Auteur : Anthony

Auteur amateur de photographies et de théâtre. Le mélange des trois est une bataille que j'aime livrer.

Je suis le maître du monde.

DSC_0133

J’ai vu le film 473 fois. Je n’ai pourtant jamais été dans l’excès, j’étais quelqu’un d’assez raisonnable. Je me considérais même comme un consommateur moyen pour le reste. Je ne regardais que ce qui passe sur les premières chaînes et je n’étais jamais déçu. Je n’avais jamais réagi de manière démesurée ou passionnée. La seule folie que je me sois un jour permis remonte à l’enfance, où j’avais utilisé la monnaie du pain pour m’offrir des bonbons sans autorisation parentale préalable. Initiative juvénile et rebelle. Mes folies se sont multipliées après le visionnage de ce film. Il m’obsède et me pousse à dépenser bien plus que la monnaie restante de l’achat du pain. J’en suis venu à m’acheter un paquebot et son équipage, pour moi seul.

DSC_0081

Lors de mon premier voyage à bord d’un navire pour me replonger dans l’ambiance du film, j’ai été terriblement déçu. J’avais anticipé le mal de mer, ne sachant pas si j’y serais sensible ou non, mais je n’avais pas pensé que les passagers me dérangeraient à ce point… Ils n’étaient pas du tout dans le thème ! Certains se promenaient en tongs et en short ! Dans un paquebot ! J’étais scandalisé. Où était leur devoir de mémoire ? Comment pouvaient-ils prendre la mer comme s’ils étaient en vacances ? Certaines petites filles s’amusaient à refaire des scènes du film, celle à la proue étant plus populaire que celle à la poupe, question de sécurité certainement, mais leurs parents se souciaient peu de respecter l’œuvre. J’ai donc décidé d’économiser suffisamment pour me payer la croisière seul. J’ai même exigé que le personnel soit habillé comme au début du vingtième siècle. Je fais l’effort de me gominer les cheveux, ils peuvent tout à fait porter la tenue des employés de l’époque.

DSC_0086

Je n’ai gardé que le cinéma à bord. Tout le reste est à l’identique du bateau original. L’utilité de ce cinéma est évidente: je compte dépasser les 500 visions d’ici la fin de ce voyage. Mon fanatisme n’a rien d’exceptionnel, j’ai juste la chance de pouvoir le vivre à fond. Avec des ressources illimitées nous vivrions tous nos passions au maximum. Je commence d’ailleurs à recruter des figurants, fans du film si possible, pour animer un peu plus mes voyages. Je veux que nous puissions tous ensemble vivre la folie de cette époque, la magie de cette traversée. Je reçois quelques candidatures, mais je les trouve encore trop frileuses, sans mauvais jeu de mot. C’est d’ailleurs cela qui effraie les candidats pour ma croisière, ils craignent que je ne fasse exprès de passer trop près d’un iceberg pour revivre complètement la tragédie… Leur idée n’est pas mauvaise. Peut-être que pour la 1000ème diffusion du film je ferai un événement spécial.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

La chute des anges.

DSC_0102

La soumission viendra de la hauteur. Quoi de mieux que les cieux pour être condescendant ? Il suffit de se rendre inaccessible et mystique pour être crédible. D’autant que regarder en l’air, c’est inconfortable. La docilité se plie naturellement à ce qui lui est supérieur en taille. On baisse la tête pour se soulager de l’avoir trop levée. On se courbe devant la grandeur. Ces mouvements incessants de haut en bas les rendront confus. Leurs cervicales douloureuses les empêcheront de réaliser qu’avant, nous leur proposions plusieurs dieux et qu’aujourd’hui ils doivent n’en adorer qu’un. La science et ses explications avancent trop vite, nous devons nous adapter.

DSC_0106

Nous serons les missionnaires des cieux. Comme nous déterminons les règles autant s’attribuer un rôle, d’autant que des peintures et des écrits ne suffiront pas à faire régner notre ordre. Il nous suffira d’inventer des tenues qui sortent de l’ordinaire, s’élever de la masse par les apparences. Personne n’osera remettre en cause la crédibilité d’une personne bien apprêtée et brillante. Nous n’appartiendrons plus au peuple puisque notre message sera divin et que nous serons bien habillés. L’image passe avant le message. Celui-ci passera facilement une fois que nous aurons leur attention. Les insectes sont irrésistiblement attirés par la lumière. À nous de l’inventer.

DSC_0107

Il faudra aussi déterminer les règles et les interdits. Plus il y en aura, plus nous les éloignerons de nous. Les obstacles empêchent de s’approcher de la vérité. Les femmes tout d’abord. Entretenons l’idée qu’elles seraient inférieures et accessoires aux hommes. Même si ce constat se base uniquement sur la force physique, nous étendrons le concept à leur capacité de penser et d’être. Il serait aussi amusant de leur faire croire qu’on peut enfanter sans rapport charnel. Ils seraient capables d’y croire. Mettre une distance entre les sexes créera une querelle entre eux avant de nous atteindre. Ce rapport de force sera difficile à remettre en cause. Il sera toujours temps de réagir s’ils se réconcilient. L’acte sexuel également. Il faudra le rendre inaccessible et honteux, de telle façon que la distance provoquée entretiendra le malaise entre les individus. Si l’acte sexuel est limité, ils resteront loin les uns des autres, ils n’apprendront pas à se connaître et resterons méfiants. L’idéal à suggérer sera celui des anges, asexués et heureux dans les cieux. Nous avons suffisamment de temps devant nous avant qu’ils ne chutent.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Douche comprise.

10577220_10153038471855101_56401217_o

Ma vie est frénétique. Je ne m’arrête jamais. Je me force même à aller un peu plus vite à chaque instant. C’est important d’optimiser son temps. L’urgence m’empêche de trop réfléchir. Je me confie des tâches idiotes et très simples pour m’éviter d’avoir à songer à des choses profondes et importantes. J’adore faire des listes. Je ne suis pas dans le déni, je suis un homme moderne. Les hommes modernes ne réfléchissent pas, ils agissent. Hommes ou femmes d’ailleurs. Nous avons créé un monde qui nous pousse à ne plus être statiques. Brasser de l’air, c’est ce qu’il faut faire.

10732066_10153038473340101_883926900_o

Je m’autorise une pause quotidienne. Assez courte mais salvatrice. Savoir que je bénéficierai de cette pause décuple mon énergie le reste du temps. C’est comme mettre des chaussures trop serrées pour le plaisir de les enlever. Je m’épuise davantage pour savourer cette pause. Elle a lieu le matin, au moment de me doucher. J’expédie les obligations de nettoyage le plus vite possible. Une douche raisonnable peut durer trois minutes, donc je me lave en trente secondes pour ensuite laisser l’eau couler sur mon visage pendant 2 minutes 30. Sans rien faire d’autre. Le courant me passe sur les oreilles, m’isolant du reste du monde. Il n’y a que le son de l’eau. La force du jet sur mon front me masse chaleureusement. Je souris. Parfois, les vraies questions émergent de cette sérénité. Et c’est le signal pour arrêter. Je ne voudrais pas commencer à réfléchir. Je coupe l’eau. Je dois repartir.

10736401_10153038471735101_265269817_o

Ce matin, ma frénésie a diminué d’un coup. Je ralentis un peu. Je saute des pas. Je continue de faire des listes mais je suis distrait. Je ressens une injustice. Je me sens ridicule de courir comme ça, sans jamais pouvoir profiter, sans jamais pouvoir me poser. Il n’y a aucune récompense pour un tel mode de vie. Cette révolution dans mon idéologie n’est pas née d’elle-même. On l’a provoquée. Je m’interdisais de réfléchir trop longtemps sous la douche pour éviter ce genre de malaise ou de prise de conscience. La douche canalisait mes pensées, elle empêchait ma révolte. Mais ce matin, ils avaient coupé l’eau chaude.

Photographies: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Celui qui frappe à notre porte.

P1110203

Nous y sommes habitués car nous ne pouvons contourner ses règles. Elles sont absolues. Son rituel annuel est inévitable. Il arrive graduellement, ce n’est pas une surprise, mais nous ne le supportons jamais vraiment une fois installé. On pourrait se préparer davantage à sa venue mais notre impuissance est telle que nous le subissons docilement. Ce que nous n’arrivons pas à contrôler nous insupporte, et lui, nous ne le contrôlerons jamais.

P1110188

La vie se terrera. La lumière de nos foyers nous trahira. Nous n’irons plus l’affronter, nous resterons dans une chaleur factice et chère. Car il y a bien un prix à payer pour tenter de lutter contre quelque chose d’aussi fort. Notre espace vital se limitera à nos tanières. Alors qu’on se croira à l’abri, il réussira à s’infiltrer, ou pire, il se vengera si toutefois nous sommes obligés de sortir un instant. Il nous glacera aussitôt. L’hiver et son froid seront inévitables.

P1110205

Il s’en prendra aussi à la lumière. Les autres saisons s’en servent pour se valoriser et sublimer leurs couleurs, mais lui semble vouloir l’étouffer. L’hiver agit dans l’obscurité. C’est un visiteur nocturne inquiétant, qui empêche la vie de se développer. Si la nature se débarrasse de ses feuilles avant son arrivée, ce n’est que pour limiter ses fonctions vitales. Ce rituel de purification est un mécanisme de défense, de survie. Nous aimerions, comme certains animaux, nier cette saison en hibernant nous aussi. Mais nous serons éveillés quand il sera de retour.

P1110193

D’une certaine façon, nous pourrions le vivre comme une pause. La sagesse est souvent une conséquence de la patience. Cette pause généralisée favorisera le calme, le silence. Plus rien ne sera superflu, tous nos actes seront en accord avec notre environnement puisqu’ils seront réfléchis. Personne n’entreprendra une tâche inutile dans ces conditions. L’obscurité contentera les rêveurs et révélera les timides. Le froid raffermira nos peaux et renforcera notre volonté de vivre. L’hiver nous mettra à l’épreuve, il ne tiendra qu’à nous de s’en remettre.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Le génie civil et la connerie ordinaire.

DSC_7287

J’imagine que nous avons dépassé le stade de la sélection naturelle. En ville, nous jouissons majoritairement d’un confort propice à la survie. Les intempéries sont maitrisées, les animaux sauvages ne sont plus une menace et même un idiot retrouve son chemin sans encombre. A une autre époque, on mourrait à la moindre inadvertance. Alors certes on peut se faire renverser d’avoir trop regardé son téléphone, et certains idiots croient encore qu’escalader une gouttière instable pourra amuser leurs amis, mais que voulez-vous ? La sélection naturelle s’en est gardé quelques-uns, même si elle semble à la retraite.

DSC_7187

Je pense que c’est ce qui m’agace le plus. Nous n’avons plus conscience de cette chance. Nous n’avons plus conscience que des génies ordinaires ont permis à des idiots de vivre en sécurité. Et par idiots je ne désigne pas ceux qui traversent les voies à la dernière minute en se croyant invincibles, je parle aussi des autres, dont je fais partie. Il est colossal le travail qui nous entoure. Des générations se sont succédé pour nous tracer des routes, de plus en plus lisses, nous creuser des tunnels, de plus en plus stables, nous offrir des véhicules de plus en plus rapides. Les idiots eux, sont toujours aussi lents. Surtout quand ils traversent les voies.

DSC_7180

Je m’arrête donc souvent devant cet immeuble. Sa forme et ses couleurs sont suffisamment surprenantes pour que même un idiot se rende compte qu’il n’a pas dû être simple de le construire. Et c’est particulièrement pour cela que je l’aime. Il nous rappelle que tout ce que nous utilisons aujourd’hui a été novateur avant de tomber dans l’usuel anonyme. Tout ce qui nous entoure a nécessité un effort, du travail. J’aime cet immeuble pour cet effort de mémoire auquel il nous pousse. Cela ne m’empêche pas d’être pessimiste le concernant. Non pas parce qu’il tombera dans la banalité comme tout le reste, mais parce qu’un jour, un idiot décidera de l’escalader à mains nues, et la sélection naturelle se rappellera à notre bon souvenir.

Photos: Monsieur Gac
Texte: Anthony Navale

Le voisin étrange.

P1070468

« Ne l’approchez surtout pas ! » Ses mises en garde ne s’accompagnaient jamais d’explication. Elle se contentait de nous effrayer à travers un ordre irrévocable. Ce voisin terrorisait ma mère, mais nous ne comprenions pas pourquoi. Ce n’était d’ailleurs pas de la terreur qu’elle éprouvait, mais plutôt du mépris. Son mépris n’étant pas communicatif, elle employait alors la terreur pour nous éloigner de ce voisin. C’est tellement plus simple de faire peur à un enfant que de lui expliquer nos raisons. Qu’elles étaient d’ailleurs les siennes ? Je décidai de l’espionner lors d’un de ces regroupements entres voisines bien-pensantes. Attroupées comme des poules, elles partageaient leur aversion pour ce personnage. C’était, selon elles, un pervers. Un danger pour le quartier, et pour les enfants. En quoi pouvait-il être dangereux ? C’était plutôt nous qui semblions dangereux si on en croyait ses réactions. À chaque fois qu’il voyait un enfant, il s’en allait, comme terrifié.

P1070469

Il avait un secret, et nous en étions certains. Sa tenue nous amusait, forcément. Mais il l’assumait tellement, que nous voyions au-delà du costume. Son accoutrement n’était pas si important. Il détournait notre attention pour qu’on ne s’intéresse pas à son secret. Alors les enfants du quartier décidèrent d’enquêter sur ce voisin mystérieux, bravant l’interdit des poules. Les plus audacieux arrivaient à avoir de vraies informations en s’infiltrant dans son jardin, pendant que les plus couards continuaient d’entretenir sa légende terrifiante avec des mensonges. Seule sa solitude était certaine. Personne ne venait le voir, si ce n’était notre espionnage récurrent. Les préoccupations des enfants sont bien différentes de celles des adultes et nous étions plus intéressés par ses habitudes culinaires ou ses heures de sortie que par ses situations sociale ou professionnelle. Il n’avait rien de dangereux, il s’habillait simplement différemment.

P1070470

Quand ils sont venus le chercher, nos mères étaient bouleversées. Les mères d’un quartier réagissent toujours à l’unisson, aussi bien dans les interdictions transmises aux gamins que dans leurs émotions. Le « pervers » était devenu en l’espace d’un instant un « pauvre homme qui avait eu une vie minable ». Elles ne savaient rien de lui et osaient porter un nouveau jugement alors qu’il venait de nous quitter. Je n’avais d’ailleurs pas compris qu’il était mort. Pour moi, une voiture plus longue que les autres était simplement une voiture plus longue que les autres. Une fois le principe du corbillard enseigné, j’étais pris de regrets. La voiture trop longue emportait son secret. J’aurais voulu avoir le courage d’aller lui parler, lui demander si sa vie avait effectivement été triste. Si ça l’avait amusé de nous chasser de son jardin et comprendre pourquoi il s’habillait comme ça. Je ne connais même pas son nom. Ils l’avaient retiré de la boite aux lettres avant que je n’apprenne à lire.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Société secrète.

P1140487

Aujourd’hui, nous nous retrouvons dans des établissements où personne n’aura l’idée de venir nous chercher. Nos réunions se déroulent dans des châteaux d’eau, des tours de contrôle, voire même des bassins d’épuration. Il faut être le plus discret possible, pour rester efficace. L’idée est de mettre au point notre stratégie pour faire chier le monde ! La tâche est compliquée, et ces réunions sont nécessaires pour en déterminer les règles. Si toutefois les gens nous apercevaient, l’effet désiré serait gâché, ils sauraient que nous nous foutons de leur gueule. Ils ne doivent pas découvrir que nous ne sommes pas sérieux. Il faut que la surprise soit totale ! Personne ne doit savoir ce que nous préparons, ainsi, nous réussirons notre mission.

P1140481

Le local précédent devenait trop confiné. C’est pourquoi nous nous sommes réunis dans ces nouveaux lieux. Nous avions décidé d’augmenter nos effectifs. Nous ne pouvions pas pour autant recruter trop de monde, sinon il n’y aurait plus personne à emmerder. Le quart de la population semblait suffisant. Certains nous ont rejoints sans s’en rendre compte. Ils ne sont venus à aucune réunion, ne savaient certainement pas qu’elles existaient, et ont compris d’eux mêmes comment faire chier les autres. Ils ont mis les mêmes costumes que nous et ont reproduit nos gestes à la perfection. On les appelle les « connards ». Non seulement ils nous suivent aveuglément, mais font chier les autres involontairement ! Alors que l’idée est d’en avoir pleinement conscience. Pour savourer un minimum. Nous aurions pu les appeler « les moutons », mais « les connards » leur allait mieux.

P1140484

Dans la rue, il est désormais difficile de distinguer un emmerdeur volontaire d’un connard. Les deux s’y prennent de la même façon. Un chieur aura le privilège d’être innovant, puisqu’il aura assisté à une réunion auparavant. Le connard l’imitera plus tard en l’ayant vu à l’action. Les règles sont simples: il faut semer le chaos dans les lieux publics. Vous devez pour cela faire la gueule, en costume, en allant vite. Il y a des variantes à la pratique: en bloquant le passage brusquement, en feintant de chercher votre chemin, toujours agacé, ou en ralentissant avec un téléphone à la main. Si vous optez pour l’option du téléphone, pensez à crier comme si l’enjeu du monde se jouait au bout du fil. Ça agace terriblement, et nous, les emmerdeurs, ça nous amuse considérablement.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Entrer dans la ronde.

DSC_0410 (27)

Sa solitude lui pesait démesurément. Personne n’aime la solitude, même les solitaires ont besoin des autres pour apprécier leur statut. Sans ces autres, ils ne s’éloigneraient de rien. La concernant, c’était insupportable voire inenvisageable d’être isolée. L’absence de nouvelles, la perte de contacts et l’éloignement étaient des sources d’angoisses profondes, de panique. Plus rien n’était raisonnable, il fallait combler cette solitude à tout prix, par n’importe quoi, n’importe qui.

DSC_0410 (72)

Il s’en était rendu compte assez vite. Son rôle à lui était de plaire, d’attirer. Une personne seule est facile à appréhender, sa détresse à elle rendait la chose encore plus simple. Elle ne demandait qu’un peu d’écoute, il lui offrit sa pleine attention. Elle vit en lui aussitôt un ami. Il remplaçait, en quelques minutes, tous ceux qui l’avaient abandonnée et tous ceux qui tardaient à lui donner des nouvelles. Il n’y avait plus que lui pour elle. Elle ne tarderait pas à comprendre ses véritables intentions.

DSC_0410 (90)

Ils étaient plusieurs, tout un groupe, avec ses codes, ses rituels. Le groupe ne se séparait pratiquement jamais. Ils étaient tous liés. Au début, elle fut effrayée. Tant de personnes ensemble, ça ne laissait envisager qu’autant d’abandons possibles, et davantage de déception. Mais ils l’accueillirent tous comme celui qui l’avait fait en premier. Ils écoutaient eux aussi. Elle était importante et considérée. Elle se sentit privilégiée de tant d’attention. Elle intégra très vite les rites du groupe, et ils lui convenaient. Elle apprit peu à peu à ne plus parler d’elle, mais à écouter à son tour. Elle était devenue comme eux.

DSC_0410 (53)

Dès lors, elle était en charge de recruter les nouveaux. Le dernier arrivé est toujours plus à même de comprendre la solitude de ceux qu’il croise. Il lui suffisait donc de trouver quelqu’un qui lui rappelait son ancienne situation. Elle n’eut aucun mal à percevoir en moi ce désespoir. Elle sut m’écouter patiemment. Je pouvais absolument tout lui dire, puisque je n’avais déjà plus personne à qui parler. Se confier à une inconnue ne m’engageait en rien et me faisait un bien fou. Elle tourna à son avantage ce bien-être et me présenta aussitôt ceux qui sont, aujourd’hui, mes nouveaux amis.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

De mon temps.

le pré3

Mes idées et ma vie appartiennent au passé. La véritable sagesse a été d’accepter cela. J’ai longtemps pensé que mon expérience justifiait les conseils que je pouvais donner aux jeunes générations. Mais ça n’était que de l’arrogance. Je ne supportais simplement pas de voir mon mode de vie se flétrir et ne servir à personne. Désormais je ne partage mon expérience et mes souvenirs qu’à ceux qui me sollicitent. Sinon, je laisse les choses grandir d’elles-mêmes pendant que je m’efforce de vieillir.

le pré2

C’est en faisant ma vaisselle que j’ai compris cela. J’ai ennuyé tout le monde avec mes histoires. Elles ne sont qu’un amas d’informations duquel on ne peut rien tirer pour sa propre expérience. Du coup, je ne nettoie plus qu’une seule tasse à l’heure du thé. La seule heure où potentiellement on venait me rendre visite. L’assiette du souper, j’y étais habitué, mais cette tasse seule m’a profondément blessé. Du fond de son évier, elle semblait me dire qu’elle se sentait seule. Une tasse et un homme ne sont faits pour se tenir compagnie.

le pre1

Je me suis cru sage, j’ai pensé que ma génération avait toutes les raisons de se considérer unique et merveilleuse. Qu’elle était au sommet de la connaissance et que tout ce qui s’en suivrait, ne serait que déchéance et pâles copies… Puis j’ai repensé à ma mère, très pieuse, qui me tenait un discours assuré, alors que je le trouvais désuet et borné. D’ailleurs, rien de ce qu’elle m’avait prédit n’est arrivé. En regardant nos descendants, on trouve cela pénible. Pénible pour eux de devoir supporter une société toujours plus compliquée, toujours plus superficielle, toujours plus rapide. Alors qu’en réalité, il nous est pénible de nous sentir inadaptés, et de constater qu’ils s’en accommodent parfaitement. Plutôt que de m’ouvrir sur le monde, d’écouter leurs histoires et d’accepter leur vérité, je me suis renfermé sur les miennes. Seul, avec ma tasse, je me sens centenaire, alors que je n’en ai même pas la moitié.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Le dernier d’entre nous.

10545261_10152799337485101_1792096402_o (1)

Nous sommes plus calmes depuis que nous sommes seuls. La température a augmenté, comme prévu. La nature a brûlé, comme prévu. Notre nombre a considérablement diminué, comme prévu. La surprise vient de notre réaction. Nous nous sommes assagis. On prévoyait la panique, la folie, le suicide, mais personne n’avait imaginé la sérénité des survivants. Face à une mort certaine, nous nous retrouvons dégagés de nos angoisses primaires. La terreur a laissé place à l’observation. Nous attendons patiemment en observant ce qu’il reste de ce que nous étions. Nous demeurons silencieux, en déambulant lentement.

10528018_10152799313390101_111521213_n

Deux méthodes d’observation se sont misent en place: ceux qui continuent d’emprunter les voies et les rues construites par le passé, pour s’en souvenir et essayer de ressentir les émotions perdues, et ceux qui s’installent en hauteur. Ces derniers veulent justement une vision neuve de ce que nous laisserons. Neuve et inutile, puisqu’elle ne sera transmise à personne. Il est apaisant de prendre le temps de se poser là haut. La respiration est plus pénible, mais l’observation est plus juste. On constate de là que ceux qui restent n’interagissent plus ensemble. Tout le monde regarde autour de lui, mais se fiche de savoir si on le regarde en retour. Le silence règne enfin.

10533685_10152799319005101_1601155145_n

Nous ne sommes plus que des statues mobiles. Devant la gravité de la situation, nous sommes restés sans voix, et ne l’avons jamais retrouvée. L’évidence était plus forte que le choc. Nous ne survivrions pas. De là le silence est né. Il est agréable de ne plus parler, de ne plus formuler ces idées. Nous sommes finalement tous d’accord, ou absolument pas, peu importe. Notre solitude est totale. Elle nous unit, enfin. Il n’est plus nécessaire de faire des efforts ou semblant. C’est beaucoup plus simple.

10531103_10152799342020101_664754889_n

Je dois être le dernier. Cela devrait m’indifférer, mais je le remarque malgré tout. Si je suis le dernier, alors je réaliserais le dernier acte de l’humanité, avant de disparaître à mon tour. L’idée me grise quelque peu et m’angoisse. Quel devrait être mon geste ultime? Mes jambes me le dictent simplement. Elles me sortent de ma torpeur et augmentent leur cadence. Je n’ère plus calmement. L’urgence s’installe. Je me mets à courir. Je n’observe plus rien, seule la course importe. La chaleur me brûle, mes jambes me font souffrir, mais elles assument le rythme, elles s’élancent. J’y suis, il fait trop chaud, je cours, de toutes mes forces, seul dans ce décor vide, vide de sens. Je n’ai jamais couru aussi vite, je suis en nage, la sueur embue ma vue mais elle ne me servira plus, je décide aussi de me débarrasser de l’air difficilement inspiré, dans un cri. Il se veut enroué mais augmente très vite. Je hurle puissamment, en courant. Et le cri s’arrêtera tout à fait.

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale