Mais c’est absurde

Douche comprise.

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Ma vie est frénétique. Je ne m’arrête jamais. Je me force même à aller un peu plus vite à chaque instant. C’est important d’optimiser son temps. L’urgence m’empêche de trop réfléchir. Je me confie des tâches idiotes et très simples pour m’éviter d’avoir à songer à des choses profondes et importantes. J’adore faire des listes. Je ne suis pas dans le déni, je suis un homme moderne. Les hommes modernes ne réfléchissent pas, ils agissent. Hommes ou femmes d’ailleurs. Nous avons créé un monde qui nous pousse à ne plus être statiques. Brasser de l’air, c’est ce qu’il faut faire.

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Je m’autorise une pause quotidienne. Assez courte mais salvatrice. Savoir que je bénéficierai de cette pause décuple mon énergie le reste du temps. C’est comme mettre des chaussures trop serrées pour le plaisir de les enlever. Je m’épuise davantage pour savourer cette pause. Elle a lieu le matin, au moment de me doucher. J’expédie les obligations de nettoyage le plus vite possible. Une douche raisonnable peut durer trois minutes, donc je me lave en trente secondes pour ensuite laisser l’eau couler sur mon visage pendant 2 minutes 30. Sans rien faire d’autre. Le courant me passe sur les oreilles, m’isolant du reste du monde. Il n’y a que le son de l’eau. La force du jet sur mon front me masse chaleureusement. Je souris. Parfois, les vraies questions émergent de cette sérénité. Et c’est le signal pour arrêter. Je ne voudrais pas commencer à réfléchir. Je coupe l’eau. Je dois repartir.

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Ce matin, ma frénésie a diminué d’un coup. Je ralentis un peu. Je saute des pas. Je continue de faire des listes mais je suis distrait. Je ressens une injustice. Je me sens ridicule de courir comme ça, sans jamais pouvoir profiter, sans jamais pouvoir me poser. Il n’y a aucune récompense pour un tel mode de vie. Cette révolution dans mon idéologie n’est pas née d’elle-même. On l’a provoquée. Je m’interdisais de réfléchir trop longtemps sous la douche pour éviter ce genre de malaise ou de prise de conscience. La douche canalisait mes pensées, elle empêchait ma révolte. Mais ce matin, ils avaient coupé l’eau chaude.

Photographies: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Société secrète.

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Aujourd’hui, nous nous retrouvons dans des établissements où personne n’aura l’idée de venir nous chercher. Nos réunions se déroulent dans des châteaux d’eau, des tours de contrôle, voire même des bassins d’épuration. Il faut être le plus discret possible, pour rester efficace. L’idée est de mettre au point notre stratégie pour faire chier le monde ! La tâche est compliquée, et ces réunions sont nécessaires pour en déterminer les règles. Si toutefois les gens nous apercevaient, l’effet désiré serait gâché, ils sauraient que nous nous foutons de leur gueule. Ils ne doivent pas découvrir que nous ne sommes pas sérieux. Il faut que la surprise soit totale ! Personne ne doit savoir ce que nous préparons, ainsi, nous réussirons notre mission.

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Le local précédent devenait trop confiné. C’est pourquoi nous nous sommes réunis dans ces nouveaux lieux. Nous avions décidé d’augmenter nos effectifs. Nous ne pouvions pas pour autant recruter trop de monde, sinon il n’y aurait plus personne à emmerder. Le quart de la population semblait suffisant. Certains nous ont rejoints sans s’en rendre compte. Ils ne sont venus à aucune réunion, ne savaient certainement pas qu’elles existaient, et ont compris d’eux mêmes comment faire chier les autres. Ils ont mis les mêmes costumes que nous et ont reproduit nos gestes à la perfection. On les appelle les « connards ». Non seulement ils nous suivent aveuglément, mais font chier les autres involontairement ! Alors que l’idée est d’en avoir pleinement conscience. Pour savourer un minimum. Nous aurions pu les appeler « les moutons », mais « les connards » leur allait mieux.

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Dans la rue, il est désormais difficile de distinguer un emmerdeur volontaire d’un connard. Les deux s’y prennent de la même façon. Un chieur aura le privilège d’être innovant, puisqu’il aura assisté à une réunion auparavant. Le connard l’imitera plus tard en l’ayant vu à l’action. Les règles sont simples: il faut semer le chaos dans les lieux publics. Vous devez pour cela faire la gueule, en costume, en allant vite. Il y a des variantes à la pratique: en bloquant le passage brusquement, en feintant de chercher votre chemin, toujours agacé, ou en ralentissant avec un téléphone à la main. Si vous optez pour l’option du téléphone, pensez à crier comme si l’enjeu du monde se jouait au bout du fil. Ça agace terriblement, et nous, les emmerdeurs, ça nous amuse considérablement.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Le dernier d’entre nous.

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Nous sommes plus calmes depuis que nous sommes seuls. La température a augmenté, comme prévu. La nature a brûlé, comme prévu. Notre nombre a considérablement diminué, comme prévu. La surprise vient de notre réaction. Nous nous sommes assagis. On prévoyait la panique, la folie, le suicide, mais personne n’avait imaginé la sérénité des survivants. Face à une mort certaine, nous nous retrouvons dégagés de nos angoisses primaires. La terreur a laissé place à l’observation. Nous attendons patiemment en observant ce qu’il reste de ce que nous étions. Nous demeurons silencieux, en déambulant lentement.

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Deux méthodes d’observation se sont misent en place: ceux qui continuent d’emprunter les voies et les rues construites par le passé, pour s’en souvenir et essayer de ressentir les émotions perdues, et ceux qui s’installent en hauteur. Ces derniers veulent justement une vision neuve de ce que nous laisserons. Neuve et inutile, puisqu’elle ne sera transmise à personne. Il est apaisant de prendre le temps de se poser là haut. La respiration est plus pénible, mais l’observation est plus juste. On constate de là que ceux qui restent n’interagissent plus ensemble. Tout le monde regarde autour de lui, mais se fiche de savoir si on le regarde en retour. Le silence règne enfin.

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Nous ne sommes plus que des statues mobiles. Devant la gravité de la situation, nous sommes restés sans voix, et ne l’avons jamais retrouvée. L’évidence était plus forte que le choc. Nous ne survivrions pas. De là le silence est né. Il est agréable de ne plus parler, de ne plus formuler ces idées. Nous sommes finalement tous d’accord, ou absolument pas, peu importe. Notre solitude est totale. Elle nous unit, enfin. Il n’est plus nécessaire de faire des efforts ou semblant. C’est beaucoup plus simple.

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Je dois être le dernier. Cela devrait m’indifférer, mais je le remarque malgré tout. Si je suis le dernier, alors je réaliserais le dernier acte de l’humanité, avant de disparaître à mon tour. L’idée me grise quelque peu et m’angoisse. Quel devrait être mon geste ultime? Mes jambes me le dictent simplement. Elles me sortent de ma torpeur et augmentent leur cadence. Je n’ère plus calmement. L’urgence s’installe. Je me mets à courir. Je n’observe plus rien, seule la course importe. La chaleur me brûle, mes jambes me font souffrir, mais elles assument le rythme, elles s’élancent. J’y suis, il fait trop chaud, je cours, de toutes mes forces, seul dans ce décor vide, vide de sens. Je n’ai jamais couru aussi vite, je suis en nage, la sueur embue ma vue mais elle ne me servira plus, je décide aussi de me débarrasser de l’air difficilement inspiré, dans un cri. Il se veut enroué mais augmente très vite. Je hurle puissamment, en courant. Et le cri s’arrêtera tout à fait.

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Les humains s’entêtent.

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Dans notre élevage en batterie, nos têtes sont coupées, pour que nous soyons similaires. Il est, du coup, beaucoup plus ardu de s’exprimer, voire même de communiquer. Nous essayons, tant bien que mal. Un humain sans tête, élevé en batterie de surcroit, se doit d’être inventif. S’il souhaite se démarquer, il doit s’ouvrir le plus possible aux autres. En faisant de grands gestes, en cherchant le contact. Mais, là encore, l’entreprise est vicieuse.

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Nous nous frappons. Nos tentatives d’approche s’avèrent très mauvaises. À tous vouloir s’exprimer, nous nous faisons du mal. Alors les plus sages, ou plus craintifs, ne se servent plus de leurs bras, ils attendent qu’on entre en contact avec eux, mais ne provoquent plus de mouvements dangereux. Privés de nos têtes, il est très difficile de s’entendre. On compte sur nos instincts mais ceux-ci sont tellement primaires que les plus sanguins s’agitent davantage, dangereusement, pendant que les autres baissent les bras. Littéralement…

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Tout le monde a peur. On se décourage. Nous trouvons notre place, et n’en bougeons plus. La communication se fait de soi à soi. Le calme est revenu. Il arrive qu’il y ait un mouvement de panique mais il ne dure jamais bien longtemps. Nous avons maitrisé nos instincts, ou alors ceux-ci se sont tus. Nous voulons communiquer, mais nous ne créons que le chaos. Si un de nous avait gardé sa tête, il aurait pu nous diriger. Mais le projet exigeait de tous se ressembler. En ça, nous avons réussi. Nous sommes tous seuls, assis, sans tête, en batterie.

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Je m’inflige la mode.

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Cette mode est complètement conne. Mais je m’y suis mis, comme toujours. J’ai toujours critiqué la nouveauté, je n’ai jamais tenté de proposer quoique ce soit et je me rends compte que tous ceux que j’ai jugé sur leur style, j’ai fini par les rattraper après coup. Je ne suis donc pas à la pointe de la mode, j’en suis à la poupe. Un suiveur. Je sais que, malgré mon goût personnel, je ne résisterai pas à la nouveauté adoptée par la masse. Je pense justement que mon exaspération vient de cette conscience. Quand je vois un nouveau style, ça m’ennuie de me dire que j’y viendrai irrémédiablement. Et ces nouvelles lunettes, qui nous empêchent de regarder les autres, je les ai trouvées connes lorsqu’elles sont arrivées.

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L’idée de l’artiste, parce qu’on considère que la démarche se voulait artistique avant d’être conne, était de nous permettre de voir le monde différemment. Changer notre angle de vue sur ce dernier. Selon lui « l’être humain ne pense qu’à lui et ses semblables, il est donc temps qu’il regarde ailleurs ». Du coup, nous nous promenons avec des lunettes qui nous empêchent de voir au niveau du visage des autres. Ces lunettes nous poussent à regarder et voir différemment. Les premiers à les porter essuyaient de nombreuses critiques, notamment à cause de la dangerosité de l’objet qui réduit volontairement votre champ de vision… Foutez une idée foireuse sur un concept qui l’est encore plus, et vous pourrez toujours compter sur des suiveurs de première main pour rependre le truc. Parce qu’il y a différents suiveurs. Plus ou moins réactifs. Du pionnier qui servira de crash test humain, au dernier des soumis, comme moi. Mêmes ceux qui nous font porter ça, les créateurs, sont des suiveurs. Ils synthétisent tout ce qui a déjà été fait. Les vrais artistes sont morts.

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Cette mode dure plus longtemps que les précédentes. Il faut croire que l’artiste n’avait pas pris en compte le fait que le regard des autres sur la mode était vital et que l’en priver allait la tuer, tout simplement. On s’est tous mis à vivre pour soi, sans se soucier de savoir si les gens nous regardaient ou non. Certains ont tenté d’entretenir la nouveauté mais sans succès. Les regards envieux ou jaloux avaient simplement disparus. Nous regardions autour de nous, et j’ai effectivement découvert beaucoup de choses. Le jour où j’ai arrêté de regarder au niveau du visage de mes semblables, j’ai vu que la zone sur laquelle je me concentrais auparavant était considérablement inférieure à celle que j’ignorais. En regardant ailleurs, j’ai même appris à vivre différemment, plus simplement. Nous nous y sommes tous mis. Le monde semble s’en accommoder. Comme quoi une idée conne peut changer intelligemment les choses.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Du tourisme urbain.

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Un touriste dans le métro c’est comme un de vos voisins qui serait passé emprunter du sel et qui resterait dans votre entrée à observer votre habitat en vous attendant. Il n’est pas à sa place. Ce lieu ne lui est pas destiné directement, d’un point de vue touristique. Et pourtant, c’est pour lui la meilleure façon de découvrir une ville et ses quartiers, par la méthode la moins naturelle qu’il soit pour un humain : sous terre. Alors certes, ce n’est pas le panorama de ces intestins urbains qui va lui apprendre grand-chose, mais bien la population de la rame.

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Si le touriste a pu s’assoir, il réalise déjà son statut privilégié de vacancier dans une ville où la majorité des gens travaille. S’il reste debout, il comprend que les heures de pointes sont comme partout ailleurs : un enfer. L’affluence est aussi un indicateur important de grandes zones de vie. Si à un arrêt, le wagon se remplit subitement, c’est que cet arrêt représente une zone à forte attraction de population, il serait intéressant d’y descendre. La probabilité pour qu’une telle foule fuie quelque chose est quasi nulle, donc autant tenter la visite en se référant à cet indicateur. L’inverse est tout aussi valable et d’autant plus rassurant : tout le monde descend ? Alors suivons-les !

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Préparer son voyage trop à l’avance contraint le touriste à ne suivre qu’un parcours morne, déjà vu et surfait. « Je vais là-bas, donne-moi tes bonnes adresses ! » dénonce une attitude peu aventureuse. Pourquoi le touriste ne tenterait-il pas lui-même de les dénicher ses bonnes adresses ? Alors certes, un autochtone prend pitié d’un touriste quand il le voit s’aventurer dans un coupe-gorge reconnu, surtout quand ce dernier arbore la candeur d’un chaperon à l’orée du bois. Mais un parcours complètement aseptisé est-il vraiment souhaitable ? Le touriste qui s’est lancé dans le métro a déjà le prérequis d’un aventurier.

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Il ira vite. Il verra du monde. Il se fera une idée de la population rien qu’en parcourant l’ensemble de la ligne. Il pourra dire qu’il a vécu un peu de la réalité des habitants de la ville visitée. Combien de parisiens sont montés sur la Tour Eiffel ? Le pourcentage doit être loin de la majorité, alors qu’un parisien dans le métro, on frôle le 100% ! Un touriste ne doit plus se laisser guider, il doit retrouver sa curiosité et son goût de l’exploration. Ainsi son voyage, à défaut d’être agréable, sera mémorable !

Photos: Monsieur Gac

Textes: Anthony Navale

De la pluie et du beau temps.

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L’orage arrive, et je suis un des seuls à avoir l’autorisation de sortir. Je suis un préposé aux orages. Nous avons chacun des restrictions ou des autorisations particulières. Au début, ils ont fonctionné au volontariat, pour savoir si jamais ça en arrangeait certains de pouvoir sortir quand il neige ou quand il grêle. Depuis c’est imposé et nous éduquons les enfants de façon à ce qu’ils s’adaptent à leur autorisation de sortie. Plus personne ne repense à l’époque où le ciel était supportable pour tous et que nous pouvions vivre dehors tout le temps.

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Seules les personnes souffrant d’allergies peuvent sortir lors de différents climats, à la seule condition que la pollution soit suffisamment basse, et que la saison ne véhicule pas de pollen. Autant dire qu’ils ne sortent pas si souvent que ça. La génération des volontaires en est arrivée à détester le climat qu’elle a choisi. Pour tous ceux qui ont choisi le soleil, et ils étaient nombreux, les fréquences de sortie se font de plus en plus rares, et la jalousie des autres alimentent le reste de leur temps. Position délicate. Ceux qui ont choisi la neige, par romantisme ou idiotie, se rendent compte de leur erreur. On aimait tous la neige de par son côté rare et exceptionnel, mais on savait tous que ça restait froid et invivable. La meilleure surprise reste certainement pour ceux à qui on a imposé la pluie. Ceux-là se sont rendu compte que nous n’étions effectivement pas en sucre et que l’air était certainement meilleur à ce moment-là. D’ailleurs les allergiques les accompagnent souvent. J’étais le seul à m’être porté volontaire pour l’orage.

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Tout le monde semblait surpris mais j’avais mes raisons. L’orage terrifie les gens. Pas moi. Je n’y étais pas plus habitué que les autres, mais je n’en avais pas peur. Tout le monde se fichait du beau temps ou de la pluie, puisque communs, la neige avait son statut particulier, mais l’orage terrifiait. Et c’est d’abord cette idée qui m’a plu. Non pas que je sois plus aventurier que les autres, mais j’aime ma solitude, alors sortir au moment des orages m’assurait une certaine tranquillité. J’ai aussitôt découvert les bienfaits de ce temps. C’est le plus riche. Je reste sec au début et il m’arrive parfois de ne pas être mouillé du tout. La lumière change beaucoup, et reste aléatoire d’une sortie à l’autre. Le soleil m’apparait même assez souvent. Le prisme de ce qui m’est possible est large et je le savoure à chaque fois, d’autant que les orages sont en forte augmentation. Si ça se trouve c’est moi qu’on va bientôt jalouser.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Signaler son amour.

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Je ne sers à rien. Je regarde les voitures en les laissant passer, en les laissant m’ignorer. Je ne sais plus depuis combien de temps je suis installé ici, mais on a décidé de faire de moi un objet immobile. Alors je m’exécute. Je ne bouge pas. Comme on me l’a demandé. Certains pourraient envier mon rôle, consistant à rester au bord d’une route pour laisser passer les autres qui s’activent sans cesse, bruyamment, nerveusement. Mais j’aimerais avoir été conçu comme eux, pouvoir bouger, pouvoir aller quelque part. Il m’arrive même de rêver qu’on me percute. Un accident qui m’apporterait un peu de distraction. Puisque j’ai déjà tout vu.   

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Au début c’était amusant. J’en ai vu de toutes les tailles et de toutes les couleurs ! C’était passionnant de les comparer, de voir leurs ressemblances, leurs défauts et leur vitesse mais on se rend vite compte qu’au final, toutes les voitures se valent. Elles ne font que passer. Il m’en fallait bien plus pour me sortir de mon ennui. Et puis elles cherchaient toutes à se ressembler. Elles étaient blanches ou noires, mais jamais de fantaisie, ou très rarement. Il n’y avait tellement plus de différences entre elles que mon ennui devint permanent. Jusqu’à ce que je la vois.  

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Elle arrivait à toute allure en faisant un bruit différent des autres ! Je crois qu’elle chantait ! Elle était magnifique. Sa couleur était puissante et les autres la laissaient passer avec un respect sans limite. Sa chanson leur imposait de lui laisser la route. Elle ne devait pas partager cette route avec les blanches et les noires, elle était en dehors de la portée ! Elle était conçue différemment, elle existait pour être visible, son existence devait être remarquable, et j’avais très peu de temps pour qu’elle me remarque à mon tour. 

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J’avais toujours fait la même chose jusque-là. J’étais resté immobile, à projeter cette lumière verte pour annoncer à tout le monde que tout allait bien, qu’il n’y avait pas de raison de s’arrêter. Mais elle, je souhaitais la stopper, je souhaitais attirer son attention différemment. Dans la panique de l’instant, je décidais de changer de couleur, et, pour être sûr de l’interpeler, j’adoptais la sienne, le rouge. Le message n’en serait que plus évident. Elle avait arrêté de chanter mais lorsque je devins comme elle, elle reprit son chant, très fort. Elle s’élançait vers moi ! Elle m’annonçait qu’elle m’avait vu ! Du moins, c’est ce que je croyais. Lorsqu’elle me passa devant, sans même freiner, je compris qu’elle était vraiment au-dessus des autres, et que personne ne pourrais jamais l’arrêter. Depuis, je passe au rouge quand je pense à elle.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Pornographie culinaire.

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Je ne photographie que ce que je mange. C’est ma passion première. Avant de déguster quoique ce soit, je me sens le devoir de le faire savoir au monde entier, surtout quand le plat est rare, pour rendre les gens jaloux peut être. Une fois j’ai oublié de prendre en photo un plat réussi. J’en ai été ballonné pendant deux jours tellement je m’en voulais de cette erreur. Je trouve que c’est très important de partager ce genre d’informations. On appelle ça du « foodporn ». Pourquoi toutes les nouvelles pratiques culinaires ont un terme péjoratif ? « Fast food », « Junk food » et maintenant « Foodporn » ! Pourtant il ne s’agit pas de malbouffe !

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D’ailleurs, je ne publie que des choses que j’aime. Et ce n’est pas le rituel qui m’intéresse, mais bien le plat. Le contenant importe peu. Même quand je fais tomber mon assiette, je prends quand même en photo ce qui a été cuisiné. Qu’il soit dans une assiette, ou parterre, un bon plat reste un bon plat. Et un bon plat se doit d’être immortalisé. Je pense qu’avant la création de la photographie, des gens comme moi voulaient garder une trace de ce qu’ils mangeaient, mais peindre un plat c’est long, surtout quand on a faim.

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« Mais on s’en fout de ce que tu vas chier ! ». Ce n’était pas très sympathique comme commentaire. Car pour moi, manger n’a rien à voir avec un cycle naturel. Il y a fatalement un lien mais je ne souhaite pas le voir. Tout le monde connait ce plaisir de sentir, goûter, et mâcher un plat qu’il adore. Je ne parle pas d’œuvre d’art, mais bien de communiquer sur un plaisir que nous avons tous. C’est comme voir un corps à moitié nu en photo, ça fait plaisir à tout le monde. Ça doit venir de là l’analogie avec la pornographie.

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Une fois que j’ai fini de manger, je regarde les photos de ce que je viens de manger. C’est à la fois un challenge pour mes prochains repas et pour mes prochaines photos ! Je dois être comme ces personnes qui passent leur temps à filmer pendant un concert pour le regarder plus tard. Au début je les jugeais sévèrement de ne pas profiter de l’instant, de ne pas se servir de leur mémoire et de leur imaginaire, mais quand j’ai réalisé que nous étions dans la même démarche, je les ai respectés. Si on revient sur l’histoire du cycle naturel, manger nous maintient en vie, donc en publiant les photos de mes plats, je crie tout simplement au monde que je suis en vie. Ce n’est pas que de la pornographie culinaire, c’est un besoin de reconnaissance.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Monsieur Parasol.

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Mon mari et moi sommes des gens raffinés. Et nous détestons tout ce qui peut être sauvage ou trop brut. L’être humain a évolué pour pouvoir adapter son environnement à son mode de vie. Il n’y a rien de moins naturel qu’une station balnéaire, et nous adorons ça ! Nous venons en bord de mer puisqu’il y a le soleil, l’eau et la plage. Mais tout ceci est trop basique et trop rudimentaire, du coup nous nous protégeons du soleil avec des parasols, nous ne nous baignons pas (un brumisateur est suffisant pour se rafraichir) et nous ne nous allongeons pas à même le sable, nous ne sommes pas des bêtes. Nous songeons même à supprimer cette mode ridicule du maillot de bain.

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Mon mari a eu le bon goût de venir en costume avec un parasol directement apposé sur sa tête. C’est tellement plus pratique. Il reste élégant et n’est pas obligé d’exposer son corps à toutes les autres personnes du club ! Il faut savoir rester digne et pudique. Nous ne comprenons pas ces gens qui s’affalent comme des otaries échouées en plein soleil pour avoir bonne mine une fois revenus à leur travail. Doit-on subir ce spectacle affligeant juste pour que vous ayez bonne mine une fois de retour chez vous ? Un peu de bon sens et de tenue s’il vous plait.

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Mon mari a eu une autre idée merveilleuse. Nous allons nettoyer la mer ! Rien à voir avec ces activistes ridicules qui souhaitent enlever les deux ou trois sacs plastiques qu’ils prétendent voir partout, non. Nous allons justement éliminer tous ces animaux dangereux qui peuplent cette mer d’apparence si paisible, mais dans laquelle nos enfants sont en danger (oui car même si nous ne nous baignons pas, nous laissons les enfants y aller, que voulez-vous…). Donc nous allons organiser un nettoyage complet de la baie. Une hystérique l’autre jour disait à mon mari « mais vous vous rendez compte que vous tuez des animaux dans leur habitat naturel pour votre propre plaisir ?! Vous allez ensuite tuer tous les ours pour pouvoir habiliter leurs grottes pour vos cocktails en hiver !? ». Son idée, était pertinente, nous ne savons jamais où bruncher au chaud l’hiver.

Photos: Marie-Laure Bragard

Texte: Anthony Navale