famille

Pourquoi irais-je ailleurs?

10405802_10203251070189172_1703001823_n

De tout ce que j’ai pu voir dans ma vie, je crois que seul cet endroit n’a pas changé. Sa constance me rassure. J’y viens dès que possible. Des éléments aussi basiques que l’eau, la roche et l’air m’apaisent. J’ai tout vécu sur cette plage. Les premières blessures, les premiers dangers, l’apaisement de la chaleur du soleil. Tout ce que vous vivez ensuite n’a pas la même force. Enfant, vous manquez de vous noyer, et vous souhaitez y retourner. Vieux, vous ne tentez plus rien. Le seul endroit où je souhaite retourner, c’est ici.

10385954_10203251069869164_1276442249_o

Les lieux de notre enfance ont cette force. Il n’y a qu’à cette époque de notre vie que le décor est important. Ensuite vous subirez des endroits, serez surpris par d’autres, mais seuls ceux de votre jeunesse auront du caractère et une émotion. Chaque mètre carré de cette plage possède une histoire, un souvenir précis. Je m’y vois partout, à des âges différents. Une multitude de moi. Je cours, joue, nage, dors et pleure. Ailleurs, je ne m’y retrouve jamais.

10358800_10203251070109170_1407511634_o

Cette femme qui réprimande son enfant n’a rien compris. Il fallait le laisser faire, aller au bout de sa bêtise. Il aurait appris quelque chose d’important, quelque chose qui resterait pour toujours. Il se serait souvenu de cette plage, comme moi. Cette plage commençait à s’installer dans sa mémoire et elle l’en a empêché. Banalisant cet instant, le remplaçant par une vulgaire leçon… Pour peu que ces gens soient de passage, jamais cet enfant n’aura ce décor ancré à vie. Mais je suis bien présomptueux de la juger, moi qui n’aurai jamais d’enfant.

10409822_10203251070029168_775552933_n

J’ai toujours tout choisi dans ma vie. Et renoncer à me reproduire était assez simple. Je m’étais sorti miraculeusement de mes expériences, je ne me voyais pas refaire le même parcours au travers d’un autre dont j’aurais la responsabilité. Je me suis débrouillé jusque-là, rien ne me dit que je réitérerais cet exploit. Donc je continue de choisir. Tout comme ma fin. Je l’ai choisie, sur cette plage. Le seul endroit qui ait du sens à mes yeux. Elle m’a façonné, elle me verra partir. J’irai me baigner une dernière fois, et ne ressortirai pas de l’eau. Ajoutant ainsi une nouvelle image de moi dans ce décor. Un vieil homme qui va se baigner, nageant bien plus loin que le petit garçon qu’il était.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Droit dans les mains.

mains 1

Depuis qu’on ne doit plus regarder les gens dans les yeux, je focalise sur leurs mains. Dans les transports en commun, il m’arrive d’être dans les bras de parfaits inconnus, à cause du monde, et malgré cette proximité subie, nos regards ne se croisent jamais. Un proche qui vous effleure l’épaule accidentellement ou pose sa main sur votre bras peut vous bouleverser mais être collé à quelqu’un, que vous n’avez jamais vu auparavant, dans les transports en commun, ne nous surprend même plus. Pas de bouleversement, pas d’excitation et encore moins de regards.

mains 2

Obligée d’éviter leurs yeux, je me suis mise à regarder leurs mains. Je suis curieuse, et j’ai besoin de connaître ceux qui m’entourent. J’ai vite réalisé que les mains en racontaient souvent davantage que les visages. Cet homme est marié, cette femme s’aime coquète, celle-ci est plus âgée qu’elle ne souhaite le montrer, celui-là exerçait un travail physique intense… Ces mains m’expliquent tout. Mes voisins n’ont plus aucun secret. S’ils sont stressés, tout en essayant de faire bonne figure, je serai dans la confidence, sans avoir risqué de les énerver davantage en les regardant directement dans les yeux. C’est en m’attardant aussi sur ses mains, que je suis tombée amoureuse.

mains 3

Elles étaient belles, très belles. Il n’y avait aucun défaut dans la qualité de la peau, les ongles étaient réguliers et surtout, elles ne me racontaient rien. Je n’avais rien pu deviner de ses mains, hormis leur beauté. Leur position semblait détendue mais ferme. J’avais vu beaucoup de mains, j’étais devenue experte dans leur analyse, et je me retrouvais comme une débutante qui commence seulement à comprendre ce qu’elle regarde. Je devais savoir à qui elles appartenaient, je devais prendre le risque de le regarder, même très vite ! Dans mon audace, j’ai vu qu’il me regardait déjà, amusé par mon observation minutieuse de ses mains. Il était aussi beau qu’elles.

mains 4

Lors d’une promenade avec sa mère, j’ai été très surprise. Toute leur famille s’entendait à dire qu’ils se ressemblaient beaucoup lui et elle, et effectivement leurs visages partageaient beaucoup de traits similaires. Je n’avais jamais remis en cause leur ressemblance, jusqu’au jour où nous nous sommes retrouvés ensemble dans un bus. Leurs mains étaient complètement différentes ! Elles ne se ressemblaient pas du tout. Après avoir été amusée, je réalisais que j’avais déjà rapidement installé des aprioris lors de mon observation de mains inconnues. J’étais tombée dans un jugement rapide et codifié. J’avais appliqué le même jugement hâtif que celui qui nous a poussés à ne plus croiser nos regards… Je décidais alors de ne regarder que mes propres mains, ou encore les siennes.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Sa féminité.

Image

La féminité m’a attiré très vite parce qu’elle m’était interdite. Tout ce qui nous est interdit nous attire, on le sait parfaitement. Mais comment se soumettre à une interdiction dont la personne qui en est exempte semble si fière ? Car elle adorait sa féminité. Elle s’en était appropriée tous les codes, et même dans l’excès, elle semblait comblée. Sa personnalité s’articulait autour de cela. Sans maquillage ou sans tenue convenable, elle n’était qu’un fantôme. Nous ne pouvions pas la voir, elle fuyait nos regards. Mais dès qu’elle était prête, nous ne pouvions plus nous en détourner. 

Image

Je bravais l’interdit petit à petit. Je me suis essayé à des jeux facilement dissimulables. La gestuelle tout d’abord. Cette délicatesse, très souvent inutile et fastidieuse dans la moindre entreprise, s’appliquait sur mon corps sans artifices. Puis j’en suis venu à appliquer ses artifices sur mon corps. Le rouge à lèvres tout d’abord, quelques vêtements à l’occasion, mais, même si ces derniers n’étaient pas à ma taille, il me manquait quelque chose. J’ai d’abord cru que ça venait des cheveux, ma coupe de garçon m’empêchait d’atteindre cette féminité. Puis en voyant des femmes aux cheveux courts, j’ai compris que je n’avais pas saisi ce qui était le plus puissant. Le regard. 

Image

Les yeux de celles qui se prennent au jeu de la féminité ont un pouvoir et une malédiction. Ce regard appuyé, forcé et maquillé est perçant, insoutenable et envoutant. Par contre, l’excès de produits ou l’habitude d’être soumis à cette puissance le fatiguent et le ternissent une fois dénudé. Le fantôme réapparait, pour vouloir disparaitre. Dès que j’eu compris ce stratagème, je m’employais à me l’adapter. Et ça fonctionnait. Mon regard obtenait une nouvelle force, une facilité de déplacement pour atteindre mes cibles. C’est aussi là que je compris les limites de la féminité. Car sans maquillage, mon regard restait puissant, car je l’avais forgé sans ça, je n’avais pas fondé ma personnalité sur ça. La superficialité me dégoutât instantanément, et je décidais de n’aimer que les regards nus.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Regarder ses regards.

Image

Il semblait vouloir autre chose. Je ne lui suffisais plus. Il restait prêt de moi mais je ne lui suffisais plus. C’est peut-être la suite logique des choses. On devient tout l’un pour l’autre et puis finalement on réalise que nos besoins sont plus grands que l’autre. « Tout » n’est pas suffisant. Il faut davantage, il faut ailleurs. Le plus difficile est de se résigner à laisser l’autre regarder ailleurs, autre chose. Mais pour qu’il soit bien, j’allais le laisser faire.

Image

J’avais beau lui avoir donné cette liberté, il restait toujours là, prêt de moi. Et continuait de regarder ailleurs. Il n’y allait pas. Que devais-je faire ? Le garder prêt de moi, alors qu’il rêve d’autres choses, est égoïste. Peut-être n’a-t-il pas besoin de moi pour reprendre cette liberté, du coup il n’attend pas après ma bénédiction, mais compte bien le faire de lui-même, quand il le souhaitera, sans se soucier de moi ? J’étais incapable de voir que finalement, cet état lui allait bien, et que c’est moi qui ne trouvais plus la sérénité. Je pensais pour lui, et je pensais mal.

Image

J’étais dans l’erreur. Il regardait ailleurs pour profiter davantage de ce qu’il avait. Il ne regardait pas plus loin pour ne plus me voir, mais pour constater que tout allait bien pour lui, chez nous. Il n’était pas question d’herbe plus verte ou de ciel moins couvert ailleurs, mais plutôt de nous prévenir des orages. J’avais peur de ne plus être « tout » pour lui, alors qu’il en était assuré et ne faisait que s’en convaincre par ses regards ailleurs. Peu importe leur direction, son attention était sur nous.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Je suis dans le train.

Image

Je ne rate jamais mes trains. Je suis toujours en avance. Cette habitude m’a permis d’observer précisément les gares. Et il n’y a rien de plus vivant qu’une gare. Tout le monde a quelque chose à y faire. À chaque heure, cette foule va être éclatée dans tout le pays, retrouver des personnes proches ou en perdre. Nous sommes tous réunis au même endroit dans l’attente de vivre quelque chose, de plus ou moins passionnant. Ceux qui attendent quelqu’un vont forcément passer un moment inédit, ne serait-ce que par l’absence de cette personne. Ceux qui rentrent auront certainement des choses à raconter, des habitudes à reprendre ou simplement une lessive à faire. Mais les plus chanceux, à mon sens, sont ceux qui partent. Et aujourd’hui je suis chanceux.

Image

Que ce soit pour un weekend romantique, un enterrement ou une obligation professionnelle, mon voyage en train se déroule toujours de la même façon. Ce rituel me passionne. J’observe d’abord mes compagnons de voyage. Je m’amuse toujours à me demander si les passagers autour de moi seraient à la hauteur d’un casting de film catastrophe s’il nous en arrivait une, de catastrophe. Ensuite, je ne sors aucune de mes affaires tant que nous n’avons pas quitté la ville et sa banlieue. J’observe les gens dehors. Cette femme attend-elle un train pour simplement aller faire des courses ? Ces personnes n’ont-elles pas d’autre endroit pour trainer que la gare ? Ce garçon fuira-t-il un jour cette petite ville, comme je l’ai fait à son âge ?

Image

Après avoir inventé la vie de ceux qui m’entourent, je reprends en main mon voyage. Un voyage est ce qu’on en fait. Un bébé pourra s’époumoner à vos côtés, il vous suffit d’anticiper ce scénario. Je suis particulièrement serein dans un train, bébé à bord ou non. Lorsqu’on achète son billet, on ne s’intéresse qu’à l’heure de départ, et à celle d’arrivée. On se fout de savoir ce qu’il se passera entre ces deux horaires. Et c’est là que la sérénité intervient. On n’attend rien de vous pendant cette période. Vous n’avez pour seule mission que de vous rendre d’un point à un autre. Entre ces deux points, vous lisez ce que vous voulez, vous écoutez ce que vous voulez, vous pensez à ce que vous voulez. Vous êtes dans un temps mort. Même votre situation géographique vous est inconnue. On ne peut pas vous déranger, vous êtes en transit.

Image

Les paysages vous renvoient à cette condition. Vous êtes dans une zone sans nom, sans habitants. Votre vie est suspendue un instant. Vous pouvez avoir les pires soucis de votre existence, il vous suffit de vous hypnotiser en regardant dehors. Les voyages en train sont une petite thérapie. Une parenthèse avant d’arriver et de prendre un nouveau rôle dans la gare de votre destination. Cette fois-ci, je jouerai celui qui revient.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Ils sont où je les ai laissés.

Image

Je n’y ai pas vécu longtemps mais je m’en souviens parfaitement. J’y suis même né. Quand on est enfant on ne fait qu’observer. L’expérimentation arrive après. Dans leur observation, je remarquais que mes parents lâchaient prise quand ils étaient dans leur meute, notre famille. La meute vivait toujours dans des rues voisines, pour faciliter les retrouvailles incroyablement fréquentes. C’était ma réalité. Ce n’est que plus tard que j’ai compris que ma relation avec mes cousins étaient plus fortes que certains frères et sœurs que j’ai ensuite pu croiser. J’avais donc 15 « frères » et « sœurs ». Alors que mes parents semblaient s’amuser davantage qu’avec moi, je les comprenais puisque je ne buvais pas la même chose qu’eux, mes grands-parents eux les regardaient calmement. Deux générations qui observent celle qui les sépare. Leurs repas étaient très animés, j’ai arrêté de sursauter à cause du bruit grâce à eux. Je me rends compte qu’ils étaient plus jeunes que je ne le suis aujourd’hui. Et je suis très bruyant aujourd’hui.

Image

En dehors du bruit que j’ai vite appris à apprivoiser, j’ai expérimenté énormément de choses. Le rapport de mon corps avec la matière avant tout. Je comparais les textures entre elles. Le bois de certains jouets était plus brut, voire dangereux avec ses échardes, que le plastique de certains autres. Le plastique, lui, me semblait parfait, jusqu’à ce que l’impression dorée de la marque de fabrique ne se décolle pour rester coincé dans mes empreintes digitales. Je considérais ce phénomène comme « les échardes du plastique ». Plus douloureux que les échardes, il y avait la moquette courte. Je voulais imiter un de mes « frères » qui glissait sans cesse par terre chez lui, quand je me suis brûlé violemment les genoux… Il avait du parquet… Le sable lui me dégoûtait profondément surtout quand je le sentais enfoui à la base de mes cheveux. L’eau par contre était amusante. Les bords de mer sont un espace rêvé pour grandir. Mais le rêve ne dure pas longtemps si je me fie à eux.

Image

Grandir a en ça de tragique qu’on comprend que ce qu’ils font n’est pas la vérité. Et surtout qu’il ne faut pas forcément les suivre. Leurs rituels restaient les mêmes. Se voir, boire et rire. Ils étaient protégés de la vie jusqu’à ce que la vie se rappelle à eux. Le premier drame leur fit comprendre qu’on ne pouvait pas que boire, rire et manger. Et de spectateurs nous devenions acteurs. Ils se référaient à nous. Nous devenions une espèce de miroir plus ou moins bien réfléchissant. Pour certains, ils se sont mis à nous prendre au sérieux en s’occupant davantage de nous. Pour d’autres nous étions des ennemis, qui avions pour mission de leur rappeler le temps qui passe. Je n’ai pas appris qu’à distinguer le sable du plastique là-bas… J’ai découvert bien plus, et je suis parti.

Image

Je n’y retourne que pour des occasions bien précises. La joie de leurs repas n’existe plus que dans mes souvenirs. Leurs bruits me font à nouveau sursauter.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Nous n’étions pas enclins à vivre ensemble.

Image

De par notre éducation commune, nous n’aurions jamais dû en arriver là. J’ai toujours cultivé ma différence. Pour moi avant tout. Je rêvais de légèreté, que tout soit simple. J’ai choisi le BLEU pour ça. Pour que tout soit plus léger. Aucune provocation. Juste un message simple. Mon message n’était pas clair. Du moins, les autres n’étaient pas prêts pour ça. 

Image

Je ne sais pas pourquoi il a eu cette idée. Je ne comprends jamais ses idées. Il savait parfaitement qu’il nous provoquait, sous ses airs de ne pas y toucher. Je l’ai pris pour moi tout d’abord, on m’a toujours donné le rôle du second. Second, pourquoi pas ? Mais second après lui je ne peux plus… C’est pourquoi en réponse directe à son BLEU ridiculement léger, j’ai tranché pour le ROUGE. Il devait voir que je ne serais jamais comme lui ! Le ROUGE lui déclarait la guerre ! Il a pourtant trouvé le moyen de me faire un compliment ! Comme s’il se foutait totalement de la situation dans laquelle nous étions ! Il voulait avoir un coup d’avance encore une fois. Je le défiais, et il prétendait qu’il était déjà au-dessus de cette défiance ! Je vomis cette fausse sérénité, je vomis son BLEU, je le vomis lui. Et mon ROUGE ne laissera plus aucune trace de tout ça, il brûlera le dégoût, son dédain, ma défiance, rien ne survivra ! 

Image

Je fonctionne toujours par tradition. Par tradition le ORANGE était acceptable. Par tradition le ORANGE était notre origine commune, nous avions été conçus de cette façon. Par tradition nous devions nous voir, tous les ans, pour le même dîner. La tradition était parfaitement respectée, jusqu’au jour où un de nous a fait le choix de rompre avec le ORANGE. Ça m’a tout d’abord surpris, et puis je me suis dit que la tradition du dîner ne reposait pas que sur le ORANGE. Ce n’était qu’un élément de notre tradition. Lorsque le ROUGE fut introduit, là j’ai mis plus de temps à m’en remettre. Pourquoi vouloir apporter tant de nouveaux éléments à notre rendez-vous ? Depuis toujours nous étions trois ORANGEs. Et maintenant je me portais seul garant de la tradition. Je devais être fort pour ne pas céder et maintenir ce qui nous a toujours unis. Alors cette année j’ai décidé de ne pas changer comme les autres l’avaient fait. Cette année, comme toutes les autres, passées et à venir, je resterai ORANGE. 

Image

Nous ne communiquions plus. Ce dîner fut plus court que les autres. Nous ne le savions pas mais ce dîner n’avait plus de sens. Le dernier toast fut un au revoir. C’est aux adieux que nous levions notre verre.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale