marrant

Monsieur Parasol.

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Mon mari et moi sommes des gens raffinés. Et nous détestons tout ce qui peut être sauvage ou trop brut. L’être humain a évolué pour pouvoir adapter son environnement à son mode de vie. Il n’y a rien de moins naturel qu’une station balnéaire, et nous adorons ça ! Nous venons en bord de mer puisqu’il y a le soleil, l’eau et la plage. Mais tout ceci est trop basique et trop rudimentaire, du coup nous nous protégeons du soleil avec des parasols, nous ne nous baignons pas (un brumisateur est suffisant pour se rafraichir) et nous ne nous allongeons pas à même le sable, nous ne sommes pas des bêtes. Nous songeons même à supprimer cette mode ridicule du maillot de bain.

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Mon mari a eu le bon goût de venir en costume avec un parasol directement apposé sur sa tête. C’est tellement plus pratique. Il reste élégant et n’est pas obligé d’exposer son corps à toutes les autres personnes du club ! Il faut savoir rester digne et pudique. Nous ne comprenons pas ces gens qui s’affalent comme des otaries échouées en plein soleil pour avoir bonne mine une fois revenus à leur travail. Doit-on subir ce spectacle affligeant juste pour que vous ayez bonne mine une fois de retour chez vous ? Un peu de bon sens et de tenue s’il vous plait.

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Mon mari a eu une autre idée merveilleuse. Nous allons nettoyer la mer ! Rien à voir avec ces activistes ridicules qui souhaitent enlever les deux ou trois sacs plastiques qu’ils prétendent voir partout, non. Nous allons justement éliminer tous ces animaux dangereux qui peuplent cette mer d’apparence si paisible, mais dans laquelle nos enfants sont en danger (oui car même si nous ne nous baignons pas, nous laissons les enfants y aller, que voulez-vous…). Donc nous allons organiser un nettoyage complet de la baie. Une hystérique l’autre jour disait à mon mari « mais vous vous rendez compte que vous tuez des animaux dans leur habitat naturel pour votre propre plaisir ?! Vous allez ensuite tuer tous les ours pour pouvoir habiliter leurs grottes pour vos cocktails en hiver !? ». Son idée, était pertinente, nous ne savons jamais où bruncher au chaud l’hiver.

Photos: Marie-Laure Bragard

Texte: Anthony Navale

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Je suis dans le train.

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Je ne rate jamais mes trains. Je suis toujours en avance. Cette habitude m’a permis d’observer précisément les gares. Et il n’y a rien de plus vivant qu’une gare. Tout le monde a quelque chose à y faire. À chaque heure, cette foule va être éclatée dans tout le pays, retrouver des personnes proches ou en perdre. Nous sommes tous réunis au même endroit dans l’attente de vivre quelque chose, de plus ou moins passionnant. Ceux qui attendent quelqu’un vont forcément passer un moment inédit, ne serait-ce que par l’absence de cette personne. Ceux qui rentrent auront certainement des choses à raconter, des habitudes à reprendre ou simplement une lessive à faire. Mais les plus chanceux, à mon sens, sont ceux qui partent. Et aujourd’hui je suis chanceux.

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Que ce soit pour un weekend romantique, un enterrement ou une obligation professionnelle, mon voyage en train se déroule toujours de la même façon. Ce rituel me passionne. J’observe d’abord mes compagnons de voyage. Je m’amuse toujours à me demander si les passagers autour de moi seraient à la hauteur d’un casting de film catastrophe s’il nous en arrivait une, de catastrophe. Ensuite, je ne sors aucune de mes affaires tant que nous n’avons pas quitté la ville et sa banlieue. J’observe les gens dehors. Cette femme attend-elle un train pour simplement aller faire des courses ? Ces personnes n’ont-elles pas d’autre endroit pour trainer que la gare ? Ce garçon fuira-t-il un jour cette petite ville, comme je l’ai fait à son âge ?

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Après avoir inventé la vie de ceux qui m’entourent, je reprends en main mon voyage. Un voyage est ce qu’on en fait. Un bébé pourra s’époumoner à vos côtés, il vous suffit d’anticiper ce scénario. Je suis particulièrement serein dans un train, bébé à bord ou non. Lorsqu’on achète son billet, on ne s’intéresse qu’à l’heure de départ, et à celle d’arrivée. On se fout de savoir ce qu’il se passera entre ces deux horaires. Et c’est là que la sérénité intervient. On n’attend rien de vous pendant cette période. Vous n’avez pour seule mission que de vous rendre d’un point à un autre. Entre ces deux points, vous lisez ce que vous voulez, vous écoutez ce que vous voulez, vous pensez à ce que vous voulez. Vous êtes dans un temps mort. Même votre situation géographique vous est inconnue. On ne peut pas vous déranger, vous êtes en transit.

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Les paysages vous renvoient à cette condition. Vous êtes dans une zone sans nom, sans habitants. Votre vie est suspendue un instant. Vous pouvez avoir les pires soucis de votre existence, il vous suffit de vous hypnotiser en regardant dehors. Les voyages en train sont une petite thérapie. Une parenthèse avant d’arriver et de prendre un nouveau rôle dans la gare de votre destination. Cette fois-ci, je jouerai celui qui revient.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Fantasie.

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Le Vieux Con sous l’escalier est un test d’entrée. Le ton est donné. Si vous trouvez cela insultant, vous n’avez qu’à faire demi-tour. Si vous trouvez cela amusant, vous pouvez continuer et nous rejoindre. L’isolement n’est pas évident au début, mais nos règles en valent la peine et compensent cette vie recluse. Nous avons longtemps réfléchi à l’aménagement de nos frontières, et le Vieux Con s’est imposé de lui même. Ca le faisait tellement rire de tenir ce rôle. A chaque visite de bien être, que nous réalisons assez fréquemment, il est toujours plié en deux, et nous sommes satisfaits de sa satisfaction. Et puis il sait parfaitement qu’il peut changer de poste quand il le souhaite puisque beaucoup aimeraient prendre sa place malgré la solitude qu’elle entraîne.

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Les hôtes d’accueil sont également ravis de leur fonction. Escorter les nouveaux venus sur le chemin de Fantasie est toujours délicieux. Après le test du Vieux Con, les nouveaux venus doivent marcher quelques heures sur la Voie Absurde accompagnés d’un hôte d’accueil. Ces derniers ont pour mission d’évaluer l’adaptabilité des nouveaux à notre société secrète. Il n’y a pas de directive précise, tout se fait lors des échanges. Les hôtes d’accueil sont foncièrement tolérants et bienveillants, mais si un nouveau venu se lance dans une masturbation mentale à propos des oeuvres laissées sur la Voie Absurde et, surtout, s’il s’écoute parler, l’hôte est autorisé à pousser le prétendant dans le ravin qui longe le chemin. La tolérance s’applique aux tolérants, s’écouter parler n’est rien que l’expression d’une estime de soi mal placée. «Si tu tolères pas bien, tu vas dans le ravin» est la dernière phrase qu’entendent les gens fraichement poussés.

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Le plus difficile au début est de vivre sans meubles conventionnels. L’imagination est à la base de tout. Vous devez imaginer ce que vous faites et où vous êtes. Donc forcément, partager ce qu’on considère comme un lit avec ce que les autres perçoivent comme des toilettes est perturbant. Mais tout repose là dessus. Nous ne voulons rien imposer. Et personne n’a le droit d’imposer quoique ce soit. Si nous nous sommes isolés à Fantasie, c’était justement pour ne plus rien subir. Tout le monde choisit et accepte ce que l’autre choisit. Le rapport sexuel est surprenant aussi. Puisque personne ne peut refuser à personne une faveur. Alors c’est très plaisant quand l’objet de vos désirs n’a d’autres choix que de vous obéir, mais il ne faut jamais oublier que vous pourriez aussi être l’objet de désir de quelqu’un d’autre, moins bien venu. Ce système au départ en a effrayé quelques uns, assez beaux il faut l’avouer, mais c’était une règle de justice sans précédent. Finies les névroses dues au sexe et au désir. Finis les complexes en tout genre. Les parades nuptiales ayant disparu, nous pouvions enfin laisser tomber les apparences. Et contrairement aux attentes de certains, nous sommes restés assez élégants.

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Une des dernières trouvailles de notre Comité d’idées est d’avoir inversé le court du temps. Nous comptons les heures à l’envers. Depuis peu nous constations qu’une des dernières névroses de nos habitants était due au temps qui passe, à la peur de vieillir et fatalement de mourir. Pour la mort nous n’avons pas trouvé de solution miracle, même si le suicide reste comique chez nous, puisqu’une personne qui souhaite en finir avec sa vie doit simplement aller parler à un Hôte d’accueil en faisant une thèse très sérieuse et ennuyante sur le dadaïsme. L’hôte exécute son devoir et pousse le thésard dans le ravin. L’inversion du temps a simplement l’effet de fêter les anniversaires à l’envers. Du coup on rajeunit. Et cette simple trouvaille a permis à bon nombre de personnes de ne plus se poser de questions quant au temps qui passe, et encore moins courir après. A Fantasie, le temps laisse place à la vie.

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

L’addition pour la 15!

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« C’est toi qui as peur de la solitude! » ai-je répondu à cette personne qui me disait qu’elle trouvait triste les gens qui mangeaient seuls au restaurant. Mais j’ai bien vu que ça dérangeait pas mal de monde cette habitude que j’avais prise. On me remarque. Seule au fond de ce restaurant tous les jours. La dernière fois, j’ai surpris la serveuse dire à la nouvelle qu’elle formait « elle, elle vient tous les jours, toute seule ». Et elle ne lui a même pas parlé du couple qui vient à la même fréquence que moi, ni même de ces trois collègues qui commandent toujours la même chose ! Non ! Elle n’a mentionné que moi. Parce que ça doit les gêner. J’imagine. Pourtant je n’ai rien d’excentrique, ni dans mes tenues, ni dans mes menus. Je suis juste une femme qui déteste faire à manger.

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Quelle honte devrais-je avoir de venir seule dans un restaurant? Ces derniers sont aussi utiles que les hôpitaux puisque les jours fériés, c’est bien les transports, les hôpitaux et les restaurants qui restent ouverts! Ils sont d’utilité public! Alors pourquoi une personne, une femme de surcroît, seule dans un restaurant semble aussi louche ou pathétique? Ces lieux sont-ils réservés aux seuls couples désireux de montrer leur amour en public, ou aux groupes d’amis soucieux d’ennuyer les tables voisines de leur bruit? En quoi exposer ma solitude quand je me nourris est-il plus grave que les exemples sus-nommés?!

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Afin de déstabiliser la serveuse qui me présente comme la dernière des ratées à ses collègues, j’ai décidé d’en ramener une des miennes, de collègues. L’effet était immédiat! La serveuse me dévisageait et, surtout, voyait que ma collègue ne présentait aucun signe flagrant de folie et qu’elle semblait même m’apprécier. J’étais fière de mon stratagème. Tu me prenais pour une folle? Tu me voyais sans travail, sans amis, sans rien que de l’argent à gaspiller dans ton restaurant, toute seule? Et bien non! Ceci dit, j’avais oublié un détail important dans ma combine. Ma collègue. Elle a parlé pendant tout le repas de choses aussi intéressantes que ses problèmes de transport le matin et de ses dossiers qui l’attendaient au retour de sa pause. Je ne l’ai plus jamais invitée. Je déteste qu’on parle en mangeant.

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Je viens désormais à 11h30 quand il n’y a personne. Comme ça, je n’ai pas à supporter le bruit des autres clients du restaurant, et les propositions de mes collègues qui souhaitent désormais manger avec moi. 11h30, c’est mon heure! Même la serveuse semble différente à ce moment là. La tension du service qui l’attend n’est pas encore là. Ca ne l’empêche pas de me juger, depuis que je viens plus tôt que tout le monde. C’est fascinant de voir à quel point un horaire détermine le rythme des gens. A 11H30, il est inconcevable pour la plupart d’aller manger, même à 11H59 ça ne sonne pas juste. Alors que 12H, c’est autorisé, c’est correct. Mais enfin, si on prend le problème différemment, il faudrait envisager le temps passer entre les repas, et pas l’heure qu’il est, pour savoir à quelle heure notre corps peut se nourrir. Une demi heure n’y changerait rien! Mais je dois être la seule à me poser autant de questions, puisque les autres en sont encore à se demander pourquoi une femme mange seule à 11H30 dans un restaurant.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Tout fout le camp.

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J’avais réussi ma tarte. N’importe quoi. Depuis des années, je ne réussis jamais cette tarte. Mais son goût cramé et sa crème mal dosée étaient devenus mes standards de qualité. Et ce jour-là j’avais précisément envie de ce goût particulier. Mais il a fallu que je la réussisse pour la première fois de ma vie ! J’étais tellement contrarié que je l’ai jetée. Et je suis sorti pour me calmer.

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Le chemin que je prends pour retrouver mon banc était impraticable à cause d’une inondation. Merveilleux. Cette journée continuait de me contrarier. Comment une inondation pouvait-elle avoir eu lieu alors qu’il faisait un temps radieux ? Je suis resté quelque temps devant cette nouvelle mare, espérant qu’elle disparaisse par magie avant de me résigner à prendre un autre chemin. Faire un détour, le ventre vide et de mauvaise humeur, n’annonçait rien de bon pour la suite de ma journée.

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Quand rien ne va, on se met à focaliser sur ce qui ne va pas. On devient plus observateur. Une mauvaise nouvelle définit assez rapidement une journée, même si une bonne nouvelle se présente, la mauvaise sera plus forte. Si je gagne à la loterie, mais que dans la foulée je casse un carreau, ma première remarque sera « mon gain diminue déjà en devant remplacer ce carreau ». Et sur ce nouveau chemin, rien ne me convenait. Tout allait de travers. Dans mon observation minutieuse j’ai même vu une branche coincée dans une toile d’araignée. Ridicule. Non seulement le piège à insecte allait être bien moins efficace, mais surtout, l’araignée n’allait pas se rassasier de ce bout de bois. Au moins nous serions deux à ne pas manger à notre faim ce jour-là.

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Le banc était occupé. J’étais épuisé par cette marche inédite, et je commençais enfin à lâcher prise sur ma mauvaise humeur quand je l’ai vue. La journée continuait de me contrarier. Elle était amusée par mon agacement et m’expliquât qu’il y avait de la place pour deux. Je m’assis à contre cœur en espérant qu’elle me laisse tranquille rapidement. Mais, comble de l’agacement, elle était gentille. Je n’avais parlé à personne depuis longtemps, donc j’étais maladroit, mais ça a dû la toucher. Elle semblait penser que nous serions complémentaires. Elle aussi était seule, et se sentait la force de maitriser un vieux râleur comme moi. Cette pensée m’agaça tellement, que je l’ai poussée du banc.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Sourire suivant.

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Je me suis rendue compte que mon visage n’était fait que de mécanismes factices. Je les emploie en permanence sans même en percevoir le sens profond, ni l’origine. Ma véritable personnalité n’existe pas, ou peu. C’est comme les expressions. On emploie des expressions dont on connait le sens, mais pas l’origine. « On est pas sortis de l’auberge ». Très bien. Mais pourquoi une auberge, de prime abord accueillante, deviendrait elle une galère dont on ne peut plus sortir ? C’est comme mes clins d’œil, c’est comme mes sourires. Ils sont automatiques. Dès que je vois quelqu’un, même inconnu, je souris poliment. Mais ce sourire n’a aucun sens. « Je te vois ». C’est idiot de passer par un sourire pour simplement dire « ok, je te vois ».

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Ceux qui ont compris ça ont développé une technique imparable: les lunettes, noires de préférence. Je ne leur souris pas, ne sachant pas s’ils me regardent ou non. Du coup, s’ils se mettent à sourire, dois-je sourire en retour ? Ou sont-ce des sourires automatiques destinés à quelqu’un d’autre ? Ou pire ! De véritables sourires !?  Sourires amusés d’une situation qu’ils observent tranquillement. Car ils sont bien contents, ces spectateurs habilement cachés, de pouvoir nous observer. Moi messieurs, quand je constate que nos sourires sont faux, je le fais à visage découvert !

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Il n’y a bien qu’en dormant que mon corps s’émancipe de ces codes. Vu que je n’ai aucune interaction nocturne, je ne vais pas me mettre à pavaner et sourire bêtement à mon oreiller ! D’autant que dans le sommeil, généralement, on lâche prise. Pourtant, je m’observais l’autre soir. Et malgré l’absence de spectateur, avec ou sans lunettes, je me couchais de manière assez peu naturelle, mais esthétique. Donc même pour m’endormir j’adopte des attitudes ! Je ne préférais pas mettre mon bras n’importe comment, car cela ne me semblait pas naturel. Je n’écartais pas les jambes de peur d’être indécente ! Du coup je suis en révolution contre moi-même et mes automatismes. Je dois corriger tout ça et revenir à plus de simplicité, de spontanéité. Mais quand je constate que j’en arrive à changer de tête dès que je me regarde dans un miroir, je me dis que je ne suis pas sortie de l’auberge.

Dessins: Châtain dessins

Texte: Anthony Navale

Après le silence.

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Ce qui nous soulagea tout d’abord, fut le départ du bruit. Ce n’était pas les gens qui avaient fui, c’était le bruit qui s’en était allé, enfin. Dans une jungle naturelle, le bruit annonce parfois le danger. Dans une jungle urbaine, c’est lui le danger. Il nous rendait fous. Les réactions épidermiques s’étaient multipliées. Un klaxon débouchait toujours sur un mort, minimum. Si une ambulance avait le malheur de s’arrêter en pleine rue, les gens se chargeaient de la réduire au silence. Tout ceci se faisait dans une anarchie quasi unanime. Nous étions devenus fous et intolérants.

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Les plus chanceux, ceux qui venaient de province, sont repartis naturellement. Ils pouvaient ne plus subir la ville, alors l’opportunité n’était qu’évidente. Ils se demandaient même pourquoi ils étaient venus dans un premier temps. Il était évident qu’une trop forte concentration de personnes dans une ville aurait dégénéré. Nous ne sommes pas faits pour vivre ensemble, aussi nombreux. Ceux qui restaient, par manque de courage pour la plupart, décidaient de ne plus se reproduire. Nous n’imposerions plus cela, à qui que ce soit. De toute façon, nous étions bien trop nombreux.

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Les restants revendiquaient un retour à une vie idéale. Une ville bien organisée pour créer s’exprimer et exister. Exister en tant que personnes, et non en tant que numéros. Quelques centaines de personnes occupèrent les quartiers de façon équitable, en termes d’espace. Des idéologies naissaient, alors que de vieilles coutumes resurgissaient. Un quartier aurait même inventé une nouvelle religion. Celui-ci mourut de son autarcie. Cet idéal semblait équilibré, mais la nature humaine est faite de défiance, et l’expression des uns déclenche l’extinction des autres. Les plus créatifs furent éliminés en premier. Leurs décorations trop colorées et trop visibles rappelaient le bruit d’autrefois. Le goût d’une masse de gens est difficile à définir, mais le dégoût entre deux personnes est très simple à exprimer. L’ego des personnalités dominantes s’occupa du reste. L’ennemi commun n’étant plus, il fallait s’en trouver un autre. Plusieurs personnes ne pouvaient pas vivre au même endroit, alors pourquoi plusieurs idéologies y seraient-elles parvenues ?

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Dorénavant, ces vestiges ne sont que le terrain de jeu des animaux. Ces derniers s’adonnent aux mêmes rituels que les humains qui occupaient les lieux avant eux. Chasse, conquête de territoires et survie. Le chat est devenu l’espèce dominante. Adapté aux anciennes infrastructures humaines et au plaisir de tuer sans le besoin de se nourrir, ils ont su s’organiser et prendre le pouvoir dans cette jungle. Nous n’avons pas d’informations sur ce que sont devenus les réseaux souterrains, les derniers archéologues n’en sont jamais revenus. Ils ont disparu. Sans bruit.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Ordonner la couleur.

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La morosité ne pouvait plus durer. Ils nous ont tout d’abord suggéré d’acheter des mobiliers de couleurs vives. La publicité ne proposait plus que ça. Les transports en commun avaient adopté des lumières teintés, et pour les villes les plus riches, il y avait même de la musique pour accompagner les voyageurs. La couleur devait rendre les esprits plus positifs. Les gens ne devaient plus avoir d’idées noires, donc autant leur retirer la possibilité de le voir partout, le noir. Cette solution semblait être bonne, mais n’allait pas assez vite. L’État prit la main sur les productions et l’importation. Plus personne ne pouvait se procurer une voiture noire, ou même un stylo noir !

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Certains rebelles voyaient d’un très mauvais œil cette réforme, et préféraient l’unité sombre, autrefois populaire. Ils avaient gardé leurs vêtements foncés et les portaient en public ! Mais ceux-là ne comprenaient pas l’idée de cette décision. Pour le bien de tous, nous devions nous séparer de ces couleurs ternes, pour forcer la bonne humeur de notre société, pour commencer à changer profondément nos mentalités ! Et l’État l’a bien compris puisque les gris, les blancs et les beiges ont rejoint le noir au statut de couleur prohibée. L’expression des gouts personnels était toujours possibles, mais sans ces couleurs. Une sorte de liberté orientée.

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Depuis la couleur est devenue la norme. Tout le monde s’y est mis. Et, les jours de pluie, il est quand même plus agréable de voir des parapluies multicolores qu’une armée d’ombrelles noires qui ne faisaient que renforcer la morosité de notre communauté. Des peintres se sont même mis à faire des œuvres du périphérique, puisque les couleurs chatoyantes des automobiles sont, disent-ils, « ce que l’homme a créé de plus lumineux ». Les livres d’histoire évoquent les couleurs interdites sans jamais les montrer. Il serait risqué de retomber dans une période aussi sombre que celles du passé

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

De la cour au jardin.

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En voyant la moquette, j’ai su que j’allais passer un moment effroyable. Mon père m’y emmenait pour la première fois et déjà le théâtre m’était hostile. Comment allais-je survivre à un endroit qui réunit autant de facteurs allergènes dans un lieu clos ? La moquette avait disparu de chez nous après avoir tenté de me tuer, et je la retrouvais luxueusement installée dans un endroit où je rêvais d’aller. Je serrai la main de mon père un peu plus fort, et décidai d’affronter cet obstacle courageusement. Après tout, mon père n’y était pour rien dans la présence de cette moquette puisqu’il n’était jamais entré dans un théâtre de sa vie. C’est moi qui l’avais supplié de m’y emmener.

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Après avoir survécu au hall d’entrée, je réalisai que le spectacle avait déjà commencé. Toutes les lumières étaient encore allumées et le rideau baissé, mais dans la salle se déroulait une parade burlesque dans un décor irréel. Les premiers rangs se croyaient sur scène et maîtrisaient leur rôle à merveille : celui de ne pas s’assoir trop vite pour qu’on puisse admirer, nous les rangs inférieurs, leurs tenues trop chères et trop inconfortables pour rester assis trop longtemps. J’apercevais assez peu d’enfants, nous étions trois. Une petite fille déguisée comme sa mère au premier rang et un autre garçon accompagné comme moi par son père. C’était rassurant de voir que je n’étais pas le seul à admirer les lieux. Pour tout le monde il était normal d’être dans une grande pièce richement décorée, et ne pas y faire attention. Mettez ces mêmes personnes dans un terrain vague et elles se concentreraient un peu plus sur le décor. Lorsque la lumière s’éteignit, le spectacle me plut encore plus. Celui sur la scène aussi.

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En sortant de la salle, j’oubliais la moquette de l’entrée pour continuer de scruter les spectateurs. Je voulais voir à qui appartenaient les rires et les commentaires entendus pendant la pièce. C’était une pièce très amusante, mais elle pas semblait être nouvelle pour tout le monde. Mon père s’éclipsa aux toilettes me laissant à côté d’un groupe de vieilles dames incroyables. Elles parlaient en même temps, sans s’écouter les unes les autres. Chacune y allait de sa surenchère de commentaires : «Ô mais qu’il était charmant », « Quelle mise en scène audacieuse ! », « Je préférais la programmation précédente… », « Mais complètement ! C’est incroyable ! », « Tu es perdu mon petit ? ». Je les dévisageais tellement qu’à un moment donné je faisais partie de leur groupe. J’ai ri et je suis parti retrouver mon père qui me faisait signe au loin. Cette soirée était la plus réussie de ma vie.

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Désormais mes allergies sont moins graves, mais un nouveau mal me prend lorsque je vais au théâtre. Le lieu me fascine toujours autant, peu importe la salle, mais j’ai le vertige et la nausée. Quand la lumière de la salle est allumée, le bruit m’est insupportable, et lorsque les lumières s’éteignent, c’est pire que le vacarme. On appelle ça le trac apparemment.

Depuis la scène ma concentration est telle que je ne peux plus me délecter des premiers rangs, mais selon mon rôle, je prends toujours un instant en espérant apercevoir le groupe de dames loquaces et la petite fille déguisée de mon enfance. Et avant de monter sur scène, je repense à elles pour lutter contre le trac.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Mon amour reste droit.

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C’est la nuit que je le visualise mieux. C’est même à ce moment-là que je le vois parfaitement. Puisqu’il quitte mon souvenir pour s’animer un peu plus et me laisser le contempler. Le reste du temps il est gravé sur ma rétine, je garde sa forme et sa drôle de position en permanence à même mon œil. Comme lorsqu’on regarde directement le soleil et qu’il reste une forme lumineuse à l’intérieur des paupières. Sa silhouette est tout le temps là, dans ma paupière, et contrairement au soleil elle ne s’estompe pas et se ravive même un peu plus la nuit.

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J’étais toute jeune la fois où je l’ai vu. J’étais en vacances en bord de mer. Comme mes parents aimaient changer de destination à chaque fois, je me retrouvais toujours seule au début de nos séjours. Cette fois-là je m’ennuyais terriblement. Il y avait des jeux pour enfant juste à côté du terrain de basket où les plus grands passaient leurs vacances. Je ne comprends toujours pas ce besoin de faire du sport quand on est vacances. Quoiqu’il en soit il était amusant de me tenir en haut du toboggan pour les observer. Ils étaient fascinants. Le sort du monde se jouait là pour eux. Tous les instincts se confrontaient, pour marquer des paniers et montrer aux autres sa supériorité. Via un ballon dans un panier. Une symbolique qui m’échappe, certainement. Le 7ème match du jour n’était pas passionnant, ils étaient tous épuisés par la chaleur et commençaient à se ramollir. Mon intérêt décroissant, je décidai de me pendre par les pieds à l’échelle du toboggan. On s’amuse comme on peut. Et c’est une fois la tête en bas que je l’ai vu. Au milieu de ce groupe de sportifs flasques, il s’est élancé avec vigueur pour marquer un panier. Droit, élégant, précis et fort. Le geste était maîtrisé. Dans ma précipitation pour me redresser et le regarder plus longtemps, je suis tombée. Le temps de me relever et de retirer le sable que j’avais sur moi, il avait disparu. L’avais-je rêvé ? Ma position à l’envers m’avait-elle apporté trop de sang au cerveau? En tout cas le choc avait imprimé son image définitivement puisqu’encore aujourd’hui je le vois partout.

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J’aime me promener en écoutant de la musique pour poser son image dans les endroits les plus variés, que ce soit devant des monuments, à côté d’un groupe d’inconnus ou simplement en levant les yeux au ciel. C’est amusant. Si j’avais retenu l’image d’un vieillard statique, l’effet aurait été moindre… Parfois ça me bouleverse de ne même pas connaître son visage, mais je m’y fais, et me contente de sa présence. Même sans visage je sais que son image ne me quittera jamais.

Photos: Kapstand

Texte: Anthony Navale