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Monte là-dessus, tu vas rire.

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Nous l’avons tous fait et, selon la réprimande, nous en avons gardé un souvenir amusé ou une honte profonde. Tous les petits garçons ont essayé les chaussures de leur mère. Enfant, les notions de féminin et de masculin s’intègrent très vite. On distribue très tôt la dinette et les camions, les couleurs et la hiérarchie. « Je suis content, je voulais une fille ! ». « C’est un garçon ? Super ! ». L’enfant se verra attribuer un rôle bien défini, avant même de naitre. Le décor sera rose ou bleu, il donnera la réplique ou aura le premier rôle. Si toutefois l’enfant apprend son texte rapidement, il ingère tout aussi rapidement ce qui ne lui est pas autorisé, c’est l’interdit qui devient alors intéressant. Si porter des talons n’était pas interdit à un petit garçon, nous n’aurions même pas eu l’idée de les essayer. Pourtant, nous l’avons fait.

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Certains en auront gardé le goût du ridicule. Se déguiser en femme sera le comble de la honte ! Ressembler à sa mère, de prêt ou de loin, provoquera l’hilarité de son entourage (entourage choisi et mérité). Mais même grimés avec une perruque affreuse et un rouge à lèvres criard, ces hommes ne mettront pas de talons. Une jupe dépareillée d’un haut sans manches sera suffisante. Leur déguisement de femme sans talons sera satisfaisant. Ils ne les mettront pas par peur de l’inconfort ou du manque de maîtrise. Mais leur véritable peur sera d’aller trop loin dans le jeu, de se souvenir de ce jour où, enfant, ils ne les ont pas mis pour rire, mais pour braver un interdit. Il leur sera trop dur d’admettre qu’avant de se moquer de leur mère, ils l’ont enviée.

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Du rire gras misogyne, j’en suis revenu. Même les femmes s’y mettaient, à rire. Elles pensaient se moquer de l’homme déguisé, plantant lui-même un couteau dans sa virilité pour en tester l’épaisseur, mais elles ne réalisaient pas être le fond de la blague. On se moquait d’elles aussi, quelque part. J’ai ri, je ne le cache pas, mais je m’en suis vite voulu. Pendant les rires, je découvrais du confort dans ces chaussures (j’avais osé pousser le costume à l’extrême en les ajoutant). J’ai alors mis des talons pour le plaisir. Le lendemain de cette soirée déguisée, je les ai à nouveau portés, comme un enfant qui se retrouve enfin seul pour procéder à son expérience. Mes jambes étaient belles, rehaussées par ces centimètres de bois qui m’étaient interdits. J’aimais la sensation de ne pas complétement toucher le sol quand je me déplaçais, risquant de tomber. Je contrôlais ma démarche, je me tenais mieux même, plus droit. Ma virilité me brisait le dos, elle. J’ai donc décidé de les garder. La tenue criarde et la perruque mal coiffée ont échoués dans la poubelle, mais cette paire de talons noirs est cachée dans un angle de ma penderie, derrière le bac de linge sale. Je les porte assez souvent, pour me soulager le dos.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

L’enfant à barbe.

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Il est naturel pour moi de m’amuser. Ça l’a été pour nous tous. Enfants, nous ne pensions qu’à ça. J’ai simplement continué à le faire, avec la même énergie qu’à cet âge. Je cours partout, je n’ai pas la fatigue dont ceux de mon âge se plaignent constamment. Je me déguise, j’invente des histoires. Tout est amusant et je ris pour un rien. On pourrait me penser simplet. Un adulte qui se comporte comme un enfant n’est compréhensible que s’il a bu. Mais moi qui ne bois pas, je suis perçu différemment. Je ne comprends pas pourquoi l’âge détermine le comportement. Pourquoi tolérer les actions des enfants et juger les miennes ?

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Je constate simplement que je n’ai pas changé. Je suis resté un enfant. Mon corps ne trahit que le temps qui passe, je ne peux pas le nier, mais mon attitude est restée égale depuis. J’ai conservé un regard d’enfant. Ma notion du temps est biaisée par exemple, je peux consacrer des heures à une activité inutile et devenir impatient pour ce qui s’avérera être une lubie, un caprice de vieux. D’aucuns pensent que c’est dû à mon statut d’enfant unique, on irait même jusqu’à dire que je refuse la réalité et que je force cette attitude pour fuir une vie responsable. Mais encore une fois, pourquoi interdire aux adultes ce qu’on autorise aux enfants ? Généralement c’est l’inverse, les enfants n’ayant rien le droit de faire se réfugient dans l’amusement. C’est tout ce qui leur est autorisé de faire.

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Mon plus gros problème c’est de ne plus rien apprendre. Lorsque je fais une bêtise, plus personne n’est là pour me réprimander. Plus personne n’est là pour m’éduquer. Le degré d’amusement est donc moindre. J’invente encore des jeux, je rigole toujours quand je suis surpris, mais on ne m’arrête plus. Personne n’a ce pouvoir sur moi. Personne ne me canalise, ne m’arrête, ne me demande de faire moins de bruit, ne me dit de grandir… Ils pensent que je suis devenu fou. Mais ils se trompent, je ne suis rien devenu du tout, justement, je suis juste resté un enfant.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Se mettre au vert.

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On me l’a fait remarquer. Je n’en avais pas conscience. Cette obsession était involontaire. D’autres s’en étaient aperçu avant moi. Ce qui prouvait à quel point j’étais atteint. Comment une simple couleur s’est-elle transformée en obsession ? Je déteste les portraits chinois. Se définir avec un seul adjectif, un animal ou une couleur, je trouve ça trop simpliste. Le vert, pour moi, était une couleur parmi tant d’autres. Je n’ai pas de couleur préférée. Pourtant, je me suis mis à en mettre partout. Mes vêtements tout d’abord. Une touche de vert de-ci de-là… Ensuite j’en ai mangé davantage, pensant équilibrer sagement mon alimentation. Puis je me suis mis à cuisiner du vert, dans des recettes où on ne l’attendait pas. C’est d’ailleurs à un diner que j’organisais, qu’on s’est inquiété de comprendre mon obsession.

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J’étais surpris. Se soucier d’une telle chose me semblait ridicule. Mais l’ensemble de mes invités partageait cette inquiétude. Ils me regardaient avec la culpabilité qu’on a de dire à un ami qu’il nous a déçu. Gêné d’un tel procès, je me rendis vite compte qu’ils avaient raison. J’étais anormalement attiré par le vert. Plus qu’un excès de goût, cette couleur était devenue une émotion à part entière. Que j’aille au cinéma, au travail ou que je dorme, je ne voyais que lui. Sans savoir pourquoi. Il m’évoquait une sensation agréable, un souvenir de bien-être. Comme lorsque l’on croise un parfum familier, sans savoir à qui ou à quoi il nous renvoie. Je devais comprendre ce qui m’attachait à lui. On ne tombe pas amoureux sans raison, encore moins d’une couleur… La clef était là. Mon amour pour le vert correspondait à un amour véritable. J’étais amoureux. Il y a longtemps.

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Le cerveau a cette fâcheuse tendance à stocker des informations qui resurgissent aléatoirement sous forme d’émotions. Mon amour du vert était un substitut absurde à cette histoire que j’avais oubliée. Cela n’avait duré qu’un après-midi. Nous l’avions passé ensemble. Il m’avait proposé qu’on aille se baigner, alors qu’on ne se connaissait pas. Je trouvais cette requête étrange, mais comme nous étions les deux seuls de notre âge sur cette plage, je ne me suis pas formalisé. Ça semblait même logique de tuer le temps ensemble. Les heures passèrent très vite. Ce que je n’avais pas compris c’est que la perfection de ce moment n’était pas due à une amitié inattendue, mais bien à de l’amour que nous n’aurions jamais eu le courage d’assumer à l’époque. Un désir que nous étions trop jeunes pour comprendre. Il m’avait fait remarquer que le soleil avait des teintes vertes, un court instant, avant de se coucher. Il me sembla percevoir ces rayons verts à l’instant même où ses parents venaient de l’appeler pour quitter la plage et rentrer. Je lui dis au revoir maladroitement, et il me serra la main trop longtemps. Nous savions que nous n’aurions pas le courage d’échanger nos adresses. Deux garçons ne font pas ça. Alors ne sachant pas où il est aujourd’hui, je l’aime à travers le vert.

Images: Yohann Lavéant

Texte: Anthony Navale

Je suis le maître du monde.

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J’ai vu le film 473 fois. Je n’ai pourtant jamais été dans l’excès, j’étais quelqu’un d’assez raisonnable. Je me considérais même comme un consommateur moyen pour le reste. Je ne regardais que ce qui passe sur les premières chaînes et je n’étais jamais déçu. Je n’avais jamais réagi de manière démesurée ou passionnée. La seule folie que je me sois un jour permis remonte à l’enfance, où j’avais utilisé la monnaie du pain pour m’offrir des bonbons sans autorisation parentale préalable. Initiative juvénile et rebelle. Mes folies se sont multipliées après le visionnage de ce film. Il m’obsède et me pousse à dépenser bien plus que la monnaie restante de l’achat du pain. J’en suis venu à m’acheter un paquebot et son équipage, pour moi seul.

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Lors de mon premier voyage à bord d’un navire pour me replonger dans l’ambiance du film, j’ai été terriblement déçu. J’avais anticipé le mal de mer, ne sachant pas si j’y serais sensible ou non, mais je n’avais pas pensé que les passagers me dérangeraient à ce point… Ils n’étaient pas du tout dans le thème ! Certains se promenaient en tongs et en short ! Dans un paquebot ! J’étais scandalisé. Où était leur devoir de mémoire ? Comment pouvaient-ils prendre la mer comme s’ils étaient en vacances ? Certaines petites filles s’amusaient à refaire des scènes du film, celle à la proue étant plus populaire que celle à la poupe, question de sécurité certainement, mais leurs parents se souciaient peu de respecter l’œuvre. J’ai donc décidé d’économiser suffisamment pour me payer la croisière seul. J’ai même exigé que le personnel soit habillé comme au début du vingtième siècle. Je fais l’effort de me gominer les cheveux, ils peuvent tout à fait porter la tenue des employés de l’époque.

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Je n’ai gardé que le cinéma à bord. Tout le reste est à l’identique du bateau original. L’utilité de ce cinéma est évidente: je compte dépasser les 500 visions d’ici la fin de ce voyage. Mon fanatisme n’a rien d’exceptionnel, j’ai juste la chance de pouvoir le vivre à fond. Avec des ressources illimitées nous vivrions tous nos passions au maximum. Je commence d’ailleurs à recruter des figurants, fans du film si possible, pour animer un peu plus mes voyages. Je veux que nous puissions tous ensemble vivre la folie de cette époque, la magie de cette traversée. Je reçois quelques candidatures, mais je les trouve encore trop frileuses, sans mauvais jeu de mot. C’est d’ailleurs cela qui effraie les candidats pour ma croisière, ils craignent que je ne fasse exprès de passer trop près d’un iceberg pour revivre complètement la tragédie… Leur idée n’est pas mauvaise. Peut-être que pour la 1000ème diffusion du film je ferai un événement spécial.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Celui qui frappe à notre porte.

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Nous y sommes habitués car nous ne pouvons contourner ses règles. Elles sont absolues. Son rituel annuel est inévitable. Il arrive graduellement, ce n’est pas une surprise, mais nous ne le supportons jamais vraiment une fois installé. On pourrait se préparer davantage à sa venue mais notre impuissance est telle que nous le subissons docilement. Ce que nous n’arrivons pas à contrôler nous insupporte, et lui, nous ne le contrôlerons jamais.

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La vie se terrera. La lumière de nos foyers nous trahira. Nous n’irons plus l’affronter, nous resterons dans une chaleur factice et chère. Car il y a bien un prix à payer pour tenter de lutter contre quelque chose d’aussi fort. Notre espace vital se limitera à nos tanières. Alors qu’on se croira à l’abri, il réussira à s’infiltrer, ou pire, il se vengera si toutefois nous sommes obligés de sortir un instant. Il nous glacera aussitôt. L’hiver et son froid seront inévitables.

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Il s’en prendra aussi à la lumière. Les autres saisons s’en servent pour se valoriser et sublimer leurs couleurs, mais lui semble vouloir l’étouffer. L’hiver agit dans l’obscurité. C’est un visiteur nocturne inquiétant, qui empêche la vie de se développer. Si la nature se débarrasse de ses feuilles avant son arrivée, ce n’est que pour limiter ses fonctions vitales. Ce rituel de purification est un mécanisme de défense, de survie. Nous aimerions, comme certains animaux, nier cette saison en hibernant nous aussi. Mais nous serons éveillés quand il sera de retour.

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D’une certaine façon, nous pourrions le vivre comme une pause. La sagesse est souvent une conséquence de la patience. Cette pause généralisée favorisera le calme, le silence. Plus rien ne sera superflu, tous nos actes seront en accord avec notre environnement puisqu’ils seront réfléchis. Personne n’entreprendra une tâche inutile dans ces conditions. L’obscurité contentera les rêveurs et révélera les timides. Le froid raffermira nos peaux et renforcera notre volonté de vivre. L’hiver nous mettra à l’épreuve, il ne tiendra qu’à nous de s’en remettre.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Le voisin étrange.

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« Ne l’approchez surtout pas ! » Ses mises en garde ne s’accompagnaient jamais d’explication. Elle se contentait de nous effrayer à travers un ordre irrévocable. Ce voisin terrorisait ma mère, mais nous ne comprenions pas pourquoi. Ce n’était d’ailleurs pas de la terreur qu’elle éprouvait, mais plutôt du mépris. Son mépris n’étant pas communicatif, elle employait alors la terreur pour nous éloigner de ce voisin. C’est tellement plus simple de faire peur à un enfant que de lui expliquer nos raisons. Qu’elles étaient d’ailleurs les siennes ? Je décidai de l’espionner lors d’un de ces regroupements entres voisines bien-pensantes. Attroupées comme des poules, elles partageaient leur aversion pour ce personnage. C’était, selon elles, un pervers. Un danger pour le quartier, et pour les enfants. En quoi pouvait-il être dangereux ? C’était plutôt nous qui semblions dangereux si on en croyait ses réactions. À chaque fois qu’il voyait un enfant, il s’en allait, comme terrifié.

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Il avait un secret, et nous en étions certains. Sa tenue nous amusait, forcément. Mais il l’assumait tellement, que nous voyions au-delà du costume. Son accoutrement n’était pas si important. Il détournait notre attention pour qu’on ne s’intéresse pas à son secret. Alors les enfants du quartier décidèrent d’enquêter sur ce voisin mystérieux, bravant l’interdit des poules. Les plus audacieux arrivaient à avoir de vraies informations en s’infiltrant dans son jardin, pendant que les plus couards continuaient d’entretenir sa légende terrifiante avec des mensonges. Seule sa solitude était certaine. Personne ne venait le voir, si ce n’était notre espionnage récurrent. Les préoccupations des enfants sont bien différentes de celles des adultes et nous étions plus intéressés par ses habitudes culinaires ou ses heures de sortie que par ses situations sociale ou professionnelle. Il n’avait rien de dangereux, il s’habillait simplement différemment.

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Quand ils sont venus le chercher, nos mères étaient bouleversées. Les mères d’un quartier réagissent toujours à l’unisson, aussi bien dans les interdictions transmises aux gamins que dans leurs émotions. Le « pervers » était devenu en l’espace d’un instant un « pauvre homme qui avait eu une vie minable ». Elles ne savaient rien de lui et osaient porter un nouveau jugement alors qu’il venait de nous quitter. Je n’avais d’ailleurs pas compris qu’il était mort. Pour moi, une voiture plus longue que les autres était simplement une voiture plus longue que les autres. Une fois le principe du corbillard enseigné, j’étais pris de regrets. La voiture trop longue emportait son secret. J’aurais voulu avoir le courage d’aller lui parler, lui demander si sa vie avait effectivement été triste. Si ça l’avait amusé de nous chasser de son jardin et comprendre pourquoi il s’habillait comme ça. Je ne connais même pas son nom. Ils l’avaient retiré de la boite aux lettres avant que je n’apprenne à lire.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

De mon temps.

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Mes idées et ma vie appartiennent au passé. La véritable sagesse a été d’accepter cela. J’ai longtemps pensé que mon expérience justifiait les conseils que je pouvais donner aux jeunes générations. Mais ça n’était que de l’arrogance. Je ne supportais simplement pas de voir mon mode de vie se flétrir et ne servir à personne. Désormais je ne partage mon expérience et mes souvenirs qu’à ceux qui me sollicitent. Sinon, je laisse les choses grandir d’elles-mêmes pendant que je m’efforce de vieillir.

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C’est en faisant ma vaisselle que j’ai compris cela. J’ai ennuyé tout le monde avec mes histoires. Elles ne sont qu’un amas d’informations duquel on ne peut rien tirer pour sa propre expérience. Du coup, je ne nettoie plus qu’une seule tasse à l’heure du thé. La seule heure où potentiellement on venait me rendre visite. L’assiette du souper, j’y étais habitué, mais cette tasse seule m’a profondément blessé. Du fond de son évier, elle semblait me dire qu’elle se sentait seule. Une tasse et un homme ne sont faits pour se tenir compagnie.

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Je me suis cru sage, j’ai pensé que ma génération avait toutes les raisons de se considérer unique et merveilleuse. Qu’elle était au sommet de la connaissance et que tout ce qui s’en suivrait, ne serait que déchéance et pâles copies… Puis j’ai repensé à ma mère, très pieuse, qui me tenait un discours assuré, alors que je le trouvais désuet et borné. D’ailleurs, rien de ce qu’elle m’avait prédit n’est arrivé. En regardant nos descendants, on trouve cela pénible. Pénible pour eux de devoir supporter une société toujours plus compliquée, toujours plus superficielle, toujours plus rapide. Alors qu’en réalité, il nous est pénible de nous sentir inadaptés, et de constater qu’ils s’en accommodent parfaitement. Plutôt que de m’ouvrir sur le monde, d’écouter leurs histoires et d’accepter leur vérité, je me suis renfermé sur les miennes. Seul, avec ma tasse, je me sens centenaire, alors que je n’en ai même pas la moitié.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Bail renouvelé.

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J’ai toujours voulu vivre dans ce quartier. Enfant, il m’arrivait d’y passer par hasard avec ma mère. Elle me répétait que dans les beaux quartiers, nous ne pouvions que passer. Jamais nous n’y serions chez nous. Et pourtant j’ai réalisé ce rêve. Je fais désormais partie des résidents qui regardent les admirateurs passer. Ceux qui n’y ont pas leur place. Je ne sais pas si ma mère serait fière de moi, mais désormais, je vis dans ce lieu qui m’était interdit. Et ma vision d’enfant n’est pas altérée. Au contraire, je continue d’aimer cet endroit dans tous ses détails.

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Tout m’appartient. Du moins, c’est ce que je ressens. Je connais le contenu de toutes les vitrines alentour. Les objets qui les habillent m’appartiennent. Je me sens toujours un peu triste, voire volé, lorsqu’un bibelot a disparu. Il a certainement fait la joie de quelqu’un d’autre dans le quartier, mais je ne peux m’empêcher d’imaginer que cet objet est parti loin, dans un quartier moins prestigieux que le nôtre. Je suis déçu par son destin. Inverse au mien. Il a quitté le beau quartier, alors que je m’y suis enfin installé.

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Je suis surpris par la qualité de mon sommeil. Ces bancs sont vraiment différents. Enfant, je ne regardais que les lumières orangées, les hauts plafonds et les décorations parfois trop chargées. Je n’avais pas prêté attention aux bancs. Pourtant, ils maintiennent mon âme d’enfant intacte. Puisque je continue de regarder le quartier depuis la chaussée. Je continue d’envier la chaleur de ses immeubles. Je peste contre ses résidents trop chanceux, qui ignorent les vitrines de leurs magasins, et laissent s’en échapper les objets. Ils doivent même espérer que je sois un de ces objets, pour qu’on me mette à mon tour, dans un autre quartier.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Droit dans les mains.

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Depuis qu’on ne doit plus regarder les gens dans les yeux, je focalise sur leurs mains. Dans les transports en commun, il m’arrive d’être dans les bras de parfaits inconnus, à cause du monde, et malgré cette proximité subie, nos regards ne se croisent jamais. Un proche qui vous effleure l’épaule accidentellement ou pose sa main sur votre bras peut vous bouleverser mais être collé à quelqu’un, que vous n’avez jamais vu auparavant, dans les transports en commun, ne nous surprend même plus. Pas de bouleversement, pas d’excitation et encore moins de regards.

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Obligée d’éviter leurs yeux, je me suis mise à regarder leurs mains. Je suis curieuse, et j’ai besoin de connaître ceux qui m’entourent. J’ai vite réalisé que les mains en racontaient souvent davantage que les visages. Cet homme est marié, cette femme s’aime coquète, celle-ci est plus âgée qu’elle ne souhaite le montrer, celui-là exerçait un travail physique intense… Ces mains m’expliquent tout. Mes voisins n’ont plus aucun secret. S’ils sont stressés, tout en essayant de faire bonne figure, je serai dans la confidence, sans avoir risqué de les énerver davantage en les regardant directement dans les yeux. C’est en m’attardant aussi sur ses mains, que je suis tombée amoureuse.

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Elles étaient belles, très belles. Il n’y avait aucun défaut dans la qualité de la peau, les ongles étaient réguliers et surtout, elles ne me racontaient rien. Je n’avais rien pu deviner de ses mains, hormis leur beauté. Leur position semblait détendue mais ferme. J’avais vu beaucoup de mains, j’étais devenue experte dans leur analyse, et je me retrouvais comme une débutante qui commence seulement à comprendre ce qu’elle regarde. Je devais savoir à qui elles appartenaient, je devais prendre le risque de le regarder, même très vite ! Dans mon audace, j’ai vu qu’il me regardait déjà, amusé par mon observation minutieuse de ses mains. Il était aussi beau qu’elles.

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Lors d’une promenade avec sa mère, j’ai été très surprise. Toute leur famille s’entendait à dire qu’ils se ressemblaient beaucoup lui et elle, et effectivement leurs visages partageaient beaucoup de traits similaires. Je n’avais jamais remis en cause leur ressemblance, jusqu’au jour où nous nous sommes retrouvés ensemble dans un bus. Leurs mains étaient complètement différentes ! Elles ne se ressemblaient pas du tout. Après avoir été amusée, je réalisais que j’avais déjà rapidement installé des aprioris lors de mon observation de mains inconnues. J’étais tombée dans un jugement rapide et codifié. J’avais appliqué le même jugement hâtif que celui qui nous a poussés à ne plus croiser nos regards… Je décidais alors de ne regarder que mes propres mains, ou encore les siennes.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Je m’inflige la mode.

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Cette mode est complètement conne. Mais je m’y suis mis, comme toujours. J’ai toujours critiqué la nouveauté, je n’ai jamais tenté de proposer quoique ce soit et je me rends compte que tous ceux que j’ai jugé sur leur style, j’ai fini par les rattraper après coup. Je ne suis donc pas à la pointe de la mode, j’en suis à la poupe. Un suiveur. Je sais que, malgré mon goût personnel, je ne résisterai pas à la nouveauté adoptée par la masse. Je pense justement que mon exaspération vient de cette conscience. Quand je vois un nouveau style, ça m’ennuie de me dire que j’y viendrai irrémédiablement. Et ces nouvelles lunettes, qui nous empêchent de regarder les autres, je les ai trouvées connes lorsqu’elles sont arrivées.

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L’idée de l’artiste, parce qu’on considère que la démarche se voulait artistique avant d’être conne, était de nous permettre de voir le monde différemment. Changer notre angle de vue sur ce dernier. Selon lui « l’être humain ne pense qu’à lui et ses semblables, il est donc temps qu’il regarde ailleurs ». Du coup, nous nous promenons avec des lunettes qui nous empêchent de voir au niveau du visage des autres. Ces lunettes nous poussent à regarder et voir différemment. Les premiers à les porter essuyaient de nombreuses critiques, notamment à cause de la dangerosité de l’objet qui réduit volontairement votre champ de vision… Foutez une idée foireuse sur un concept qui l’est encore plus, et vous pourrez toujours compter sur des suiveurs de première main pour rependre le truc. Parce qu’il y a différents suiveurs. Plus ou moins réactifs. Du pionnier qui servira de crash test humain, au dernier des soumis, comme moi. Mêmes ceux qui nous font porter ça, les créateurs, sont des suiveurs. Ils synthétisent tout ce qui a déjà été fait. Les vrais artistes sont morts.

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Cette mode dure plus longtemps que les précédentes. Il faut croire que l’artiste n’avait pas pris en compte le fait que le regard des autres sur la mode était vital et que l’en priver allait la tuer, tout simplement. On s’est tous mis à vivre pour soi, sans se soucier de savoir si les gens nous regardaient ou non. Certains ont tenté d’entretenir la nouveauté mais sans succès. Les regards envieux ou jaloux avaient simplement disparus. Nous regardions autour de nous, et j’ai effectivement découvert beaucoup de choses. Le jour où j’ai arrêté de regarder au niveau du visage de mes semblables, j’ai vu que la zone sur laquelle je me concentrais auparavant était considérablement inférieure à celle que j’ignorais. En regardant ailleurs, j’ai même appris à vivre différemment, plus simplement. Nous nous y sommes tous mis. Le monde semble s’en accommoder. Comme quoi une idée conne peut changer intelligemment les choses.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale