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Ma paume sur toi.

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Je profite des instants où tu détournes les yeux pour suivre ta main du regard. Elle te gratte la nuque ou se glisse machinalement sous ton t-shirt. Tu ne le réalises certainement pas mais je rêverais d’avoir la possibilité de te toucher, même un peu, même par accident. J’ai tellement peur que tu le découvres que dans le métro je m’éloigne le plus de toi, alors que nous sommes à côté et que je pourrais laisser ma cuisse se reposer contre la tienne, séparées par l’épaisseur négligeable de nos jeans. Ta peau m’obsède, je souhaiterais simplement poser ma main dessus, même sans caresse, même sans tendresse, même la toucher du dos de la main et sentir ta chaleur. Je sais aussi que j’en ai envie parce que je ne l’ai jamais fait. Une fois que je t’aurai touché, mon obsession diminuera.

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Quand je t’aurai touché, cela deviendra banal. L’émotion passera vite. Je connaitrai ta peau par cœur, je me serai jeté dessus dès que tu m’y auras autorisé. Timidement tout d’abord, ému et tremblant en découvrant ce que j’avais imaginé. Puis plus fort, ne me contentant plus de la paume de mes mains. Une fois que je possèderai ta peau, j’en voudrai encore plus. Je commencerai alors à tenter de la traverser, mon désir sera à l’intérieur de toi. Qu’est-ce qu’il s’y passe ? Qu’est-ce que tu penses ? As-tu désiré ma peau toi aussi, avant que nous soyons amants ? Je voudrais en savoir davantage. Cette peau tant désirée m’apparaitra comme un barrage désormais. Je ne pourrai pas le franchir pour découvrir ce qui m’est inconnu. La possibilité de te toucher quand je le souhaite rendra l’acte moins sacré, et tu m’en tiendras rigueur, et tu m’abandonneras.

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Je désirerai à nouveau te toucher, puisque je n’y serai plus autorisé. Je remarquerai ne pas m’être attardé sur cette zone, ou encore n’avoir jamais embrassé celle-ci. M’avoir fait reculer me fera prendre conscience que je ne voyais plus l’objet de mon désir, que j’avançais trop. De ta peau je me serai tellement approché que je ne la verrai plus. Me remettre à bonne distance me fera la désirer à nouveau. Mais cette fois tu le sauras. Tu ne te gratteras plus inconsciemment et la main sous ton t-shirt aura vérifié que je la regarde avant de s’élancer et me dévoiler à nouveau ta peau. Tu le feras volontairement et je ne t’en voudrai pas. Je sais déjà tout ça et je m’élance pour poser ma main sur ton épaule pour la première fois.

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Monte là-dessus, tu vas rire.

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Nous l’avons tous fait et, selon la réprimande, nous en avons gardé un souvenir amusé ou une honte profonde. Tous les petits garçons ont essayé les chaussures de leur mère. Enfant, les notions de féminin et de masculin s’intègrent très vite. On distribue très tôt la dinette et les camions, les couleurs et la hiérarchie. « Je suis content, je voulais une fille ! ». « C’est un garçon ? Super ! ». L’enfant se verra attribuer un rôle bien défini, avant même de naitre. Le décor sera rose ou bleu, il donnera la réplique ou aura le premier rôle. Si toutefois l’enfant apprend son texte rapidement, il ingère tout aussi rapidement ce qui ne lui est pas autorisé, c’est l’interdit qui devient alors intéressant. Si porter des talons n’était pas interdit à un petit garçon, nous n’aurions même pas eu l’idée de les essayer. Pourtant, nous l’avons fait.

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Certains en auront gardé le goût du ridicule. Se déguiser en femme sera le comble de la honte ! Ressembler à sa mère, de prêt ou de loin, provoquera l’hilarité de son entourage (entourage choisi et mérité). Mais même grimés avec une perruque affreuse et un rouge à lèvres criard, ces hommes ne mettront pas de talons. Une jupe dépareillée d’un haut sans manches sera suffisante. Leur déguisement de femme sans talons sera satisfaisant. Ils ne les mettront pas par peur de l’inconfort ou du manque de maîtrise. Mais leur véritable peur sera d’aller trop loin dans le jeu, de se souvenir de ce jour où, enfant, ils ne les ont pas mis pour rire, mais pour braver un interdit. Il leur sera trop dur d’admettre qu’avant de se moquer de leur mère, ils l’ont enviée.

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Du rire gras misogyne, j’en suis revenu. Même les femmes s’y mettaient, à rire. Elles pensaient se moquer de l’homme déguisé, plantant lui-même un couteau dans sa virilité pour en tester l’épaisseur, mais elles ne réalisaient pas être le fond de la blague. On se moquait d’elles aussi, quelque part. J’ai ri, je ne le cache pas, mais je m’en suis vite voulu. Pendant les rires, je découvrais du confort dans ces chaussures (j’avais osé pousser le costume à l’extrême en les ajoutant). J’ai alors mis des talons pour le plaisir. Le lendemain de cette soirée déguisée, je les ai à nouveau portés, comme un enfant qui se retrouve enfin seul pour procéder à son expérience. Mes jambes étaient belles, rehaussées par ces centimètres de bois qui m’étaient interdits. J’aimais la sensation de ne pas complétement toucher le sol quand je me déplaçais, risquant de tomber. Je contrôlais ma démarche, je me tenais mieux même, plus droit. Ma virilité me brisait le dos, elle. J’ai donc décidé de les garder. La tenue criarde et la perruque mal coiffée ont échoués dans la poubelle, mais cette paire de talons noirs est cachée dans un angle de ma penderie, derrière le bac de linge sale. Je les porte assez souvent, pour me soulager le dos.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Le lent suicide.

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Je me suis autorisée un verre une fois l’enterrement terminé. Je n’avais plus touché à l’alcool depuis des années, même aux grandes occasions je n’y trempais les lèvres qu’un instant et posais le verre loin de moi. De toute façon, quelqu’un finirait par le boire. De mémoire, l’alcool ne me rendait ni triste, ni joyeuse, ni méchante. Je n’en buvais plus parce qu’il en buvait trop. Ça n’empêchait pas ses humeurs, mais rester lucide face à une personne ivre vous épargne davantage. Physiquement j’entends. Ce verre après la cérémonie ne célébrait rien de particulier. Je ne me vengeais pas de son addiction en le lui adressant. J’avais simplement besoin d’un remontant, et je pouvais désormais baisser ma garde.

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Pour le meilleur et pour le pire. Ils auraient dû ajouter la mention « la personne face à vous étant susceptible de changer, si toutefois elle se met à boire, mais vous devrez aussi accepter cet autre au sein de votre mariage ». J’aurais répondu « oui » de la même façon. J’ai appris à patienter. J’ai appris à excuser. Son intelligence l’y poussait, à boire. C’était le seul moyen qu’il avait pour supporter son quotidien, ses traumatismes et limiter les questions qui en résulteraient. Je n’étais pas de taille. Pour lui, il était plus simple de se noyer que de se confier. J’acceptais, sans le savoir, mon union avec un fantôme. Le souvenir de celui que j’ai épousé. C’est le suicide le plus long qu’il nous soit donné de constater, la vie d’un alcoolique.

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Mon deuil se fit en deux temps. Le deuil immédiat, la perte de sa présence tout d’abord. Son départ était plutôt un soulagement pour être tout à fait honnête. Même si j’étais optimiste, je n’ai jamais récupéré l’homme qu’il a été. Derrière son mode de vie, je m’attendais au retour du mari que j’avais connu avant notre mariage. Quelque part, je croyais toujours en ce retour. Je conservais son potentiel, il me reviendrait un matin en s’excusant de s’être mis à boire. Ces excuses n’ont jamais été prononcées. Veuve, j’ai redécouvert mon côté gauche. Pendant des années, au lit, je lui ai tourné le dos pour ne plus sentir cette odeur de vin rouge qui persistait malgré tout. J’ai dormi pendant près de 50 ans sur mon côté droit. Quand je me suis tournée vers sa place désormais vide dans le lit, j’ai redécouvert mon côté gauche. Je ne l’avais pas employé depuis qu’il s’était mis à boire. Cette position dans notre lit, me rappela l’homme que j’avais aimé. Celui-là me regardait m’endormir. Je compris que je n’avais pas enterré qu’un alcoolique qui avait usurpé l’identité de mon mari, j’avais aussi perdu celui que j’avais épousé. Le véritable deuil pouvait alors commencer.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Ma peau sans tatouage.

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Certains symboles ont dépassé le stade de la simple géométrie. Une émotion s’en dégage instantanément. Qu’on se sente idiot pour comprendre d’où ils viennent ou qu’on soit suffisamment instruit pour connaitre leur origine, ils déclenchent un sentiment. Celui qui ne sait pas vraiment n’osera plus rien dire, son respect sera forcé. Celui qui sera informé prendra le risque de n’être que factuel et d’oublier de comprendre. Pourtant, il faut réfléchir, il faut ressentir. Les symboles sont puissants, certes, mais le plus important ce ne sont pas les symboles, ce n’est pas la géométrie, ce n’est pas ce que nous savons vraiment ou non. Le plus important, c’est de se souvenir, d’une façon ou d’une autre.

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Je n’aurai jamais de tatouage. Non pas parce qu’on en a tatoué d’autres avant moi pour de mauvaises raisons, le tatouage a aussi eu ses rites heureux, plein de joie et de force, mais je souhaite simplement garder ma peau vierge parce que les symboles me font peur. On peut mettre n’importe quoi sur une idée et inversement. Les indiens à l’origine du svastika n’auraient jamais imaginé qu’il soit repris par l’idéologie nazie. Du coup, je me dis que n’importe quel fruit, n’importe quelle forme, n’importe quelle ligne pourra un jour me plaire, mais aussitôt m’être retiré pour une idée, qui elle ne me correspondra pas. Un tatouage pourrait se retourner contre moi. Les choses ne nous appartiennent pas, les symboles ne nous appartiennent pas, seuls restent les noms. À ceux-là, je m’efforce de ne pas donner trop d’importance non plus.

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Se souvenir d’un nom est déjà plus juste que de se souvenir de n’importe quelle croix, elles continueront d’être associées aux idées qu’on voudra leur donner. Un nom lui aura déjà plus de sens propre. Si en plus le prénom peut accompagner le nom, le souvenir n’en sera que plus honnête. On ne peut pas porter la faute de nos aînés en ayant que pour seul crime celui de porter leur nom. Au contraire, c’est une chance formidable que de porter un nom maudit, si tant est qu’on puisse en faire quelque chose de plus fort que la malédiction qui nous a précédés. Les croix elles seront incapables de quoique ce soit, elles se substitueront les unes aux autres, s’affronteront, se briseront, mais seuls les noms méritent notre mémoire et nos émotions.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Attendez.

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Je savais que j’aurais dû prendre ce livre. Je suis un radin de ma propre énergie. Par paresse, estimant ce bouquin trop lourd pour le porter toute la journée, je l’ai laissé sur ma table de chevet. Je me disais que j’allais le trimballer pour rien, et qu’il n’y aurait pas de raison pour que j’aie le temps de le sortir. Mais à chaque fois que je prends une décision, je me dis aussitôt que j’ai tort. Je savais en le laissant que « comme par hasard » j’aurai un moment dans ma journée où il m’aurait aidé à patienter. Si je l’avais pris par contre, ma journée aurait été bien remplie, sans répit pour me poser et j’aurais regretté de m’être trimballé un poids mort. Mais je ne l’ai pas pris et me voilà à attendre, sans rien à lire.

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J’essaie de lui faire comprendre qu’elle me plait mais je crois que mon regard la terrorise. Quand j’attends, j’ai une sale gueule. J’aimerais engager la conversation ou simplement avoir l’air plus sympathique, mais si je me mets à sourire à une inconnue, je vais devenir flippant. Du coup j’essaie de capter son attention mais rien n’y fait, je dois avoir ma tête de tueur. Celle qui me surprend moi-même quand soudain, dans le métro, la rame quitte le quai pour s’engouffrer dans le tunnel et les vitres se transformant en miroirs me renvoient l’image de ma tête, sinistre. Je ne fais pas exprès. Quand j’attends, j’ai une sale gueule.

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Je n’ose plus regarder. Je ne suis pas une fille timide, mais maintenant, je cherche toujours à regarder ailleurs. À cause de cette fois où, me voulant sympathique, j’ai envoyé un léger sourire à un garçon qui me regardait. Je pensais lui plaire. Il m’a incendiée, me traitant d’allumeuse, que ça ne se faisait pas. J’étais foncièrement contre cette idée que les femmes ne puissent pas draguer en premier ou même simplement flirter, mais mon militantisme s’arrête là où ma sécurité est en jeu. Donc je regarde ailleurs. C’est dommage, j’ai cru plaire à celui-ci aussi.

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J’aimerais qu’elle arrête de me parler. J’espère toujours avoir un moment de silence, mais jamais elle ne s’arrête de me parler. J’étais content de devoir me rendre à ce rendez-vous sans elle, l’attente m’aurait offert une pause, mais non, il a fallu qu’elle souhaite m’accompagner. Ce n’est que du bruit, ça ne veut plus rien dire. Je ne fais même plus semblant d’écouter ou d’acquiescer, et elle n’attend même plus que je réagisse, elle déblatère, en me montrant des articles inintéressants ou en évoquant une rumeur qui ne méritait même pas qu’on la répète. J’envie ces personnes qui attendent seules. Ils peuvent profiter de leur pause. On se plaint d’attendre beaucoup dans une vie, mais j’aimerais attendre en paix.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

L’enfant à barbe.

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Il est naturel pour moi de m’amuser. Ça l’a été pour nous tous. Enfants, nous ne pensions qu’à ça. J’ai simplement continué à le faire, avec la même énergie qu’à cet âge. Je cours partout, je n’ai pas la fatigue dont ceux de mon âge se plaignent constamment. Je me déguise, j’invente des histoires. Tout est amusant et je ris pour un rien. On pourrait me penser simplet. Un adulte qui se comporte comme un enfant n’est compréhensible que s’il a bu. Mais moi qui ne bois pas, je suis perçu différemment. Je ne comprends pas pourquoi l’âge détermine le comportement. Pourquoi tolérer les actions des enfants et juger les miennes ?

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Je constate simplement que je n’ai pas changé. Je suis resté un enfant. Mon corps ne trahit que le temps qui passe, je ne peux pas le nier, mais mon attitude est restée égale depuis. J’ai conservé un regard d’enfant. Ma notion du temps est biaisée par exemple, je peux consacrer des heures à une activité inutile et devenir impatient pour ce qui s’avérera être une lubie, un caprice de vieux. D’aucuns pensent que c’est dû à mon statut d’enfant unique, on irait même jusqu’à dire que je refuse la réalité et que je force cette attitude pour fuir une vie responsable. Mais encore une fois, pourquoi interdire aux adultes ce qu’on autorise aux enfants ? Généralement c’est l’inverse, les enfants n’ayant rien le droit de faire se réfugient dans l’amusement. C’est tout ce qui leur est autorisé de faire.

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Mon plus gros problème c’est de ne plus rien apprendre. Lorsque je fais une bêtise, plus personne n’est là pour me réprimander. Plus personne n’est là pour m’éduquer. Le degré d’amusement est donc moindre. J’invente encore des jeux, je rigole toujours quand je suis surpris, mais on ne m’arrête plus. Personne n’a ce pouvoir sur moi. Personne ne me canalise, ne m’arrête, ne me demande de faire moins de bruit, ne me dit de grandir… Ils pensent que je suis devenu fou. Mais ils se trompent, je ne suis rien devenu du tout, justement, je suis juste resté un enfant.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Je suis le maître du monde.

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J’ai vu le film 473 fois. Je n’ai pourtant jamais été dans l’excès, j’étais quelqu’un d’assez raisonnable. Je me considérais même comme un consommateur moyen pour le reste. Je ne regardais que ce qui passe sur les premières chaînes et je n’étais jamais déçu. Je n’avais jamais réagi de manière démesurée ou passionnée. La seule folie que je me sois un jour permis remonte à l’enfance, où j’avais utilisé la monnaie du pain pour m’offrir des bonbons sans autorisation parentale préalable. Initiative juvénile et rebelle. Mes folies se sont multipliées après le visionnage de ce film. Il m’obsède et me pousse à dépenser bien plus que la monnaie restante de l’achat du pain. J’en suis venu à m’acheter un paquebot et son équipage, pour moi seul.

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Lors de mon premier voyage à bord d’un navire pour me replonger dans l’ambiance du film, j’ai été terriblement déçu. J’avais anticipé le mal de mer, ne sachant pas si j’y serais sensible ou non, mais je n’avais pas pensé que les passagers me dérangeraient à ce point… Ils n’étaient pas du tout dans le thème ! Certains se promenaient en tongs et en short ! Dans un paquebot ! J’étais scandalisé. Où était leur devoir de mémoire ? Comment pouvaient-ils prendre la mer comme s’ils étaient en vacances ? Certaines petites filles s’amusaient à refaire des scènes du film, celle à la proue étant plus populaire que celle à la poupe, question de sécurité certainement, mais leurs parents se souciaient peu de respecter l’œuvre. J’ai donc décidé d’économiser suffisamment pour me payer la croisière seul. J’ai même exigé que le personnel soit habillé comme au début du vingtième siècle. Je fais l’effort de me gominer les cheveux, ils peuvent tout à fait porter la tenue des employés de l’époque.

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Je n’ai gardé que le cinéma à bord. Tout le reste est à l’identique du bateau original. L’utilité de ce cinéma est évidente: je compte dépasser les 500 visions d’ici la fin de ce voyage. Mon fanatisme n’a rien d’exceptionnel, j’ai juste la chance de pouvoir le vivre à fond. Avec des ressources illimitées nous vivrions tous nos passions au maximum. Je commence d’ailleurs à recruter des figurants, fans du film si possible, pour animer un peu plus mes voyages. Je veux que nous puissions tous ensemble vivre la folie de cette époque, la magie de cette traversée. Je reçois quelques candidatures, mais je les trouve encore trop frileuses, sans mauvais jeu de mot. C’est d’ailleurs cela qui effraie les candidats pour ma croisière, ils craignent que je ne fasse exprès de passer trop près d’un iceberg pour revivre complètement la tragédie… Leur idée n’est pas mauvaise. Peut-être que pour la 1000ème diffusion du film je ferai un événement spécial.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

La chute des anges.

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La soumission viendra de la hauteur. Quoi de mieux que les cieux pour être condescendant ? Il suffit de se rendre inaccessible et mystique pour être crédible. D’autant que regarder en l’air, c’est inconfortable. La docilité se plie naturellement à ce qui lui est supérieur en taille. On baisse la tête pour se soulager de l’avoir trop levée. On se courbe devant la grandeur. Ces mouvements incessants de haut en bas les rendront confus. Leurs cervicales douloureuses les empêcheront de réaliser qu’avant, nous leur proposions plusieurs dieux et qu’aujourd’hui ils doivent n’en adorer qu’un. La science et ses explications avancent trop vite, nous devons nous adapter.

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Nous serons les missionnaires des cieux. Comme nous déterminons les règles autant s’attribuer un rôle, d’autant que des peintures et des écrits ne suffiront pas à faire régner notre ordre. Il nous suffira d’inventer des tenues qui sortent de l’ordinaire, s’élever de la masse par les apparences. Personne n’osera remettre en cause la crédibilité d’une personne bien apprêtée et brillante. Nous n’appartiendrons plus au peuple puisque notre message sera divin et que nous serons bien habillés. L’image passe avant le message. Celui-ci passera facilement une fois que nous aurons leur attention. Les insectes sont irrésistiblement attirés par la lumière. À nous de l’inventer.

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Il faudra aussi déterminer les règles et les interdits. Plus il y en aura, plus nous les éloignerons de nous. Les obstacles empêchent de s’approcher de la vérité. Les femmes tout d’abord. Entretenons l’idée qu’elles seraient inférieures et accessoires aux hommes. Même si ce constat se base uniquement sur la force physique, nous étendrons le concept à leur capacité de penser et d’être. Il serait aussi amusant de leur faire croire qu’on peut enfanter sans rapport charnel. Ils seraient capables d’y croire. Mettre une distance entre les sexes créera une querelle entre eux avant de nous atteindre. Ce rapport de force sera difficile à remettre en cause. Il sera toujours temps de réagir s’ils se réconcilient. L’acte sexuel également. Il faudra le rendre inaccessible et honteux, de telle façon que la distance provoquée entretiendra le malaise entre les individus. Si l’acte sexuel est limité, ils resteront loin les uns des autres, ils n’apprendront pas à se connaître et resterons méfiants. L’idéal à suggérer sera celui des anges, asexués et heureux dans les cieux. Nous avons suffisamment de temps devant nous avant qu’ils ne chutent.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Douche comprise.

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Ma vie est frénétique. Je ne m’arrête jamais. Je me force même à aller un peu plus vite à chaque instant. C’est important d’optimiser son temps. L’urgence m’empêche de trop réfléchir. Je me confie des tâches idiotes et très simples pour m’éviter d’avoir à songer à des choses profondes et importantes. J’adore faire des listes. Je ne suis pas dans le déni, je suis un homme moderne. Les hommes modernes ne réfléchissent pas, ils agissent. Hommes ou femmes d’ailleurs. Nous avons créé un monde qui nous pousse à ne plus être statiques. Brasser de l’air, c’est ce qu’il faut faire.

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Je m’autorise une pause quotidienne. Assez courte mais salvatrice. Savoir que je bénéficierai de cette pause décuple mon énergie le reste du temps. C’est comme mettre des chaussures trop serrées pour le plaisir de les enlever. Je m’épuise davantage pour savourer cette pause. Elle a lieu le matin, au moment de me doucher. J’expédie les obligations de nettoyage le plus vite possible. Une douche raisonnable peut durer trois minutes, donc je me lave en trente secondes pour ensuite laisser l’eau couler sur mon visage pendant 2 minutes 30. Sans rien faire d’autre. Le courant me passe sur les oreilles, m’isolant du reste du monde. Il n’y a que le son de l’eau. La force du jet sur mon front me masse chaleureusement. Je souris. Parfois, les vraies questions émergent de cette sérénité. Et c’est le signal pour arrêter. Je ne voudrais pas commencer à réfléchir. Je coupe l’eau. Je dois repartir.

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Ce matin, ma frénésie a diminué d’un coup. Je ralentis un peu. Je saute des pas. Je continue de faire des listes mais je suis distrait. Je ressens une injustice. Je me sens ridicule de courir comme ça, sans jamais pouvoir profiter, sans jamais pouvoir me poser. Il n’y a aucune récompense pour un tel mode de vie. Cette révolution dans mon idéologie n’est pas née d’elle-même. On l’a provoquée. Je m’interdisais de réfléchir trop longtemps sous la douche pour éviter ce genre de malaise ou de prise de conscience. La douche canalisait mes pensées, elle empêchait ma révolte. Mais ce matin, ils avaient coupé l’eau chaude.

Photographies: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Celui qui frappe à notre porte.

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Nous y sommes habitués car nous ne pouvons contourner ses règles. Elles sont absolues. Son rituel annuel est inévitable. Il arrive graduellement, ce n’est pas une surprise, mais nous ne le supportons jamais vraiment une fois installé. On pourrait se préparer davantage à sa venue mais notre impuissance est telle que nous le subissons docilement. Ce que nous n’arrivons pas à contrôler nous insupporte, et lui, nous ne le contrôlerons jamais.

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La vie se terrera. La lumière de nos foyers nous trahira. Nous n’irons plus l’affronter, nous resterons dans une chaleur factice et chère. Car il y a bien un prix à payer pour tenter de lutter contre quelque chose d’aussi fort. Notre espace vital se limitera à nos tanières. Alors qu’on se croira à l’abri, il réussira à s’infiltrer, ou pire, il se vengera si toutefois nous sommes obligés de sortir un instant. Il nous glacera aussitôt. L’hiver et son froid seront inévitables.

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Il s’en prendra aussi à la lumière. Les autres saisons s’en servent pour se valoriser et sublimer leurs couleurs, mais lui semble vouloir l’étouffer. L’hiver agit dans l’obscurité. C’est un visiteur nocturne inquiétant, qui empêche la vie de se développer. Si la nature se débarrasse de ses feuilles avant son arrivée, ce n’est que pour limiter ses fonctions vitales. Ce rituel de purification est un mécanisme de défense, de survie. Nous aimerions, comme certains animaux, nier cette saison en hibernant nous aussi. Mais nous serons éveillés quand il sera de retour.

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D’une certaine façon, nous pourrions le vivre comme une pause. La sagesse est souvent une conséquence de la patience. Cette pause généralisée favorisera le calme, le silence. Plus rien ne sera superflu, tous nos actes seront en accord avec notre environnement puisqu’ils seront réfléchis. Personne n’entreprendra une tâche inutile dans ces conditions. L’obscurité contentera les rêveurs et révélera les timides. Le froid raffermira nos peaux et renforcera notre volonté de vivre. L’hiver nous mettra à l’épreuve, il ne tiendra qu’à nous de s’en remettre.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale