artistique

Ordonner la couleur.

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La morosité ne pouvait plus durer. Ils nous ont tout d’abord suggéré d’acheter des mobiliers de couleurs vives. La publicité ne proposait plus que ça. Les transports en commun avaient adopté des lumières teintés, et pour les villes les plus riches, il y avait même de la musique pour accompagner les voyageurs. La couleur devait rendre les esprits plus positifs. Les gens ne devaient plus avoir d’idées noires, donc autant leur retirer la possibilité de le voir partout, le noir. Cette solution semblait être bonne, mais n’allait pas assez vite. L’État prit la main sur les productions et l’importation. Plus personne ne pouvait se procurer une voiture noire, ou même un stylo noir !

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Certains rebelles voyaient d’un très mauvais œil cette réforme, et préféraient l’unité sombre, autrefois populaire. Ils avaient gardé leurs vêtements foncés et les portaient en public ! Mais ceux-là ne comprenaient pas l’idée de cette décision. Pour le bien de tous, nous devions nous séparer de ces couleurs ternes, pour forcer la bonne humeur de notre société, pour commencer à changer profondément nos mentalités ! Et l’État l’a bien compris puisque les gris, les blancs et les beiges ont rejoint le noir au statut de couleur prohibée. L’expression des gouts personnels était toujours possibles, mais sans ces couleurs. Une sorte de liberté orientée.

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Depuis la couleur est devenue la norme. Tout le monde s’y est mis. Et, les jours de pluie, il est quand même plus agréable de voir des parapluies multicolores qu’une armée d’ombrelles noires qui ne faisaient que renforcer la morosité de notre communauté. Des peintres se sont même mis à faire des œuvres du périphérique, puisque les couleurs chatoyantes des automobiles sont, disent-ils, « ce que l’homme a créé de plus lumineux ». Les livres d’histoire évoquent les couleurs interdites sans jamais les montrer. Il serait risqué de retomber dans une période aussi sombre que celles du passé

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Dans le tourbillon de la nuit.

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Quand les lumières ralentissent, je sais que tout ça va s’arrêter. Il y a toujours ce flottement de bien -être intense, avant qu’elles ne s’arrêtent de tourner. J’ai beaucoup bu et je me sens léger. Je ne pense à rien d’autre qu’à ces lumières qui semblent ralentir pour moi. Les autres continuent de danser, mais moi je les regarde, je suis dans un film en slow motion. Les lumières, les gens, tout est lent. Le son aussi s’assourdit. Et je me sens bien, même si je sais que tout va s’arrêter.

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La réalité revient d’abord avec une autre lumière. Statique. Il fait jour dehors. Déjà. Ma nuit se fera de jour. Ma journée sera faite de sommeil. Ma journée sera perdue. Toute l’humeur de la nuit est dissipée par la lumière. Je ne suis plus insouciant. Je dois rentrer et affronter cette autre lumière.

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La vie ne m’a pas attendu pour continuer son cours. Les gens qui ont bien dormi s’affairent déjà dans les rues. Certains prennent le temps de me juger rapidement, mais je ne les vois plus. J’ai l’habitude. Ils pensent que ceux qui ne dorment pas comme eux ne méritent tout simplement pas de faire partie de leur société. Et je dois le penser aussi, ou du moins y faire attention, sinon je me sentirais pas si minable et si fatigué. En fait tout irait bien si je ne faisais pas attention à eux. Mais je n’y arrive pas.

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Ils m’ont pris au piège. Très tôt. Avec cette morale, avec ce qui est bien et mal. Une façon de penser binaire pour que tout le monde comprenne bien le principe. La nuance c’est trop compliqué. Et je reste comme un idiot dans ce piège. Je goûte chaque nuit à ce qui me plaît profondément, et le jour je m’inflige ce châtiment, leur jugement. Mais j’ai arrêté de lutter, puisque je ne sais plus comment tout cela a commencé. Ai-je aimé la nuit pour fuir leur réalité du jour, ou ai-je aimé la nuit parce que c’est ma réalité ? Finalement les nuits n’auraient plus le même goût si je me mettais à aimer le jour.

Photos: Grégory Stephan

Texte: Anthony Navale

De la cour au jardin.

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En voyant la moquette, j’ai su que j’allais passer un moment effroyable. Mon père m’y emmenait pour la première fois et déjà le théâtre m’était hostile. Comment allais-je survivre à un endroit qui réunit autant de facteurs allergènes dans un lieu clos ? La moquette avait disparu de chez nous après avoir tenté de me tuer, et je la retrouvais luxueusement installée dans un endroit où je rêvais d’aller. Je serrai la main de mon père un peu plus fort, et décidai d’affronter cet obstacle courageusement. Après tout, mon père n’y était pour rien dans la présence de cette moquette puisqu’il n’était jamais entré dans un théâtre de sa vie. C’est moi qui l’avais supplié de m’y emmener.

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Après avoir survécu au hall d’entrée, je réalisai que le spectacle avait déjà commencé. Toutes les lumières étaient encore allumées et le rideau baissé, mais dans la salle se déroulait une parade burlesque dans un décor irréel. Les premiers rangs se croyaient sur scène et maîtrisaient leur rôle à merveille : celui de ne pas s’assoir trop vite pour qu’on puisse admirer, nous les rangs inférieurs, leurs tenues trop chères et trop inconfortables pour rester assis trop longtemps. J’apercevais assez peu d’enfants, nous étions trois. Une petite fille déguisée comme sa mère au premier rang et un autre garçon accompagné comme moi par son père. C’était rassurant de voir que je n’étais pas le seul à admirer les lieux. Pour tout le monde il était normal d’être dans une grande pièce richement décorée, et ne pas y faire attention. Mettez ces mêmes personnes dans un terrain vague et elles se concentreraient un peu plus sur le décor. Lorsque la lumière s’éteignit, le spectacle me plut encore plus. Celui sur la scène aussi.

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En sortant de la salle, j’oubliais la moquette de l’entrée pour continuer de scruter les spectateurs. Je voulais voir à qui appartenaient les rires et les commentaires entendus pendant la pièce. C’était une pièce très amusante, mais elle pas semblait être nouvelle pour tout le monde. Mon père s’éclipsa aux toilettes me laissant à côté d’un groupe de vieilles dames incroyables. Elles parlaient en même temps, sans s’écouter les unes les autres. Chacune y allait de sa surenchère de commentaires : «Ô mais qu’il était charmant », « Quelle mise en scène audacieuse ! », « Je préférais la programmation précédente… », « Mais complètement ! C’est incroyable ! », « Tu es perdu mon petit ? ». Je les dévisageais tellement qu’à un moment donné je faisais partie de leur groupe. J’ai ri et je suis parti retrouver mon père qui me faisait signe au loin. Cette soirée était la plus réussie de ma vie.

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Désormais mes allergies sont moins graves, mais un nouveau mal me prend lorsque je vais au théâtre. Le lieu me fascine toujours autant, peu importe la salle, mais j’ai le vertige et la nausée. Quand la lumière de la salle est allumée, le bruit m’est insupportable, et lorsque les lumières s’éteignent, c’est pire que le vacarme. On appelle ça le trac apparemment.

Depuis la scène ma concentration est telle que je ne peux plus me délecter des premiers rangs, mais selon mon rôle, je prends toujours un instant en espérant apercevoir le groupe de dames loquaces et la petite fille déguisée de mon enfance. Et avant de monter sur scène, je repense à elles pour lutter contre le trac.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

De valeur familiale.

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Ma soeur et moi ne sommes très proches que depuis peu. Chacun vivait sans se soucier de l’existence de l’autre. Nous faisions de notre mieux. Il est tellement simple de s’entourer d’une multitude de personnes, qu’il est aussi simple d’en oublier l’essentiel. Des inconnus étaient devenus plus enrichissants, plus stimulants et plus originaux. Elle ne s’est pas manifestée plus tôt, donc je ne ressentais pas d’urgence la concernant.

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Puis ses regards ont changé. Je ne me rendais pas ou peu compte de leur intensité, mais j’y ai vu une force. Quelque chose de nouveau. Un appel à l’aide. Elle voulait que je l’aide, pour supporter sa vie, que je la soutienne de manière inconditionnelle et qu’on établisse un lien indestructible. On arrive parfois à des moments de notre existence où on ne se suffit plus. L’autosuffisance se transforme en solitude. L’envie de tendresse évolue en besoin viscéral et elle était dans cette détresse. Elle voulait devenir ma soeur et faire de moi son frère. Car officiellement nous ne le sommes pas.

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Une famille peut compter sur les liens du sang pour établir plusieurs évidences: personne ne peut couper ce lien, il est impossible de revenir dessus… Certains s’en servent à des fins utiles d’entre-aide et de valeurs communes, d’autres comme un moyen d’emprise et de pression. Nos véritables familles étaient plutôt douées dans l’exercice oppressant de nos rapports. D’où le besoin de s’en construire une autre. Ma soeur ne peut pas compter sur ce lien si elle ne reste que mon amie. Nous voulions un mot, un contrat qui nous garantisse une relation sur laquelle on ne puisse pas revenir. Une situation qui nous permette de ne plus anticiper d’usure ou de doute. Même si nous nous perdions, le lien serait devenu indestructible. Nous n’utilisons pas ce terme publiquement, par peur d’être taxés de niais ou d’enfants, voire les deux. Mais lorsque je lui dis «je t’aime», pourquoi cela aurait il moins de sens qu’entre deux amoureux? Il n’y a rien de moins fragile et d’aussi peu valable qu’un «je t’aime» trop frais. Ma soeur et moi ne sommes très proches que depuis peu.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Tour de visite.

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J’étais sceptique à l’idée de ce voyage, mais tu as eu raison d’insister. Quand tu m’as parlé de ces excursions organisées j’étais horrifié ! Faisais-je déjà partie de cette population qu’on fout en lot dans une balade millimétrée pour les divertir avant de mourir ? Pour moi c’était vraiment une exploitation maximale de nos revenus. « Venez dépensez l’argent de votre vie avant de la quitter, comme ça, tout le monde sera content ! ». Mais je me rends compte que mes aprioris sur les États-Unis étaient infondés. Le seul qui soit juste, c’est que ce pays est fou !

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Là où j’attendais des obèses à chaque coin de rue, je me suis retrouvé entouré de jeunes gens en pleine forme, faisant du sport à longueur de journée. Leur bronzage est excessif mais je trouve ça plutôt plaisant. D’autant que mes collègues de voyage sont eux clairement cadavériques… J’en soupçonne même de prendre de l’avance sur le programme « on vous vide les poches avant qu’il ne soit trop tard ». Là où j’attendais des gratte-ciels, je me suis retrouvé face à une maison gigantesque à l’envers ! J’étais fasciné. Je te montrerai les photos. Ce pays est fou !

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J’ai réalisé un rêve hier ! Enfin, il s’est réalisé de lui-même puisque que je ne faisais que contempler la mer. Il y avait des dauphins ! Et en fait je n’en avais jamais vu. C’est là que j’ai compris qu’on avait tellement de choses à portée de main, qu’on ne faisait rien. Tu pourras te renseigner sur les voyages en Nouvelle-Zélande ? J’ai décidé de réaliser toutes les envies que j’ai, puisqu’elles ne viendront pas à moi toutes seules. Et puis la Nouvelle-Zélande, ça sera surement moins fou qu’ici.

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Demain nous partons pour New-York. Tu te rends compte ? New-York ! Ils nous ont conseillé de bien dormir cette nuit puisque le programme est intense là-bas. Je mélange certainement l’ordre mais nous verrons, l’Empire State Building, Broadway puis notre française de Statue de la Liberté ! On terminera ensuite par la visite du World Trade Center ! Je me demande ce que nous allons vivre d’autre là-bas ! Ce pays est tellement fou…

Photos: Yoann Mondini

Texte: Anthony Navale

 

 

Mon amour reste droit.

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C’est la nuit que je le visualise mieux. C’est même à ce moment-là que je le vois parfaitement. Puisqu’il quitte mon souvenir pour s’animer un peu plus et me laisser le contempler. Le reste du temps il est gravé sur ma rétine, je garde sa forme et sa drôle de position en permanence à même mon œil. Comme lorsqu’on regarde directement le soleil et qu’il reste une forme lumineuse à l’intérieur des paupières. Sa silhouette est tout le temps là, dans ma paupière, et contrairement au soleil elle ne s’estompe pas et se ravive même un peu plus la nuit.

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J’étais toute jeune la fois où je l’ai vu. J’étais en vacances en bord de mer. Comme mes parents aimaient changer de destination à chaque fois, je me retrouvais toujours seule au début de nos séjours. Cette fois-là je m’ennuyais terriblement. Il y avait des jeux pour enfant juste à côté du terrain de basket où les plus grands passaient leurs vacances. Je ne comprends toujours pas ce besoin de faire du sport quand on est vacances. Quoiqu’il en soit il était amusant de me tenir en haut du toboggan pour les observer. Ils étaient fascinants. Le sort du monde se jouait là pour eux. Tous les instincts se confrontaient, pour marquer des paniers et montrer aux autres sa supériorité. Via un ballon dans un panier. Une symbolique qui m’échappe, certainement. Le 7ème match du jour n’était pas passionnant, ils étaient tous épuisés par la chaleur et commençaient à se ramollir. Mon intérêt décroissant, je décidai de me pendre par les pieds à l’échelle du toboggan. On s’amuse comme on peut. Et c’est une fois la tête en bas que je l’ai vu. Au milieu de ce groupe de sportifs flasques, il s’est élancé avec vigueur pour marquer un panier. Droit, élégant, précis et fort. Le geste était maîtrisé. Dans ma précipitation pour me redresser et le regarder plus longtemps, je suis tombée. Le temps de me relever et de retirer le sable que j’avais sur moi, il avait disparu. L’avais-je rêvé ? Ma position à l’envers m’avait-elle apporté trop de sang au cerveau? En tout cas le choc avait imprimé son image définitivement puisqu’encore aujourd’hui je le vois partout.

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J’aime me promener en écoutant de la musique pour poser son image dans les endroits les plus variés, que ce soit devant des monuments, à côté d’un groupe d’inconnus ou simplement en levant les yeux au ciel. C’est amusant. Si j’avais retenu l’image d’un vieillard statique, l’effet aurait été moindre… Parfois ça me bouleverse de ne même pas connaître son visage, mais je m’y fais, et me contente de sa présence. Même sans visage je sais que son image ne me quittera jamais.

Photos: Kapstand

Texte: Anthony Navale

Une philosophie de la beauté.

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«La véritable beauté est innée. C’est une beauté universelle: des traits fins sur un visage symétrique pour une personne sans maquillage voire sans coiffure. Rasez la tête d’une belle personne et elle restera belle, malgré l’image que nous avons des cheveux rasés. Car là encore l’image n’est pas réelle. Elle est suggérée. La beauté non. La beauté provoque une émotion en chacun de nous. Nous nous entendons tous à dire d’une personne belle qu’elle l’est. Certains se fourvoient en pensant avoir des goûts bien précis et ne pas trouver la beauté là où tout le monde la voit. Ils confondent Beauté et Goût. Ce qui est beau n’est pas à leur goût, soit, mais cela reste beau. D’autre confondent encore Beauté et Désir. Ceux là sont encore plus dangereux que les goûteux puisqu’ils placent leur désir avant leur capacité de jugement. Leur désir est le prolongement actif de leurs goûts reléguant ainsi la Beauté sur un second plan. Voire pire. »

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« L’Elégance, elle, est acquise. On ne nait pas élégant, on le devient. Là les images, les codes et l’éducation entrent clairement en jeu. L’insolence de la Beauté pourra porter sur son caractère rebelle ou parfois méchant. L’apprivoiser avec l’Elégance relève du défi. Celle ci se compose de manières, de principes et d’attitudes. Il ne suffit pas d’avoir une garde robe fournie pour être élégant. Il ne suffit pas d’être courtois non plus. C’est un mode de vie rigoureux, qui prend soin de soi et des autres. Il inspire le respect puisque les autres connaissent et subissent les mêmes règles! L’élégance passe fondamentalement par le respect. L’élégant sera la personne la plus respectueuse qui soit, en toute circonstance. »

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« La Beauté et l’Elégance ne meurent jamais. Elles s’aident et se complètent avec le temps. Elles subsistent dans les mémoires. Nous en reviendrons aux fondamentaux. Nous nous débarrasserons du superficiel et des dictats. Puisqu’au final, seules la Beauté et l’Elégance ne meurent jamais.»

Photos proposées par: Thierry Cambon

Texte: Anthony Navale

De la construction d’opinion.

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Mes collègues sont idiots. Avec eux tout est voué à rester dans une case, et le summum de l’aboutissement n’est pour eux que leur travail. Comme si, avec toutes les prédispositions que nous avions dès la naissance, la seule chose qui vaille la peine de vivre soit le fait de répéter la même tâche, tous les jours, toute notre vie. Potentiellement, n’importe lequel d’entre nous est capable de créer une fission nucléaire ou écrire un opéra qui arracherait les larmes du dernier des salops. Potentiellement. Mais non, c’est beaucoup plus réconfortant de se cantonner à un rôle prédéfini par quelqu’un d’autre plutôt que de se laisser surprendre par sa propre inspiration. Car finalement c’est ça dont il s’agit. Si vous demandez à n’importe qui s’il souhaite un meilleur travail ou ne pas travailler du tout, la réponse sera positive dans les deux cas. Preuve en est que nos boulots sont à chier, et que les gens s’en contentent malgré tout. C’est idiot.

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La majorité des grues espèrent la même chose, un chantier simple et rapide avec des équipes qui respectent les délais. Je suis différente. J’aurais rêvé être Tour Eiffel ou encore soutenir un pont un tant soit peu esthétique, ou au pire servir sur des chantiers de musées. Mon patron me surnomme «la vedette». Non pas qu’il ait pris conscience de mon talent, mais l’originale sur un chantier a toujours droit à un surnom. Bourré d’ironie cela va sans dire. Mais ses remarques ne détruisent pas ma détermination non. Ce qui la détruit c’est la perception des personnes.

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Que les gens nous regardent c’est une chose. Au mieux un enfant sera ébahi par notre taille, et il peut, mais jamais la fascination n’ira plus loin. Eux aussi sont fermés au principe de «chacun à sa place». Une grue est une grue. Pourtant, ces mêmes personnes sont ébahies par la Tour Eiffel justement. Alors qu’elle ne se déplace même pas! Elle a juste eu le mérite d’être considérée comme une oeuvre. Donc, dites aux gens, et à mes collègues, que telle chose est une oeuvre, et elle le sera. Inversement, telle chose ne le sera jamais, et vous comprendrez mon malheur. Ne peut-on pas reprendre la classification? Ou la garder pour soi? Pourrait-on avoir nos oeuvres bien à nous, même si celles ci sont capables de déplacer des objets de plusieurs tonnes? Et en quoi ne serait-ce pas un art d’être capable d’une telle performance? A partir de maintenant je me considèrerai comme une oeuvre d’art. Capable d’en créer d’autres.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Ils sont où je les ai laissés.

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Je n’y ai pas vécu longtemps mais je m’en souviens parfaitement. J’y suis même né. Quand on est enfant on ne fait qu’observer. L’expérimentation arrive après. Dans leur observation, je remarquais que mes parents lâchaient prise quand ils étaient dans leur meute, notre famille. La meute vivait toujours dans des rues voisines, pour faciliter les retrouvailles incroyablement fréquentes. C’était ma réalité. Ce n’est que plus tard que j’ai compris que ma relation avec mes cousins étaient plus fortes que certains frères et sœurs que j’ai ensuite pu croiser. J’avais donc 15 « frères » et « sœurs ». Alors que mes parents semblaient s’amuser davantage qu’avec moi, je les comprenais puisque je ne buvais pas la même chose qu’eux, mes grands-parents eux les regardaient calmement. Deux générations qui observent celle qui les sépare. Leurs repas étaient très animés, j’ai arrêté de sursauter à cause du bruit grâce à eux. Je me rends compte qu’ils étaient plus jeunes que je ne le suis aujourd’hui. Et je suis très bruyant aujourd’hui.

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En dehors du bruit que j’ai vite appris à apprivoiser, j’ai expérimenté énormément de choses. Le rapport de mon corps avec la matière avant tout. Je comparais les textures entre elles. Le bois de certains jouets était plus brut, voire dangereux avec ses échardes, que le plastique de certains autres. Le plastique, lui, me semblait parfait, jusqu’à ce que l’impression dorée de la marque de fabrique ne se décolle pour rester coincé dans mes empreintes digitales. Je considérais ce phénomène comme « les échardes du plastique ». Plus douloureux que les échardes, il y avait la moquette courte. Je voulais imiter un de mes « frères » qui glissait sans cesse par terre chez lui, quand je me suis brûlé violemment les genoux… Il avait du parquet… Le sable lui me dégoûtait profondément surtout quand je le sentais enfoui à la base de mes cheveux. L’eau par contre était amusante. Les bords de mer sont un espace rêvé pour grandir. Mais le rêve ne dure pas longtemps si je me fie à eux.

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Grandir a en ça de tragique qu’on comprend que ce qu’ils font n’est pas la vérité. Et surtout qu’il ne faut pas forcément les suivre. Leurs rituels restaient les mêmes. Se voir, boire et rire. Ils étaient protégés de la vie jusqu’à ce que la vie se rappelle à eux. Le premier drame leur fit comprendre qu’on ne pouvait pas que boire, rire et manger. Et de spectateurs nous devenions acteurs. Ils se référaient à nous. Nous devenions une espèce de miroir plus ou moins bien réfléchissant. Pour certains, ils se sont mis à nous prendre au sérieux en s’occupant davantage de nous. Pour d’autres nous étions des ennemis, qui avions pour mission de leur rappeler le temps qui passe. Je n’ai pas appris qu’à distinguer le sable du plastique là-bas… J’ai découvert bien plus, et je suis parti.

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Je n’y retourne que pour des occasions bien précises. La joie de leurs repas n’existe plus que dans mes souvenirs. Leurs bruits me font à nouveau sursauter.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

I don’t mind the gap.

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J’attendais ce moment dès le mardi. Dès le mardi je me disais que nous étions « la veille du milieu de semaine avant le weekend », le weekend signifiant lui-même « la vie, la vraie, lâchage complet ». Il n’y a bien que le lundi que je devais être un peu en deçà de mes espérances, et certainement épuisé du weekend passé, puisque le lundi n’était que désespoir… Je réalisais que j’étais dans une boucle qui ne s’arrêterait jamais. Que j’étais conditionné à toujours attendre le weekend, et en l’occurrence commencer à l’attendre dès « la veille du milieu de semaine ». Le lundi était la prise de conscience de cette vie, finalement assez minable, qui consistait à me faire croire que mes efforts seraient récompensés par un repos mérité et une liberté sans limites réguliers. Mais dès que l’attente du weekend se remettait en place tout allait bien, je n’avais plus qu’à le fantasmer et y aller à fond dès le signal donné.

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Je l’ai rencontrée un samedi soir, ou plutôt un dimanche matin, puisque nous sommes incapables de resituer exactement l’heure et l’ordre dans lesquels nous sommes arrivés. Nous étions heureux dès l’instant où nous avons réalisé la passion que nous avions en commun! Elle envisageait la vie de la même façon que moi ! La seule différence dans son rituel c’est qu’elle comptait les « dodos » avant l’arrivée du weekend, ce qui avait un avantage certain sur ma méthode, puisque pour elle le lundi devenait « encore 4 dodos avant le weekend » ! Et 4 ça semble tout à fait surmontable ! Depuis j’utilise sa technique. Ça me permet de ne plus trop penser au cycle dans lequel nous sommes…

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Depuis nous ne nous quittons que par obligation professionnelle. Mais de temps en temps nous n’attendons pas le weekend pour vivre la vie comme nous l’entendons. Même à « encore 3 dodos » nous vivons l’instant sans limites ! Finalement l’angoisse de la routine a disparu, puisque même si ce cycle nous est imposé, nous le faisons ensemble. Et la solitude reste finalement la pire des choses devant n’importe lequel des cycles.

Photos: Yohann Lavéant

Texte: Anthony Navale