romantique

Droit dans les mains.

mains 1

Depuis qu’on ne doit plus regarder les gens dans les yeux, je focalise sur leurs mains. Dans les transports en commun, il m’arrive d’être dans les bras de parfaits inconnus, à cause du monde, et malgré cette proximité subie, nos regards ne se croisent jamais. Un proche qui vous effleure l’épaule accidentellement ou pose sa main sur votre bras peut vous bouleverser mais être collé à quelqu’un, que vous n’avez jamais vu auparavant, dans les transports en commun, ne nous surprend même plus. Pas de bouleversement, pas d’excitation et encore moins de regards.

mains 2

Obligée d’éviter leurs yeux, je me suis mise à regarder leurs mains. Je suis curieuse, et j’ai besoin de connaître ceux qui m’entourent. J’ai vite réalisé que les mains en racontaient souvent davantage que les visages. Cet homme est marié, cette femme s’aime coquète, celle-ci est plus âgée qu’elle ne souhaite le montrer, celui-là exerçait un travail physique intense… Ces mains m’expliquent tout. Mes voisins n’ont plus aucun secret. S’ils sont stressés, tout en essayant de faire bonne figure, je serai dans la confidence, sans avoir risqué de les énerver davantage en les regardant directement dans les yeux. C’est en m’attardant aussi sur ses mains, que je suis tombée amoureuse.

mains 3

Elles étaient belles, très belles. Il n’y avait aucun défaut dans la qualité de la peau, les ongles étaient réguliers et surtout, elles ne me racontaient rien. Je n’avais rien pu deviner de ses mains, hormis leur beauté. Leur position semblait détendue mais ferme. J’avais vu beaucoup de mains, j’étais devenue experte dans leur analyse, et je me retrouvais comme une débutante qui commence seulement à comprendre ce qu’elle regarde. Je devais savoir à qui elles appartenaient, je devais prendre le risque de le regarder, même très vite ! Dans mon audace, j’ai vu qu’il me regardait déjà, amusé par mon observation minutieuse de ses mains. Il était aussi beau qu’elles.

mains 4

Lors d’une promenade avec sa mère, j’ai été très surprise. Toute leur famille s’entendait à dire qu’ils se ressemblaient beaucoup lui et elle, et effectivement leurs visages partageaient beaucoup de traits similaires. Je n’avais jamais remis en cause leur ressemblance, jusqu’au jour où nous nous sommes retrouvés ensemble dans un bus. Leurs mains étaient complètement différentes ! Elles ne se ressemblaient pas du tout. Après avoir été amusée, je réalisais que j’avais déjà rapidement installé des aprioris lors de mon observation de mains inconnues. J’étais tombée dans un jugement rapide et codifié. J’avais appliqué le même jugement hâtif que celui qui nous a poussés à ne plus croiser nos regards… Je décidais alors de ne regarder que mes propres mains, ou encore les siennes.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Signaler son amour.

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Je ne sers à rien. Je regarde les voitures en les laissant passer, en les laissant m’ignorer. Je ne sais plus depuis combien de temps je suis installé ici, mais on a décidé de faire de moi un objet immobile. Alors je m’exécute. Je ne bouge pas. Comme on me l’a demandé. Certains pourraient envier mon rôle, consistant à rester au bord d’une route pour laisser passer les autres qui s’activent sans cesse, bruyamment, nerveusement. Mais j’aimerais avoir été conçu comme eux, pouvoir bouger, pouvoir aller quelque part. Il m’arrive même de rêver qu’on me percute. Un accident qui m’apporterait un peu de distraction. Puisque j’ai déjà tout vu.   

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Au début c’était amusant. J’en ai vu de toutes les tailles et de toutes les couleurs ! C’était passionnant de les comparer, de voir leurs ressemblances, leurs défauts et leur vitesse mais on se rend vite compte qu’au final, toutes les voitures se valent. Elles ne font que passer. Il m’en fallait bien plus pour me sortir de mon ennui. Et puis elles cherchaient toutes à se ressembler. Elles étaient blanches ou noires, mais jamais de fantaisie, ou très rarement. Il n’y avait tellement plus de différences entre elles que mon ennui devint permanent. Jusqu’à ce que je la vois.  

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Elle arrivait à toute allure en faisant un bruit différent des autres ! Je crois qu’elle chantait ! Elle était magnifique. Sa couleur était puissante et les autres la laissaient passer avec un respect sans limite. Sa chanson leur imposait de lui laisser la route. Elle ne devait pas partager cette route avec les blanches et les noires, elle était en dehors de la portée ! Elle était conçue différemment, elle existait pour être visible, son existence devait être remarquable, et j’avais très peu de temps pour qu’elle me remarque à mon tour. 

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J’avais toujours fait la même chose jusque-là. J’étais resté immobile, à projeter cette lumière verte pour annoncer à tout le monde que tout allait bien, qu’il n’y avait pas de raison de s’arrêter. Mais elle, je souhaitais la stopper, je souhaitais attirer son attention différemment. Dans la panique de l’instant, je décidais de changer de couleur, et, pour être sûr de l’interpeler, j’adoptais la sienne, le rouge. Le message n’en serait que plus évident. Elle avait arrêté de chanter mais lorsque je devins comme elle, elle reprit son chant, très fort. Elle s’élançait vers moi ! Elle m’annonçait qu’elle m’avait vu ! Du moins, c’est ce que je croyais. Lorsqu’elle me passa devant, sans même freiner, je compris qu’elle était vraiment au-dessus des autres, et que personne ne pourrais jamais l’arrêter. Depuis, je passe au rouge quand je pense à elle.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Regarder ses regards.

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Il semblait vouloir autre chose. Je ne lui suffisais plus. Il restait prêt de moi mais je ne lui suffisais plus. C’est peut-être la suite logique des choses. On devient tout l’un pour l’autre et puis finalement on réalise que nos besoins sont plus grands que l’autre. « Tout » n’est pas suffisant. Il faut davantage, il faut ailleurs. Le plus difficile est de se résigner à laisser l’autre regarder ailleurs, autre chose. Mais pour qu’il soit bien, j’allais le laisser faire.

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J’avais beau lui avoir donné cette liberté, il restait toujours là, prêt de moi. Et continuait de regarder ailleurs. Il n’y allait pas. Que devais-je faire ? Le garder prêt de moi, alors qu’il rêve d’autres choses, est égoïste. Peut-être n’a-t-il pas besoin de moi pour reprendre cette liberté, du coup il n’attend pas après ma bénédiction, mais compte bien le faire de lui-même, quand il le souhaitera, sans se soucier de moi ? J’étais incapable de voir que finalement, cet état lui allait bien, et que c’est moi qui ne trouvais plus la sérénité. Je pensais pour lui, et je pensais mal.

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J’étais dans l’erreur. Il regardait ailleurs pour profiter davantage de ce qu’il avait. Il ne regardait pas plus loin pour ne plus me voir, mais pour constater que tout allait bien pour lui, chez nous. Il n’était pas question d’herbe plus verte ou de ciel moins couvert ailleurs, mais plutôt de nous prévenir des orages. J’avais peur de ne plus être « tout » pour lui, alors qu’il en était assuré et ne faisait que s’en convaincre par ses regards ailleurs. Peu importe leur direction, son attention était sur nous.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Je suis dans le train.

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Je ne rate jamais mes trains. Je suis toujours en avance. Cette habitude m’a permis d’observer précisément les gares. Et il n’y a rien de plus vivant qu’une gare. Tout le monde a quelque chose à y faire. À chaque heure, cette foule va être éclatée dans tout le pays, retrouver des personnes proches ou en perdre. Nous sommes tous réunis au même endroit dans l’attente de vivre quelque chose, de plus ou moins passionnant. Ceux qui attendent quelqu’un vont forcément passer un moment inédit, ne serait-ce que par l’absence de cette personne. Ceux qui rentrent auront certainement des choses à raconter, des habitudes à reprendre ou simplement une lessive à faire. Mais les plus chanceux, à mon sens, sont ceux qui partent. Et aujourd’hui je suis chanceux.

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Que ce soit pour un weekend romantique, un enterrement ou une obligation professionnelle, mon voyage en train se déroule toujours de la même façon. Ce rituel me passionne. J’observe d’abord mes compagnons de voyage. Je m’amuse toujours à me demander si les passagers autour de moi seraient à la hauteur d’un casting de film catastrophe s’il nous en arrivait une, de catastrophe. Ensuite, je ne sors aucune de mes affaires tant que nous n’avons pas quitté la ville et sa banlieue. J’observe les gens dehors. Cette femme attend-elle un train pour simplement aller faire des courses ? Ces personnes n’ont-elles pas d’autre endroit pour trainer que la gare ? Ce garçon fuira-t-il un jour cette petite ville, comme je l’ai fait à son âge ?

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Après avoir inventé la vie de ceux qui m’entourent, je reprends en main mon voyage. Un voyage est ce qu’on en fait. Un bébé pourra s’époumoner à vos côtés, il vous suffit d’anticiper ce scénario. Je suis particulièrement serein dans un train, bébé à bord ou non. Lorsqu’on achète son billet, on ne s’intéresse qu’à l’heure de départ, et à celle d’arrivée. On se fout de savoir ce qu’il se passera entre ces deux horaires. Et c’est là que la sérénité intervient. On n’attend rien de vous pendant cette période. Vous n’avez pour seule mission que de vous rendre d’un point à un autre. Entre ces deux points, vous lisez ce que vous voulez, vous écoutez ce que vous voulez, vous pensez à ce que vous voulez. Vous êtes dans un temps mort. Même votre situation géographique vous est inconnue. On ne peut pas vous déranger, vous êtes en transit.

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Les paysages vous renvoient à cette condition. Vous êtes dans une zone sans nom, sans habitants. Votre vie est suspendue un instant. Vous pouvez avoir les pires soucis de votre existence, il vous suffit de vous hypnotiser en regardant dehors. Les voyages en train sont une petite thérapie. Une parenthèse avant d’arriver et de prendre un nouveau rôle dans la gare de votre destination. Cette fois-ci, je jouerai celui qui revient.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Vienne la nuit.

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La première fois que ça m’est arrivé je devais être malade, ou avoir trop bu la veille. Du coup, j’étais rentré chez moi, épuisé au point de m’endormir dès 18h. Mon boulot ne me fatiguait pas tellement et ma routine n’avait rien de déplaisant, mais ce soir là, il fallait à tout prix que je dorme. Et c’est là que ça s’est produit. Je me suis réveillé vers 1h du matin. Parfaitement reposé et pleinement conscient. Et là, tout avait pris un autre sens. J’étais dans un état second. Tout était silencieux, un soir de semaine il ne se passe jamais rien, et j’étais seul. J’ai décidé de sortir. Profiter de ce silence.

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Une fois dehors j’étais puissant. La nuit ne m’effrayait pas du tout. Mes réflexions me semblaient si bêtes, si simples et finalement si évidentes. Je n’étais qu’un humain parmi tant d’autres qui ne laisserait aucune trace substantielle derrière soi, et ça m’allait très bien. Je me consolais en étant le maître de la nuit. Car si je n’étais qu’un quidam sans avenir merveilleux, au moins j’avais découvert la tranche horaire qui n’intéresse personne, et là je pouvais sereinement réfléchir. Tous mes soucis devenaient légers, ils disparaissaient même, tellement je les trouvais inintéressants devant la grandeur de la nuit. Je n’avais pas à la partager, et le peu de gens que je croisais ne faisaient qu’aller d’un endroit à un autre de manière exceptionnelle. Ils ne se promenaient pas dans la nuit, ils la traversaient rapidement. Sont-ce notre instinct et la société qui nous ont poussés à devenir des animaux diurnes? J’ai lu quelque part, suite à cette première sortie, qu’à une époque, des classes sociales aisées se levaient pendant quatre heures au milieu de la nuit pour lire, écrire ou faire l’amour avant de retourner dormir. J’aurais aimé vivre avec eux.

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Depuis j’essaie de reproduire cet état second aussi souvent que possible. Je devrais renoncer à toute vie sociale si j’instaurais ce rythme de façon permanente. Des nuits qui commencent à 18h, c’est handicapant socialement. Je me console en me disant que cette tranche horaire m’est toujours réservée. Que ma porte vers la pleine conscience est toujours ouverte. Quand je la franchirai à nouveau, je redeviendrai le petit homme qui marche la nuit. Ce petit homme qui a conscience de n’être rien, et d’en être bien.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

 

Tout fout le camp.

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J’avais réussi ma tarte. N’importe quoi. Depuis des années, je ne réussis jamais cette tarte. Mais son goût cramé et sa crème mal dosée étaient devenus mes standards de qualité. Et ce jour-là j’avais précisément envie de ce goût particulier. Mais il a fallu que je la réussisse pour la première fois de ma vie ! J’étais tellement contrarié que je l’ai jetée. Et je suis sorti pour me calmer.

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Le chemin que je prends pour retrouver mon banc était impraticable à cause d’une inondation. Merveilleux. Cette journée continuait de me contrarier. Comment une inondation pouvait-elle avoir eu lieu alors qu’il faisait un temps radieux ? Je suis resté quelque temps devant cette nouvelle mare, espérant qu’elle disparaisse par magie avant de me résigner à prendre un autre chemin. Faire un détour, le ventre vide et de mauvaise humeur, n’annonçait rien de bon pour la suite de ma journée.

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Quand rien ne va, on se met à focaliser sur ce qui ne va pas. On devient plus observateur. Une mauvaise nouvelle définit assez rapidement une journée, même si une bonne nouvelle se présente, la mauvaise sera plus forte. Si je gagne à la loterie, mais que dans la foulée je casse un carreau, ma première remarque sera « mon gain diminue déjà en devant remplacer ce carreau ». Et sur ce nouveau chemin, rien ne me convenait. Tout allait de travers. Dans mon observation minutieuse j’ai même vu une branche coincée dans une toile d’araignée. Ridicule. Non seulement le piège à insecte allait être bien moins efficace, mais surtout, l’araignée n’allait pas se rassasier de ce bout de bois. Au moins nous serions deux à ne pas manger à notre faim ce jour-là.

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Le banc était occupé. J’étais épuisé par cette marche inédite, et je commençais enfin à lâcher prise sur ma mauvaise humeur quand je l’ai vue. La journée continuait de me contrarier. Elle était amusée par mon agacement et m’expliquât qu’il y avait de la place pour deux. Je m’assis à contre cœur en espérant qu’elle me laisse tranquille rapidement. Mais, comble de l’agacement, elle était gentille. Je n’avais parlé à personne depuis longtemps, donc j’étais maladroit, mais ça a dû la toucher. Elle semblait penser que nous serions complémentaires. Elle aussi était seule, et se sentait la force de maitriser un vieux râleur comme moi. Cette pensée m’agaça tellement, que je l’ai poussée du banc.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Voulez-vous danser avec moi?

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Nous ne dansons plus ensemble depuis plusieurs mois. Le cœur n’y est plus. La fatigue est plus forte que l’envie. Les corps se mobilisent moins facilement. L’envie peut être là, mais le rituel à mettre en place est devenu trop fastidieux. Il est plus simple de danser plus vite et intensément, mais seul, chacun de notre côté. Au point de ne même plus en parler. Pourtant nous savons que l’autre danse toujours.

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La première fois où nous avons dansé ensemble était assez commune. Nous avions le même rythme et c’était suffisant. Nous dansions avec beaucoup d’autres partenaires donc notre première fois souffrait sûrement de la comparaison. Ce n’était pas vraiment un partage d’émotions mais un échange de bons procédés. Nous aimions ça, nous maitrisions la technique et connaissions nos talents. Jusqu’à ce que nos regards en demandent davantage.

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Nous étions devenus des partenaires exclusifs. La passion s’est installée d’un coup. Quelques regards lors d’un de nos entrainements nous ont permis de comprendre que nous faisions plus que danser. Il y avait un challenge, de la nouveauté, une performance inédite et une forme de défiance. Nous découvrions de la nouveauté dans quelques choses qui nous semblait déjà usé et maitrisé avec les autres partenaires. Mais comme tout exercice physique, de nouvelles habitudes se sont prises. Il n’y a rien de plus fatal à la découverte d’une nouveauté qu’une nouvelle habitude.

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Les chorégraphies sont devenues plus égoïstes. Nous avions toujours besoin de l’autre pour pratiquer, mais notre attention était revenue sur nous-mêmes, sur notre satisfaction personnelle. Tant que nous y prenions toujours du plaisir, la méthode importait peu, mais dans des élans de conscience de l’autre, nous réalisions que nous ne dansions plus de la même façon, nos intentions ne s’entendaient plus. Alors nous avons ralenti le rythme, avant de l’arrêter tout à fait.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Après le silence.

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Ce qui nous soulagea tout d’abord, fut le départ du bruit. Ce n’était pas les gens qui avaient fui, c’était le bruit qui s’en était allé, enfin. Dans une jungle naturelle, le bruit annonce parfois le danger. Dans une jungle urbaine, c’est lui le danger. Il nous rendait fous. Les réactions épidermiques s’étaient multipliées. Un klaxon débouchait toujours sur un mort, minimum. Si une ambulance avait le malheur de s’arrêter en pleine rue, les gens se chargeaient de la réduire au silence. Tout ceci se faisait dans une anarchie quasi unanime. Nous étions devenus fous et intolérants.

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Les plus chanceux, ceux qui venaient de province, sont repartis naturellement. Ils pouvaient ne plus subir la ville, alors l’opportunité n’était qu’évidente. Ils se demandaient même pourquoi ils étaient venus dans un premier temps. Il était évident qu’une trop forte concentration de personnes dans une ville aurait dégénéré. Nous ne sommes pas faits pour vivre ensemble, aussi nombreux. Ceux qui restaient, par manque de courage pour la plupart, décidaient de ne plus se reproduire. Nous n’imposerions plus cela, à qui que ce soit. De toute façon, nous étions bien trop nombreux.

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Les restants revendiquaient un retour à une vie idéale. Une ville bien organisée pour créer s’exprimer et exister. Exister en tant que personnes, et non en tant que numéros. Quelques centaines de personnes occupèrent les quartiers de façon équitable, en termes d’espace. Des idéologies naissaient, alors que de vieilles coutumes resurgissaient. Un quartier aurait même inventé une nouvelle religion. Celui-ci mourut de son autarcie. Cet idéal semblait équilibré, mais la nature humaine est faite de défiance, et l’expression des uns déclenche l’extinction des autres. Les plus créatifs furent éliminés en premier. Leurs décorations trop colorées et trop visibles rappelaient le bruit d’autrefois. Le goût d’une masse de gens est difficile à définir, mais le dégoût entre deux personnes est très simple à exprimer. L’ego des personnalités dominantes s’occupa du reste. L’ennemi commun n’étant plus, il fallait s’en trouver un autre. Plusieurs personnes ne pouvaient pas vivre au même endroit, alors pourquoi plusieurs idéologies y seraient-elles parvenues ?

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Dorénavant, ces vestiges ne sont que le terrain de jeu des animaux. Ces derniers s’adonnent aux mêmes rituels que les humains qui occupaient les lieux avant eux. Chasse, conquête de territoires et survie. Le chat est devenu l’espèce dominante. Adapté aux anciennes infrastructures humaines et au plaisir de tuer sans le besoin de se nourrir, ils ont su s’organiser et prendre le pouvoir dans cette jungle. Nous n’avons pas d’informations sur ce que sont devenus les réseaux souterrains, les derniers archéologues n’en sont jamais revenus. Ils ont disparu. Sans bruit.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

De la cour au jardin.

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En voyant la moquette, j’ai su que j’allais passer un moment effroyable. Mon père m’y emmenait pour la première fois et déjà le théâtre m’était hostile. Comment allais-je survivre à un endroit qui réunit autant de facteurs allergènes dans un lieu clos ? La moquette avait disparu de chez nous après avoir tenté de me tuer, et je la retrouvais luxueusement installée dans un endroit où je rêvais d’aller. Je serrai la main de mon père un peu plus fort, et décidai d’affronter cet obstacle courageusement. Après tout, mon père n’y était pour rien dans la présence de cette moquette puisqu’il n’était jamais entré dans un théâtre de sa vie. C’est moi qui l’avais supplié de m’y emmener.

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Après avoir survécu au hall d’entrée, je réalisai que le spectacle avait déjà commencé. Toutes les lumières étaient encore allumées et le rideau baissé, mais dans la salle se déroulait une parade burlesque dans un décor irréel. Les premiers rangs se croyaient sur scène et maîtrisaient leur rôle à merveille : celui de ne pas s’assoir trop vite pour qu’on puisse admirer, nous les rangs inférieurs, leurs tenues trop chères et trop inconfortables pour rester assis trop longtemps. J’apercevais assez peu d’enfants, nous étions trois. Une petite fille déguisée comme sa mère au premier rang et un autre garçon accompagné comme moi par son père. C’était rassurant de voir que je n’étais pas le seul à admirer les lieux. Pour tout le monde il était normal d’être dans une grande pièce richement décorée, et ne pas y faire attention. Mettez ces mêmes personnes dans un terrain vague et elles se concentreraient un peu plus sur le décor. Lorsque la lumière s’éteignit, le spectacle me plut encore plus. Celui sur la scène aussi.

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En sortant de la salle, j’oubliais la moquette de l’entrée pour continuer de scruter les spectateurs. Je voulais voir à qui appartenaient les rires et les commentaires entendus pendant la pièce. C’était une pièce très amusante, mais elle pas semblait être nouvelle pour tout le monde. Mon père s’éclipsa aux toilettes me laissant à côté d’un groupe de vieilles dames incroyables. Elles parlaient en même temps, sans s’écouter les unes les autres. Chacune y allait de sa surenchère de commentaires : «Ô mais qu’il était charmant », « Quelle mise en scène audacieuse ! », « Je préférais la programmation précédente… », « Mais complètement ! C’est incroyable ! », « Tu es perdu mon petit ? ». Je les dévisageais tellement qu’à un moment donné je faisais partie de leur groupe. J’ai ri et je suis parti retrouver mon père qui me faisait signe au loin. Cette soirée était la plus réussie de ma vie.

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Désormais mes allergies sont moins graves, mais un nouveau mal me prend lorsque je vais au théâtre. Le lieu me fascine toujours autant, peu importe la salle, mais j’ai le vertige et la nausée. Quand la lumière de la salle est allumée, le bruit m’est insupportable, et lorsque les lumières s’éteignent, c’est pire que le vacarme. On appelle ça le trac apparemment.

Depuis la scène ma concentration est telle que je ne peux plus me délecter des premiers rangs, mais selon mon rôle, je prends toujours un instant en espérant apercevoir le groupe de dames loquaces et la petite fille déguisée de mon enfance. Et avant de monter sur scène, je repense à elles pour lutter contre le trac.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

De valeur familiale.

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Ma soeur et moi ne sommes très proches que depuis peu. Chacun vivait sans se soucier de l’existence de l’autre. Nous faisions de notre mieux. Il est tellement simple de s’entourer d’une multitude de personnes, qu’il est aussi simple d’en oublier l’essentiel. Des inconnus étaient devenus plus enrichissants, plus stimulants et plus originaux. Elle ne s’est pas manifestée plus tôt, donc je ne ressentais pas d’urgence la concernant.

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Puis ses regards ont changé. Je ne me rendais pas ou peu compte de leur intensité, mais j’y ai vu une force. Quelque chose de nouveau. Un appel à l’aide. Elle voulait que je l’aide, pour supporter sa vie, que je la soutienne de manière inconditionnelle et qu’on établisse un lien indestructible. On arrive parfois à des moments de notre existence où on ne se suffit plus. L’autosuffisance se transforme en solitude. L’envie de tendresse évolue en besoin viscéral et elle était dans cette détresse. Elle voulait devenir ma soeur et faire de moi son frère. Car officiellement nous ne le sommes pas.

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Une famille peut compter sur les liens du sang pour établir plusieurs évidences: personne ne peut couper ce lien, il est impossible de revenir dessus… Certains s’en servent à des fins utiles d’entre-aide et de valeurs communes, d’autres comme un moyen d’emprise et de pression. Nos véritables familles étaient plutôt douées dans l’exercice oppressant de nos rapports. D’où le besoin de s’en construire une autre. Ma soeur ne peut pas compter sur ce lien si elle ne reste que mon amie. Nous voulions un mot, un contrat qui nous garantisse une relation sur laquelle on ne puisse pas revenir. Une situation qui nous permette de ne plus anticiper d’usure ou de doute. Même si nous nous perdions, le lien serait devenu indestructible. Nous n’utilisons pas ce terme publiquement, par peur d’être taxés de niais ou d’enfants, voire les deux. Mais lorsque je lui dis «je t’aime», pourquoi cela aurait il moins de sens qu’entre deux amoureux? Il n’y a rien de moins fragile et d’aussi peu valable qu’un «je t’aime» trop frais. Ma soeur et moi ne sommes très proches que depuis peu.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale