Le parfum de son fantôme.

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Je m’attends à le voir apparaître n’importe où, quand je m’ennuie. J’espère qu’il se précipitera dans le métro au moment où les portes se referment, je souhaite que la place libre à côté de moi au cinéma lui soit réservée par le hasard, qu’il s’y assoit avant de se rendre compte que je suis son voisin et qu’il soit trop tard pour se relever et partir. Dès que mon esprit se libère, lui s’y installe. Il me manque terriblement. On met parfois du temps à reconnaître nos proches quand on les croise par hasard dans un lieu où nous n’avons pas l’habitude de les côtoyer, mais lui, je le vois partout désormais.

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Je sursaute parfois, quand une silhouette s’apparente à la sienne, ou quand le même manteau que le sien s’éloigne de moi. Parfois je m’interromps, brusquement, en pleine conversation. Je ne retrouverai la parole que si je suis certain que la personne qui vient d’entrer dans le bar n’est pas lui. Dans ces moments de doute, mes interlocuteurs sont forcément mal à l’aise, puisque mon attitude est communicative. En hiver, c’est d’autant plus difficile. Sa silhouette banale est imitée par la majorité de la population, j’assiste alors à un kaléidoscope de lui, tout le monde joue à lui ressembler, m’empêchant de le retrouver vraiment dans la foule. Parce que je pourrais le retrouver, puisqu’il ne nous a pas quittés, il m’a simplement quitté, moi.

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Quand je le vois vraiment, c’est souvent quand je ne le cherche pas. Les fois où il est entré dans mon champ de vision alors que j’espérais le croiser sont tellement irréelles, que je n’arrive plus à savoir si je les ai inventées, ou si elles se sont vraiment produites. Les autres fois, mon regard se pose sur lui comme sur n’importe qui, je ne le reconnais pas au début, lui fait certainement déjà semblant de ne pas m’avoir vu. Le voir en vrai est toujours décevant, mon fantasme et son souvenir sont tellement plus forts, plus intenses, que sa véritable apparence. Je dois toujours le regarder trop longtemps quand ça arrive, je regarde toujours les choses trop longtemps, me croyant discret alors que je ressemble à un idiot qui ne saisit pas ce qu’il observe. Quand je le fixe, il s’éloigne, en continuant de m’ignorer. Alors, je ne cours pas après, je me rends juste à l’endroit où il se tenait, espérant récupérer son parfum qui s’y serait attardé. Son parfum, lui, est identique à mon souvenir.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Rouge à la gorge.

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J’y suis allé un peu fort en repeignant ce vélo. Au moins cette fois on n’a pas eu besoin de me le faire remarquer. Quoi que je fasse, on me traite de teigneux, alors autant me faire plaisir ! Mais un objet aussi usuel et commun qu’un vélo n’avait pas besoin d’être personnalisé et entièrement peint en rouge. J’aurais pu me contenter d’un vélo classique. D’autant que je n’en fais jamais. Je prends le bus. Mais je fonctionne comme ça, dès que je suis obsédé par quelque chose, il me faut le décliner et l’appliquer à tout ce qui m’entoure et m’appartient. Je ne m’en rends compte que lorsque j’en arrive à faire quelque chose d’un peu absurde. Comme peindre un vélo en rouge, alors que je n’en ferai jamais.

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Le manteau rouge de femme acheté la semaine dernière aurait dû m’alerter. Je n’en trouvais pas d’aussi vif pour les hommes et je voulais qu’il y ait un manteau rouge dans mon entrée. Du coup, j’ai acheté sans réfléchir ce manteau de femme. Alors que je n’en ai pas, de femme. S’ils en avaient fait de cette couleur précise pour homme, j’aurais eu la chance de pouvoir le porter plutôt que de le laisser pendre chez moi. Mais que voulez-vous ? Il n’y en avait que pour femme. J’ai bien tenté de l’essayer, mais, même si la couleur m’allait parfaitement, la coupe ne me mettait pas en valeur. L’entrée de mon appartement, elle, est ravie par l’installation de cette subtile touche de rouge.

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Ça a commencé quand j’ai vu cet immeuble. Rouge évidemment. Quand je vois quelque chose qui me plait, ou qui me déplait, je deviens une teigne. Je ne pense qu’à ça, je rumine, ça m’obsède. Il me faut une autre obsession pour oublier la précédente. Mais ça peut revenir aussi, ce n’est pas très fiable comme système. Quoiqu’il en soit, cet immeuble m’a semblé sublime. Il me fallait du rouge pour lui ressembler. Je me suis mis à bouffer des trucs dégueulasses rien que pour avoir des assiettes le plus rouge possible. Le piment c’est dégueulasse. Mais l’assiette est d’une beauté ! Après j’ai évidemment teint mes cheveux et la décoration de mon appartement m’a laissé sur la paille pour un moment. Mais c’est très joli. Le vélo reste ma dernière acquisition.

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En revenant prêt de l’immeuble en construction (j’avais besoin d’inspiration pour mes futurs achats) je n’ai pas pu m’empêcher de rester fasciné par les grues majestueuses. Leur force me confortait dans l’idée de la suprématie du rouge, et de la bonne conduite que j’avais à m’en parer. J’ai appris qu’une tour entièrement rouge existait à Tokyo. Le voyage finirait d’achever mes finances, mais je ne peux pas louper ça. En même temps, plus je regarde cette grue, plus je constate à quel point l’intensité de ce ciel bleu la met en valeur. Me serais-je trompé ? Je vais essayer le bleu ciel pour en être sûr.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Ma paume sur toi.

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Je profite des instants où tu détournes les yeux pour suivre ta main du regard. Elle te gratte la nuque ou se glisse machinalement sous ton t-shirt. Tu ne le réalises certainement pas mais je rêverais d’avoir la possibilité de te toucher, même un peu, même par accident. J’ai tellement peur que tu le découvres que dans le métro je m’éloigne le plus de toi, alors que nous sommes à côté et que je pourrais laisser ma cuisse se reposer contre la tienne, séparées par l’épaisseur négligeable de nos jeans. Ta peau m’obsède, je souhaiterais simplement poser ma main dessus, même sans caresse, même sans tendresse, même la toucher du dos de la main et sentir ta chaleur. Je sais aussi que j’en ai envie parce que je ne l’ai jamais fait. Une fois que je t’aurai touché, mon obsession diminuera.

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Quand je t’aurai touché, cela deviendra banal. L’émotion passera vite. Je connaitrai ta peau par cœur, je me serai jeté dessus dès que tu m’y auras autorisé. Timidement tout d’abord, ému et tremblant en découvrant ce que j’avais imaginé. Puis plus fort, ne me contentant plus de la paume de mes mains. Une fois que je possèderai ta peau, j’en voudrai encore plus. Je commencerai alors à tenter de la traverser, mon désir sera à l’intérieur de toi. Qu’est-ce qu’il s’y passe ? Qu’est-ce que tu penses ? As-tu désiré ma peau toi aussi, avant que nous soyons amants ? Je voudrais en savoir davantage. Cette peau tant désirée m’apparaitra comme un barrage désormais. Je ne pourrai pas le franchir pour découvrir ce qui m’est inconnu. La possibilité de te toucher quand je le souhaite rendra l’acte moins sacré, et tu m’en tiendras rigueur, et tu m’abandonneras.

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Je désirerai à nouveau te toucher, puisque je n’y serai plus autorisé. Je remarquerai ne pas m’être attardé sur cette zone, ou encore n’avoir jamais embrassé celle-ci. M’avoir fait reculer me fera prendre conscience que je ne voyais plus l’objet de mon désir, que j’avançais trop. De ta peau je me serai tellement approché que je ne la verrai plus. Me remettre à bonne distance me fera la désirer à nouveau. Mais cette fois tu le sauras. Tu ne te gratteras plus inconsciemment et la main sous ton t-shirt aura vérifié que je la regarde avant de s’élancer et me dévoiler à nouveau ta peau. Tu le feras volontairement et je ne t’en voudrai pas. Je sais déjà tout ça et je m’élance pour poser ma main sur ton épaule pour la première fois.

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Monte là-dessus, tu vas rire.

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Nous l’avons tous fait et, selon la réprimande, nous en avons gardé un souvenir amusé ou une honte profonde. Tous les petits garçons ont essayé les chaussures de leur mère. Enfant, les notions de féminin et de masculin s’intègrent très vite. On distribue très tôt la dinette et les camions, les couleurs et la hiérarchie. « Je suis content, je voulais une fille ! ». « C’est un garçon ? Super ! ». L’enfant se verra attribuer un rôle bien défini, avant même de naitre. Le décor sera rose ou bleu, il donnera la réplique ou aura le premier rôle. Si toutefois l’enfant apprend son texte rapidement, il ingère tout aussi rapidement ce qui ne lui est pas autorisé, c’est l’interdit qui devient alors intéressant. Si porter des talons n’était pas interdit à un petit garçon, nous n’aurions même pas eu l’idée de les essayer. Pourtant, nous l’avons fait.

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Certains en auront gardé le goût du ridicule. Se déguiser en femme sera le comble de la honte ! Ressembler à sa mère, de prêt ou de loin, provoquera l’hilarité de son entourage (entourage choisi et mérité). Mais même grimés avec une perruque affreuse et un rouge à lèvres criard, ces hommes ne mettront pas de talons. Une jupe dépareillée d’un haut sans manches sera suffisante. Leur déguisement de femme sans talons sera satisfaisant. Ils ne les mettront pas par peur de l’inconfort ou du manque de maîtrise. Mais leur véritable peur sera d’aller trop loin dans le jeu, de se souvenir de ce jour où, enfant, ils ne les ont pas mis pour rire, mais pour braver un interdit. Il leur sera trop dur d’admettre qu’avant de se moquer de leur mère, ils l’ont enviée.

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Du rire gras misogyne, j’en suis revenu. Même les femmes s’y mettaient, à rire. Elles pensaient se moquer de l’homme déguisé, plantant lui-même un couteau dans sa virilité pour en tester l’épaisseur, mais elles ne réalisaient pas être le fond de la blague. On se moquait d’elles aussi, quelque part. J’ai ri, je ne le cache pas, mais je m’en suis vite voulu. Pendant les rires, je découvrais du confort dans ces chaussures (j’avais osé pousser le costume à l’extrême en les ajoutant). J’ai alors mis des talons pour le plaisir. Le lendemain de cette soirée déguisée, je les ai à nouveau portés, comme un enfant qui se retrouve enfin seul pour procéder à son expérience. Mes jambes étaient belles, rehaussées par ces centimètres de bois qui m’étaient interdits. J’aimais la sensation de ne pas complétement toucher le sol quand je me déplaçais, risquant de tomber. Je contrôlais ma démarche, je me tenais mieux même, plus droit. Ma virilité me brisait le dos, elle. J’ai donc décidé de les garder. La tenue criarde et la perruque mal coiffée ont échoués dans la poubelle, mais cette paire de talons noirs est cachée dans un angle de ma penderie, derrière le bac de linge sale. Je les porte assez souvent, pour me soulager le dos.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Le lent suicide.

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Je me suis autorisée un verre une fois l’enterrement terminé. Je n’avais plus touché à l’alcool depuis des années, même aux grandes occasions je n’y trempais les lèvres qu’un instant et posais le verre loin de moi. De toute façon, quelqu’un finirait par le boire. De mémoire, l’alcool ne me rendait ni triste, ni joyeuse, ni méchante. Je n’en buvais plus parce qu’il en buvait trop. Ça n’empêchait pas ses humeurs, mais rester lucide face à une personne ivre vous épargne davantage. Physiquement j’entends. Ce verre après la cérémonie ne célébrait rien de particulier. Je ne me vengeais pas de son addiction en le lui adressant. J’avais simplement besoin d’un remontant, et je pouvais désormais baisser ma garde.

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Pour le meilleur et pour le pire. Ils auraient dû ajouter la mention « la personne face à vous étant susceptible de changer, si toutefois elle se met à boire, mais vous devrez aussi accepter cet autre au sein de votre mariage ». J’aurais répondu « oui » de la même façon. J’ai appris à patienter. J’ai appris à excuser. Son intelligence l’y poussait, à boire. C’était le seul moyen qu’il avait pour supporter son quotidien, ses traumatismes et limiter les questions qui en résulteraient. Je n’étais pas de taille. Pour lui, il était plus simple de se noyer que de se confier. J’acceptais, sans le savoir, mon union avec un fantôme. Le souvenir de celui que j’ai épousé. C’est le suicide le plus long qu’il nous soit donné de constater, la vie d’un alcoolique.

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Mon deuil se fit en deux temps. Le deuil immédiat, la perte de sa présence tout d’abord. Son départ était plutôt un soulagement pour être tout à fait honnête. Même si j’étais optimiste, je n’ai jamais récupéré l’homme qu’il a été. Derrière son mode de vie, je m’attendais au retour du mari que j’avais connu avant notre mariage. Quelque part, je croyais toujours en ce retour. Je conservais son potentiel, il me reviendrait un matin en s’excusant de s’être mis à boire. Ces excuses n’ont jamais été prononcées. Veuve, j’ai redécouvert mon côté gauche. Pendant des années, au lit, je lui ai tourné le dos pour ne plus sentir cette odeur de vin rouge qui persistait malgré tout. J’ai dormi pendant près de 50 ans sur mon côté droit. Quand je me suis tournée vers sa place désormais vide dans le lit, j’ai redécouvert mon côté gauche. Je ne l’avais pas employé depuis qu’il s’était mis à boire. Cette position dans notre lit, me rappela l’homme que j’avais aimé. Celui-là me regardait m’endormir. Je compris que je n’avais pas enterré qu’un alcoolique qui avait usurpé l’identité de mon mari, j’avais aussi perdu celui que j’avais épousé. Le véritable deuil pouvait alors commencer.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Ma peau sans tatouage.

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Certains symboles ont dépassé le stade de la simple géométrie. Une émotion s’en dégage instantanément. Qu’on se sente idiot pour comprendre d’où ils viennent ou qu’on soit suffisamment instruit pour connaitre leur origine, ils déclenchent un sentiment. Celui qui ne sait pas vraiment n’osera plus rien dire, son respect sera forcé. Celui qui sera informé prendra le risque de n’être que factuel et d’oublier de comprendre. Pourtant, il faut réfléchir, il faut ressentir. Les symboles sont puissants, certes, mais le plus important ce ne sont pas les symboles, ce n’est pas la géométrie, ce n’est pas ce que nous savons vraiment ou non. Le plus important, c’est de se souvenir, d’une façon ou d’une autre.

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Je n’aurai jamais de tatouage. Non pas parce qu’on en a tatoué d’autres avant moi pour de mauvaises raisons, le tatouage a aussi eu ses rites heureux, plein de joie et de force, mais je souhaite simplement garder ma peau vierge parce que les symboles me font peur. On peut mettre n’importe quoi sur une idée et inversement. Les indiens à l’origine du svastika n’auraient jamais imaginé qu’il soit repris par l’idéologie nazie. Du coup, je me dis que n’importe quel fruit, n’importe quelle forme, n’importe quelle ligne pourra un jour me plaire, mais aussitôt m’être retiré pour une idée, qui elle ne me correspondra pas. Un tatouage pourrait se retourner contre moi. Les choses ne nous appartiennent pas, les symboles ne nous appartiennent pas, seuls restent les noms. À ceux-là, je m’efforce de ne pas donner trop d’importance non plus.

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Se souvenir d’un nom est déjà plus juste que de se souvenir de n’importe quelle croix, elles continueront d’être associées aux idées qu’on voudra leur donner. Un nom lui aura déjà plus de sens propre. Si en plus le prénom peut accompagner le nom, le souvenir n’en sera que plus honnête. On ne peut pas porter la faute de nos aînés en ayant que pour seul crime celui de porter leur nom. Au contraire, c’est une chance formidable que de porter un nom maudit, si tant est qu’on puisse en faire quelque chose de plus fort que la malédiction qui nous a précédés. Les croix elles seront incapables de quoique ce soit, elles se substitueront les unes aux autres, s’affronteront, se briseront, mais seuls les noms méritent notre mémoire et nos émotions.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Où est Charlie?

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J’avais 30 ans quand cela s’est produit. C’était hier, mais j’en parle déjà comme j’en parlerai toujours désormais. Ces tragédies dont on se souvient précisément. Tout le monde est capable de dire ce qu’il faisait et où il était le 11 Septembre 2001. Il en sera ainsi pour les évènements d’hier. J’avais 30 ans quand cela s’est produit. L’information m’est apparue sur Facebook. Un ami qui poste trop d’articles avait glissé celui-ci en mettant en avant le nombre de morts déjà comptés. Le trop plein d’information m’a induit en erreur en me laissant croire qu’un attentat avait eu lieu à Richelieu Drouot, à une station de métro de mon travail. Je continuais d’errer sur le net quand je réalisai avoir mal lu. Ce n’était pas prêt de mon travail, à Richelieu Drouot que cela avait eu lieu, mais à Richard Lenoir, prêt de mon domicile, en bas de ma rue.

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Une fois l’article lu, mon fil d’actualité s’était déjà rempli de l’information (un ou deux contacts trouvaient encore le temps de se plaindre de choses inintéressantes, mais globalement, l’info allait vite, très vite). J’ai tout d’abord été choqué : des journalistes tués en plein Paris pour des dessins, quelle mauvaise blague nous faisait-on là ? Puis j’ai pensé rapidement aux retombées d’un tel drame. Nous allions avoir droit à une récupération politique évidente, une tribune pour les réactionnaires que nous entendions déjà trop ces derniers temps (je défends la liberté d’expression, mais si on pouvait arrêter de donner la parole aux mêmes personnes tout le temps, ce serait merveilleux, ils trouveraient de toute façon un moyen pour continuer à éructer leurs peurs). S’en suivraient aussi les amalgames, la stigmatisation, et le grand constat. Depuis l’avènement des réseaux sociaux, nous effectuons ce que j’appelle le « grand constat ». Il n’y a pas plus de racisme, plus d’ignorance, plus de militantisme, plus d’individualisme qu’avant. Il y a désormais la possibilité d’écrire ce que les gens pensent en permanence, grâce aux réseaux sociaux. L’avènement de la liberté de parole avec tout ce qu’elle comprend de merveilleux et de rance à la fois. Le grand constat de notre société. « Dites-moi, on en est où niveau racisme et autre ? » « Créons les réseaux sociaux, on sera vite fixé » « Parfait ! ». Les commentaires haineux et idiots allaient pulluler aussi rapidement que l’information, laissant dans son sillage un terrain aux relents moisis. Ce bistrot virtuel allait s’en donner à cœur joie.

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Ce que je n’avais pas anticipé, c’était l’émotion. La mienne tout d’abord. A 30 ans, on se souvient de Cabu grâce à sa collaboration avec Dorothée lors de notre enfance. Cet homme avec une coupe de cheveux étrange qui restait silencieux lorsqu’elle chantait à ses côtés pendant qu’il dessinait son nez, à Dorothée. Il était peut-être silencieux à l’époque, mais ses dessins faisaient du bruit, et je trouvais ça très bien. C’est utile de faire du bruit, ça rallume toujours les lumières du bistro, mais pour ma part j’avançais dans mes réflexions, je cherchais à comprendre pourquoi tel sujet me choquait, tel dessin m’interpellait ou me faisait enfin rire d’un sujet que je trouvais trop grave. Puis l’émotion collective est apparue. Des milliers de gens se sont rassemblés, défiant la peur d’un nouvel attentat, scandant « Je suis Charlie » d’une seule voix. Mon pessimisme des premières heures s’est confronté à cette foule et sa force. Qu’allait-il advenir de cette solidarité ? Quand les politiques allaient-ils se remettre à parler ? Comment évoluerait notre société ? Je n’en savais rien. Mais ces rassemblements resteraient à jamais. Je sais qu’ils ont eu lieu, j’y étais, je suis Charlie.

Photos choisies par: Anthony Navale

Texte: Charlie

Attendez.

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Je savais que j’aurais dû prendre ce livre. Je suis un radin de ma propre énergie. Par paresse, estimant ce bouquin trop lourd pour le porter toute la journée, je l’ai laissé sur ma table de chevet. Je me disais que j’allais le trimballer pour rien, et qu’il n’y aurait pas de raison pour que j’aie le temps de le sortir. Mais à chaque fois que je prends une décision, je me dis aussitôt que j’ai tort. Je savais en le laissant que « comme par hasard » j’aurai un moment dans ma journée où il m’aurait aidé à patienter. Si je l’avais pris par contre, ma journée aurait été bien remplie, sans répit pour me poser et j’aurais regretté de m’être trimballé un poids mort. Mais je ne l’ai pas pris et me voilà à attendre, sans rien à lire.

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J’essaie de lui faire comprendre qu’elle me plait mais je crois que mon regard la terrorise. Quand j’attends, j’ai une sale gueule. J’aimerais engager la conversation ou simplement avoir l’air plus sympathique, mais si je me mets à sourire à une inconnue, je vais devenir flippant. Du coup j’essaie de capter son attention mais rien n’y fait, je dois avoir ma tête de tueur. Celle qui me surprend moi-même quand soudain, dans le métro, la rame quitte le quai pour s’engouffrer dans le tunnel et les vitres se transformant en miroirs me renvoient l’image de ma tête, sinistre. Je ne fais pas exprès. Quand j’attends, j’ai une sale gueule.

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Je n’ose plus regarder. Je ne suis pas une fille timide, mais maintenant, je cherche toujours à regarder ailleurs. À cause de cette fois où, me voulant sympathique, j’ai envoyé un léger sourire à un garçon qui me regardait. Je pensais lui plaire. Il m’a incendiée, me traitant d’allumeuse, que ça ne se faisait pas. J’étais foncièrement contre cette idée que les femmes ne puissent pas draguer en premier ou même simplement flirter, mais mon militantisme s’arrête là où ma sécurité est en jeu. Donc je regarde ailleurs. C’est dommage, j’ai cru plaire à celui-ci aussi.

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J’aimerais qu’elle arrête de me parler. J’espère toujours avoir un moment de silence, mais jamais elle ne s’arrête de me parler. J’étais content de devoir me rendre à ce rendez-vous sans elle, l’attente m’aurait offert une pause, mais non, il a fallu qu’elle souhaite m’accompagner. Ce n’est que du bruit, ça ne veut plus rien dire. Je ne fais même plus semblant d’écouter ou d’acquiescer, et elle n’attend même plus que je réagisse, elle déblatère, en me montrant des articles inintéressants ou en évoquant une rumeur qui ne méritait même pas qu’on la répète. J’envie ces personnes qui attendent seules. Ils peuvent profiter de leur pause. On se plaint d’attendre beaucoup dans une vie, mais j’aimerais attendre en paix.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

L’enfant à barbe.

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Il est naturel pour moi de m’amuser. Ça l’a été pour nous tous. Enfants, nous ne pensions qu’à ça. J’ai simplement continué à le faire, avec la même énergie qu’à cet âge. Je cours partout, je n’ai pas la fatigue dont ceux de mon âge se plaignent constamment. Je me déguise, j’invente des histoires. Tout est amusant et je ris pour un rien. On pourrait me penser simplet. Un adulte qui se comporte comme un enfant n’est compréhensible que s’il a bu. Mais moi qui ne bois pas, je suis perçu différemment. Je ne comprends pas pourquoi l’âge détermine le comportement. Pourquoi tolérer les actions des enfants et juger les miennes ?

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Je constate simplement que je n’ai pas changé. Je suis resté un enfant. Mon corps ne trahit que le temps qui passe, je ne peux pas le nier, mais mon attitude est restée égale depuis. J’ai conservé un regard d’enfant. Ma notion du temps est biaisée par exemple, je peux consacrer des heures à une activité inutile et devenir impatient pour ce qui s’avérera être une lubie, un caprice de vieux. D’aucuns pensent que c’est dû à mon statut d’enfant unique, on irait même jusqu’à dire que je refuse la réalité et que je force cette attitude pour fuir une vie responsable. Mais encore une fois, pourquoi interdire aux adultes ce qu’on autorise aux enfants ? Généralement c’est l’inverse, les enfants n’ayant rien le droit de faire se réfugient dans l’amusement. C’est tout ce qui leur est autorisé de faire.

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Mon plus gros problème c’est de ne plus rien apprendre. Lorsque je fais une bêtise, plus personne n’est là pour me réprimander. Plus personne n’est là pour m’éduquer. Le degré d’amusement est donc moindre. J’invente encore des jeux, je rigole toujours quand je suis surpris, mais on ne m’arrête plus. Personne n’a ce pouvoir sur moi. Personne ne me canalise, ne m’arrête, ne me demande de faire moins de bruit, ne me dit de grandir… Ils pensent que je suis devenu fou. Mais ils se trompent, je ne suis rien devenu du tout, justement, je suis juste resté un enfant.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Se mettre au vert.

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On me l’a fait remarquer. Je n’en avais pas conscience. Cette obsession était involontaire. D’autres s’en étaient aperçu avant moi. Ce qui prouvait à quel point j’étais atteint. Comment une simple couleur s’est-elle transformée en obsession ? Je déteste les portraits chinois. Se définir avec un seul adjectif, un animal ou une couleur, je trouve ça trop simpliste. Le vert, pour moi, était une couleur parmi tant d’autres. Je n’ai pas de couleur préférée. Pourtant, je me suis mis à en mettre partout. Mes vêtements tout d’abord. Une touche de vert de-ci de-là… Ensuite j’en ai mangé davantage, pensant équilibrer sagement mon alimentation. Puis je me suis mis à cuisiner du vert, dans des recettes où on ne l’attendait pas. C’est d’ailleurs à un diner que j’organisais, qu’on s’est inquiété de comprendre mon obsession.

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J’étais surpris. Se soucier d’une telle chose me semblait ridicule. Mais l’ensemble de mes invités partageait cette inquiétude. Ils me regardaient avec la culpabilité qu’on a de dire à un ami qu’il nous a déçu. Gêné d’un tel procès, je me rendis vite compte qu’ils avaient raison. J’étais anormalement attiré par le vert. Plus qu’un excès de goût, cette couleur était devenue une émotion à part entière. Que j’aille au cinéma, au travail ou que je dorme, je ne voyais que lui. Sans savoir pourquoi. Il m’évoquait une sensation agréable, un souvenir de bien-être. Comme lorsque l’on croise un parfum familier, sans savoir à qui ou à quoi il nous renvoie. Je devais comprendre ce qui m’attachait à lui. On ne tombe pas amoureux sans raison, encore moins d’une couleur… La clef était là. Mon amour pour le vert correspondait à un amour véritable. J’étais amoureux. Il y a longtemps.

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Le cerveau a cette fâcheuse tendance à stocker des informations qui resurgissent aléatoirement sous forme d’émotions. Mon amour du vert était un substitut absurde à cette histoire que j’avais oubliée. Cela n’avait duré qu’un après-midi. Nous l’avions passé ensemble. Il m’avait proposé qu’on aille se baigner, alors qu’on ne se connaissait pas. Je trouvais cette requête étrange, mais comme nous étions les deux seuls de notre âge sur cette plage, je ne me suis pas formalisé. Ça semblait même logique de tuer le temps ensemble. Les heures passèrent très vite. Ce que je n’avais pas compris c’est que la perfection de ce moment n’était pas due à une amitié inattendue, mais bien à de l’amour que nous n’aurions jamais eu le courage d’assumer à l’époque. Un désir que nous étions trop jeunes pour comprendre. Il m’avait fait remarquer que le soleil avait des teintes vertes, un court instant, avant de se coucher. Il me sembla percevoir ces rayons verts à l’instant même où ses parents venaient de l’appeler pour quitter la plage et rentrer. Je lui dis au revoir maladroitement, et il me serra la main trop longtemps. Nous savions que nous n’aurions pas le courage d’échanger nos adresses. Deux garçons ne font pas ça. Alors ne sachant pas où il est aujourd’hui, je l’aime à travers le vert.

Images: Yohann Lavéant

Texte: Anthony Navale