvaise blague nous faisait-on là ? Puis j’ai pensé rapidement aux retombées d’un tel drame. Nous allions avoir droit à une récupération politique évidente, une tribune pour les réactionnaires que nous entendions déjà trop ces derniers temps (je défends la liberté d’expression, mais si on pouvait arrêter de donner la parole aux mêmes personnes tout le temps, ce serait merveilleux, ils trouveraient de toute façon un moyen pour continuer à éructer leurs peurs). S’en suivraient aussi les amalgames, la stigmatisation, et le grand constat. Depuis l’avènement des réseaux sociaux, nous effectuons ce que j’appelle le « grand constat ». Il n’y a pas plus de racisme, plus d’ignorance, plus de militantisme, plus d’individualisme qu’avant. Il y a désormais la possibilité d’écrire ce que les gens pensent en permanence, grâce aux réseaux sociaux. L’avènement de la liberté de parole avec tout ce qu’elle comprend de merveilleux et de rance à la fois. Le grand constat de notre société. « Dites-moi, on en est où niveau racisme et autre ? » « Créons les réseaux sociaux, on sera vite fixé » « Parfait ! ». Les commentaires haineux et idiots allaient pulluler aussi rapidement que l’information, laissant dans son sillage un terrain aux relents moisis. Ce bistrot virtuel allait s’en donner à cœur joie.

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Ce que je n’avais pas anticipé, c’était l’émotion. La mienne tout d’abord. A 30 ans, on se souvient de Cabu grâce à sa collaboration avec Dorothée lors de notre enfance. Cet homme avec une coupe de cheveux étrange qui restait silencieux lorsqu’elle chantait à ses côtés pendant qu’il dessinait son nez, à Dorothée. Il était peut-être silencieux à l’époque, mais ses dessins faisaient du bruit, et je trouvais ça très bien. C’est utile de faire du bruit, ça rallume toujours les lumières du bistro, mais pour ma part j’avançais dans mes réflexions, je cherchais à comprendre pourquoi tel sujet me choquait, tel dessin m’interpellait ou me faisait enfin rire d’un sujet que je trouvais trop grave. Puis l’émotion collective est apparue. Des milliers de gens se sont rassemblés, défiant la peur d’un nouvel attentat, scandant « Je suis Charlie » d’une seule voix. Mon pessimisme des premières heures s’est confronté à cette foule et sa force. Qu’allait-il advenir de cette solidarité ? Quand les politiques allaient-ils se remettre à parler ? Comment évoluerait notre société ? Je n’en savais rien. Mais ces rassemblements resteraient à jamais. Je sais qu’ils ont eu lieu, j’y étais, je suis Charlie.

Photos choisies par: Anthony Navale

Texte: Charlie