Auteur : Anthony

Auteur amateur de photographies et de théâtre. Le mélange des trois est une bataille que j'aime livrer.

Vienne la nuit.

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La première fois que ça m’est arrivé je devais être malade, ou avoir trop bu la veille. Du coup, j’étais rentré chez moi, épuisé au point de m’endormir dès 18h. Mon boulot ne me fatiguait pas tellement et ma routine n’avait rien de déplaisant, mais ce soir là, il fallait à tout prix que je dorme. Et c’est là que ça s’est produit. Je me suis réveillé vers 1h du matin. Parfaitement reposé et pleinement conscient. Et là, tout avait pris un autre sens. J’étais dans un état second. Tout était silencieux, un soir de semaine il ne se passe jamais rien, et j’étais seul. J’ai décidé de sortir. Profiter de ce silence.

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Une fois dehors j’étais puissant. La nuit ne m’effrayait pas du tout. Mes réflexions me semblaient si bêtes, si simples et finalement si évidentes. Je n’étais qu’un humain parmi tant d’autres qui ne laisserait aucune trace substantielle derrière soi, et ça m’allait très bien. Je me consolais en étant le maître de la nuit. Car si je n’étais qu’un quidam sans avenir merveilleux, au moins j’avais découvert la tranche horaire qui n’intéresse personne, et là je pouvais sereinement réfléchir. Tous mes soucis devenaient légers, ils disparaissaient même, tellement je les trouvais inintéressants devant la grandeur de la nuit. Je n’avais pas à la partager, et le peu de gens que je croisais ne faisaient qu’aller d’un endroit à un autre de manière exceptionnelle. Ils ne se promenaient pas dans la nuit, ils la traversaient rapidement. Sont-ce notre instinct et la société qui nous ont poussés à devenir des animaux diurnes? J’ai lu quelque part, suite à cette première sortie, qu’à une époque, des classes sociales aisées se levaient pendant quatre heures au milieu de la nuit pour lire, écrire ou faire l’amour avant de retourner dormir. J’aurais aimé vivre avec eux.

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Depuis j’essaie de reproduire cet état second aussi souvent que possible. Je devrais renoncer à toute vie sociale si j’instaurais ce rythme de façon permanente. Des nuits qui commencent à 18h, c’est handicapant socialement. Je me console en me disant que cette tranche horaire m’est toujours réservée. Que ma porte vers la pleine conscience est toujours ouverte. Quand je la franchirai à nouveau, je redeviendrai le petit homme qui marche la nuit. Ce petit homme qui a conscience de n’être rien, et d’en être bien.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

 

Fantasie.

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Le Vieux Con sous l’escalier est un test d’entrée. Le ton est donné. Si vous trouvez cela insultant, vous n’avez qu’à faire demi-tour. Si vous trouvez cela amusant, vous pouvez continuer et nous rejoindre. L’isolement n’est pas évident au début, mais nos règles en valent la peine et compensent cette vie recluse. Nous avons longtemps réfléchi à l’aménagement de nos frontières, et le Vieux Con s’est imposé de lui même. Ca le faisait tellement rire de tenir ce rôle. A chaque visite de bien être, que nous réalisons assez fréquemment, il est toujours plié en deux, et nous sommes satisfaits de sa satisfaction. Et puis il sait parfaitement qu’il peut changer de poste quand il le souhaite puisque beaucoup aimeraient prendre sa place malgré la solitude qu’elle entraîne.

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Les hôtes d’accueil sont également ravis de leur fonction. Escorter les nouveaux venus sur le chemin de Fantasie est toujours délicieux. Après le test du Vieux Con, les nouveaux venus doivent marcher quelques heures sur la Voie Absurde accompagnés d’un hôte d’accueil. Ces derniers ont pour mission d’évaluer l’adaptabilité des nouveaux à notre société secrète. Il n’y a pas de directive précise, tout se fait lors des échanges. Les hôtes d’accueil sont foncièrement tolérants et bienveillants, mais si un nouveau venu se lance dans une masturbation mentale à propos des oeuvres laissées sur la Voie Absurde et, surtout, s’il s’écoute parler, l’hôte est autorisé à pousser le prétendant dans le ravin qui longe le chemin. La tolérance s’applique aux tolérants, s’écouter parler n’est rien que l’expression d’une estime de soi mal placée. «Si tu tolères pas bien, tu vas dans le ravin» est la dernière phrase qu’entendent les gens fraichement poussés.

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Le plus difficile au début est de vivre sans meubles conventionnels. L’imagination est à la base de tout. Vous devez imaginer ce que vous faites et où vous êtes. Donc forcément, partager ce qu’on considère comme un lit avec ce que les autres perçoivent comme des toilettes est perturbant. Mais tout repose là dessus. Nous ne voulons rien imposer. Et personne n’a le droit d’imposer quoique ce soit. Si nous nous sommes isolés à Fantasie, c’était justement pour ne plus rien subir. Tout le monde choisit et accepte ce que l’autre choisit. Le rapport sexuel est surprenant aussi. Puisque personne ne peut refuser à personne une faveur. Alors c’est très plaisant quand l’objet de vos désirs n’a d’autres choix que de vous obéir, mais il ne faut jamais oublier que vous pourriez aussi être l’objet de désir de quelqu’un d’autre, moins bien venu. Ce système au départ en a effrayé quelques uns, assez beaux il faut l’avouer, mais c’était une règle de justice sans précédent. Finies les névroses dues au sexe et au désir. Finis les complexes en tout genre. Les parades nuptiales ayant disparu, nous pouvions enfin laisser tomber les apparences. Et contrairement aux attentes de certains, nous sommes restés assez élégants.

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Une des dernières trouvailles de notre Comité d’idées est d’avoir inversé le court du temps. Nous comptons les heures à l’envers. Depuis peu nous constations qu’une des dernières névroses de nos habitants était due au temps qui passe, à la peur de vieillir et fatalement de mourir. Pour la mort nous n’avons pas trouvé de solution miracle, même si le suicide reste comique chez nous, puisqu’une personne qui souhaite en finir avec sa vie doit simplement aller parler à un Hôte d’accueil en faisant une thèse très sérieuse et ennuyante sur le dadaïsme. L’hôte exécute son devoir et pousse le thésard dans le ravin. L’inversion du temps a simplement l’effet de fêter les anniversaires à l’envers. Du coup on rajeunit. Et cette simple trouvaille a permis à bon nombre de personnes de ne plus se poser de questions quant au temps qui passe, et encore moins courir après. A Fantasie, le temps laisse place à la vie.

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Pourquoi regardes-tu la lune?

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Désormais, je me rappelle du jour en pleine nuit. Je ne peux supporter la lumière qu’en pleine nuit, et déjà là mes yeux commencent à me faire mal. Mais je suis content, car depuis qu’on m’a diagnostiqué cette hypersensibilité rétinienne, j’avais peur de ne plus pouvoir vivre et voir le jour. La lune s’est substituée au soleil, et je peux continuer à profiter de ce que j’ai toujours connu. Souvent je m’imposais des choix absurdes par le passé « qu’est-ce que tu changerais sur ton corps ? », « dans quelle saison pourrais-tu vivre éternellement ? », « quel sens préfèrerais-tu perdre ? ». À cette dernière question la majorité répondent « le goût ». Ça reste le moins handicapant, je ne connais même pas le mot pour désigner quelqu’un qui n’a pas de goût. Et finalement je me retrouve à perdre la vue. Je n’aurais jamais cru que ça passe par un trop plein de lumière, j’aurais imaginé l’inverse. Un trop plein d’obscurité. Comme quoi les questions qu’on s’impose ne servent à rien…

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Dans un premier temps, je voyais la lune de plus en plus grande. Et elle commençait à me donner la même sensation que lorsqu’on regarde trop longtemps le soleil. On en est incapable. Je devenais donc incapable de regarder la lune. J’ai tout d’abord trouvé ça injuste. Puis dans ma solitude nocturne, j’ai commencé à penser à notre corps et à sa complexité. En regardant le ciel, on parvient difficilement à se détacher de son quotidien, mais si on pousse un peu plus loin que le ciel, on comprend qu’on dépend de trop de paramètres. La bonne distance vis-à-vis du soleil pour créer de l’eau dans une atmosphère qui la retient, et la vie a créé des êtres capables de cicatriser. Dans la plupart des cas. Finalement je me suis dit qu’une hypersensibilité rétinienne n’était rien comparée à tous les dysfonctionnements que mon corps aurait pu m’imposer. Je devais juste vivre la nuit. Et celle-ci commence à me manquer.

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Je pensais être privé de jour, mais puisque la lune est devenue soleil, je me rends compte que c’est de la nuit dont je serai à tout jamais privé. Je peux me retrouver dans le noir évidemment, je suis même obligé de me retrouver dans une pièce totalement étanche de lumière pour pouvoir me reposer. Mais l’absence de lumière n’est pas la nuit. Et en focalisant sur ce que je perdais potentiellement, je n’ai pas vu ce que je perdais vraiment. Je perds mes yeux, et la nuit.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

L’addition pour la 15!

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« C’est toi qui as peur de la solitude! » ai-je répondu à cette personne qui me disait qu’elle trouvait triste les gens qui mangeaient seuls au restaurant. Mais j’ai bien vu que ça dérangeait pas mal de monde cette habitude que j’avais prise. On me remarque. Seule au fond de ce restaurant tous les jours. La dernière fois, j’ai surpris la serveuse dire à la nouvelle qu’elle formait « elle, elle vient tous les jours, toute seule ». Et elle ne lui a même pas parlé du couple qui vient à la même fréquence que moi, ni même de ces trois collègues qui commandent toujours la même chose ! Non ! Elle n’a mentionné que moi. Parce que ça doit les gêner. J’imagine. Pourtant je n’ai rien d’excentrique, ni dans mes tenues, ni dans mes menus. Je suis juste une femme qui déteste faire à manger.

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Quelle honte devrais-je avoir de venir seule dans un restaurant? Ces derniers sont aussi utiles que les hôpitaux puisque les jours fériés, c’est bien les transports, les hôpitaux et les restaurants qui restent ouverts! Ils sont d’utilité public! Alors pourquoi une personne, une femme de surcroît, seule dans un restaurant semble aussi louche ou pathétique? Ces lieux sont-ils réservés aux seuls couples désireux de montrer leur amour en public, ou aux groupes d’amis soucieux d’ennuyer les tables voisines de leur bruit? En quoi exposer ma solitude quand je me nourris est-il plus grave que les exemples sus-nommés?!

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Afin de déstabiliser la serveuse qui me présente comme la dernière des ratées à ses collègues, j’ai décidé d’en ramener une des miennes, de collègues. L’effet était immédiat! La serveuse me dévisageait et, surtout, voyait que ma collègue ne présentait aucun signe flagrant de folie et qu’elle semblait même m’apprécier. J’étais fière de mon stratagème. Tu me prenais pour une folle? Tu me voyais sans travail, sans amis, sans rien que de l’argent à gaspiller dans ton restaurant, toute seule? Et bien non! Ceci dit, j’avais oublié un détail important dans ma combine. Ma collègue. Elle a parlé pendant tout le repas de choses aussi intéressantes que ses problèmes de transport le matin et de ses dossiers qui l’attendaient au retour de sa pause. Je ne l’ai plus jamais invitée. Je déteste qu’on parle en mangeant.

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Je viens désormais à 11h30 quand il n’y a personne. Comme ça, je n’ai pas à supporter le bruit des autres clients du restaurant, et les propositions de mes collègues qui souhaitent désormais manger avec moi. 11h30, c’est mon heure! Même la serveuse semble différente à ce moment là. La tension du service qui l’attend n’est pas encore là. Ca ne l’empêche pas de me juger, depuis que je viens plus tôt que tout le monde. C’est fascinant de voir à quel point un horaire détermine le rythme des gens. A 11H30, il est inconcevable pour la plupart d’aller manger, même à 11H59 ça ne sonne pas juste. Alors que 12H, c’est autorisé, c’est correct. Mais enfin, si on prend le problème différemment, il faudrait envisager le temps passer entre les repas, et pas l’heure qu’il est, pour savoir à quelle heure notre corps peut se nourrir. Une demi heure n’y changerait rien! Mais je dois être la seule à me poser autant de questions, puisque les autres en sont encore à se demander pourquoi une femme mange seule à 11H30 dans un restaurant.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Tout fout le camp.

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J’avais réussi ma tarte. N’importe quoi. Depuis des années, je ne réussis jamais cette tarte. Mais son goût cramé et sa crème mal dosée étaient devenus mes standards de qualité. Et ce jour-là j’avais précisément envie de ce goût particulier. Mais il a fallu que je la réussisse pour la première fois de ma vie ! J’étais tellement contrarié que je l’ai jetée. Et je suis sorti pour me calmer.

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Le chemin que je prends pour retrouver mon banc était impraticable à cause d’une inondation. Merveilleux. Cette journée continuait de me contrarier. Comment une inondation pouvait-elle avoir eu lieu alors qu’il faisait un temps radieux ? Je suis resté quelque temps devant cette nouvelle mare, espérant qu’elle disparaisse par magie avant de me résigner à prendre un autre chemin. Faire un détour, le ventre vide et de mauvaise humeur, n’annonçait rien de bon pour la suite de ma journée.

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Quand rien ne va, on se met à focaliser sur ce qui ne va pas. On devient plus observateur. Une mauvaise nouvelle définit assez rapidement une journée, même si une bonne nouvelle se présente, la mauvaise sera plus forte. Si je gagne à la loterie, mais que dans la foulée je casse un carreau, ma première remarque sera « mon gain diminue déjà en devant remplacer ce carreau ». Et sur ce nouveau chemin, rien ne me convenait. Tout allait de travers. Dans mon observation minutieuse j’ai même vu une branche coincée dans une toile d’araignée. Ridicule. Non seulement le piège à insecte allait être bien moins efficace, mais surtout, l’araignée n’allait pas se rassasier de ce bout de bois. Au moins nous serions deux à ne pas manger à notre faim ce jour-là.

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Le banc était occupé. J’étais épuisé par cette marche inédite, et je commençais enfin à lâcher prise sur ma mauvaise humeur quand je l’ai vue. La journée continuait de me contrarier. Elle était amusée par mon agacement et m’expliquât qu’il y avait de la place pour deux. Je m’assis à contre cœur en espérant qu’elle me laisse tranquille rapidement. Mais, comble de l’agacement, elle était gentille. Je n’avais parlé à personne depuis longtemps, donc j’étais maladroit, mais ça a dû la toucher. Elle semblait penser que nous serions complémentaires. Elle aussi était seule, et se sentait la force de maitriser un vieux râleur comme moi. Cette pensée m’agaça tellement, que je l’ai poussée du banc.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Sourire suivant.

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Je me suis rendue compte que mon visage n’était fait que de mécanismes factices. Je les emploie en permanence sans même en percevoir le sens profond, ni l’origine. Ma véritable personnalité n’existe pas, ou peu. C’est comme les expressions. On emploie des expressions dont on connait le sens, mais pas l’origine. « On est pas sortis de l’auberge ». Très bien. Mais pourquoi une auberge, de prime abord accueillante, deviendrait elle une galère dont on ne peut plus sortir ? C’est comme mes clins d’œil, c’est comme mes sourires. Ils sont automatiques. Dès que je vois quelqu’un, même inconnu, je souris poliment. Mais ce sourire n’a aucun sens. « Je te vois ». C’est idiot de passer par un sourire pour simplement dire « ok, je te vois ».

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Ceux qui ont compris ça ont développé une technique imparable: les lunettes, noires de préférence. Je ne leur souris pas, ne sachant pas s’ils me regardent ou non. Du coup, s’ils se mettent à sourire, dois-je sourire en retour ? Ou sont-ce des sourires automatiques destinés à quelqu’un d’autre ? Ou pire ! De véritables sourires !?  Sourires amusés d’une situation qu’ils observent tranquillement. Car ils sont bien contents, ces spectateurs habilement cachés, de pouvoir nous observer. Moi messieurs, quand je constate que nos sourires sont faux, je le fais à visage découvert !

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Il n’y a bien qu’en dormant que mon corps s’émancipe de ces codes. Vu que je n’ai aucune interaction nocturne, je ne vais pas me mettre à pavaner et sourire bêtement à mon oreiller ! D’autant que dans le sommeil, généralement, on lâche prise. Pourtant, je m’observais l’autre soir. Et malgré l’absence de spectateur, avec ou sans lunettes, je me couchais de manière assez peu naturelle, mais esthétique. Donc même pour m’endormir j’adopte des attitudes ! Je ne préférais pas mettre mon bras n’importe comment, car cela ne me semblait pas naturel. Je n’écartais pas les jambes de peur d’être indécente ! Du coup je suis en révolution contre moi-même et mes automatismes. Je dois corriger tout ça et revenir à plus de simplicité, de spontanéité. Mais quand je constate que j’en arrive à changer de tête dès que je me regarde dans un miroir, je me dis que je ne suis pas sortie de l’auberge.

Dessins: Châtain dessins

Texte: Anthony Navale

Voulez-vous danser avec moi?

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Nous ne dansons plus ensemble depuis plusieurs mois. Le cœur n’y est plus. La fatigue est plus forte que l’envie. Les corps se mobilisent moins facilement. L’envie peut être là, mais le rituel à mettre en place est devenu trop fastidieux. Il est plus simple de danser plus vite et intensément, mais seul, chacun de notre côté. Au point de ne même plus en parler. Pourtant nous savons que l’autre danse toujours.

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La première fois où nous avons dansé ensemble était assez commune. Nous avions le même rythme et c’était suffisant. Nous dansions avec beaucoup d’autres partenaires donc notre première fois souffrait sûrement de la comparaison. Ce n’était pas vraiment un partage d’émotions mais un échange de bons procédés. Nous aimions ça, nous maitrisions la technique et connaissions nos talents. Jusqu’à ce que nos regards en demandent davantage.

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Nous étions devenus des partenaires exclusifs. La passion s’est installée d’un coup. Quelques regards lors d’un de nos entrainements nous ont permis de comprendre que nous faisions plus que danser. Il y avait un challenge, de la nouveauté, une performance inédite et une forme de défiance. Nous découvrions de la nouveauté dans quelques choses qui nous semblait déjà usé et maitrisé avec les autres partenaires. Mais comme tout exercice physique, de nouvelles habitudes se sont prises. Il n’y a rien de plus fatal à la découverte d’une nouveauté qu’une nouvelle habitude.

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Les chorégraphies sont devenues plus égoïstes. Nous avions toujours besoin de l’autre pour pratiquer, mais notre attention était revenue sur nous-mêmes, sur notre satisfaction personnelle. Tant que nous y prenions toujours du plaisir, la méthode importait peu, mais dans des élans de conscience de l’autre, nous réalisions que nous ne dansions plus de la même façon, nos intentions ne s’entendaient plus. Alors nous avons ralenti le rythme, avant de l’arrêter tout à fait.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Après le silence.

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Ce qui nous soulagea tout d’abord, fut le départ du bruit. Ce n’était pas les gens qui avaient fui, c’était le bruit qui s’en était allé, enfin. Dans une jungle naturelle, le bruit annonce parfois le danger. Dans une jungle urbaine, c’est lui le danger. Il nous rendait fous. Les réactions épidermiques s’étaient multipliées. Un klaxon débouchait toujours sur un mort, minimum. Si une ambulance avait le malheur de s’arrêter en pleine rue, les gens se chargeaient de la réduire au silence. Tout ceci se faisait dans une anarchie quasi unanime. Nous étions devenus fous et intolérants.

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Les plus chanceux, ceux qui venaient de province, sont repartis naturellement. Ils pouvaient ne plus subir la ville, alors l’opportunité n’était qu’évidente. Ils se demandaient même pourquoi ils étaient venus dans un premier temps. Il était évident qu’une trop forte concentration de personnes dans une ville aurait dégénéré. Nous ne sommes pas faits pour vivre ensemble, aussi nombreux. Ceux qui restaient, par manque de courage pour la plupart, décidaient de ne plus se reproduire. Nous n’imposerions plus cela, à qui que ce soit. De toute façon, nous étions bien trop nombreux.

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Les restants revendiquaient un retour à une vie idéale. Une ville bien organisée pour créer s’exprimer et exister. Exister en tant que personnes, et non en tant que numéros. Quelques centaines de personnes occupèrent les quartiers de façon équitable, en termes d’espace. Des idéologies naissaient, alors que de vieilles coutumes resurgissaient. Un quartier aurait même inventé une nouvelle religion. Celui-ci mourut de son autarcie. Cet idéal semblait équilibré, mais la nature humaine est faite de défiance, et l’expression des uns déclenche l’extinction des autres. Les plus créatifs furent éliminés en premier. Leurs décorations trop colorées et trop visibles rappelaient le bruit d’autrefois. Le goût d’une masse de gens est difficile à définir, mais le dégoût entre deux personnes est très simple à exprimer. L’ego des personnalités dominantes s’occupa du reste. L’ennemi commun n’étant plus, il fallait s’en trouver un autre. Plusieurs personnes ne pouvaient pas vivre au même endroit, alors pourquoi plusieurs idéologies y seraient-elles parvenues ?

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Dorénavant, ces vestiges ne sont que le terrain de jeu des animaux. Ces derniers s’adonnent aux mêmes rituels que les humains qui occupaient les lieux avant eux. Chasse, conquête de territoires et survie. Le chat est devenu l’espèce dominante. Adapté aux anciennes infrastructures humaines et au plaisir de tuer sans le besoin de se nourrir, ils ont su s’organiser et prendre le pouvoir dans cette jungle. Nous n’avons pas d’informations sur ce que sont devenus les réseaux souterrains, les derniers archéologues n’en sont jamais revenus. Ils ont disparu. Sans bruit.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Ordonner la couleur.

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La morosité ne pouvait plus durer. Ils nous ont tout d’abord suggéré d’acheter des mobiliers de couleurs vives. La publicité ne proposait plus que ça. Les transports en commun avaient adopté des lumières teintés, et pour les villes les plus riches, il y avait même de la musique pour accompagner les voyageurs. La couleur devait rendre les esprits plus positifs. Les gens ne devaient plus avoir d’idées noires, donc autant leur retirer la possibilité de le voir partout, le noir. Cette solution semblait être bonne, mais n’allait pas assez vite. L’État prit la main sur les productions et l’importation. Plus personne ne pouvait se procurer une voiture noire, ou même un stylo noir !

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Certains rebelles voyaient d’un très mauvais œil cette réforme, et préféraient l’unité sombre, autrefois populaire. Ils avaient gardé leurs vêtements foncés et les portaient en public ! Mais ceux-là ne comprenaient pas l’idée de cette décision. Pour le bien de tous, nous devions nous séparer de ces couleurs ternes, pour forcer la bonne humeur de notre société, pour commencer à changer profondément nos mentalités ! Et l’État l’a bien compris puisque les gris, les blancs et les beiges ont rejoint le noir au statut de couleur prohibée. L’expression des gouts personnels était toujours possibles, mais sans ces couleurs. Une sorte de liberté orientée.

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Depuis la couleur est devenue la norme. Tout le monde s’y est mis. Et, les jours de pluie, il est quand même plus agréable de voir des parapluies multicolores qu’une armée d’ombrelles noires qui ne faisaient que renforcer la morosité de notre communauté. Des peintres se sont même mis à faire des œuvres du périphérique, puisque les couleurs chatoyantes des automobiles sont, disent-ils, « ce que l’homme a créé de plus lumineux ». Les livres d’histoire évoquent les couleurs interdites sans jamais les montrer. Il serait risqué de retomber dans une période aussi sombre que celles du passé

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Dans le tourbillon de la nuit.

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Quand les lumières ralentissent, je sais que tout ça va s’arrêter. Il y a toujours ce flottement de bien -être intense, avant qu’elles ne s’arrêtent de tourner. J’ai beaucoup bu et je me sens léger. Je ne pense à rien d’autre qu’à ces lumières qui semblent ralentir pour moi. Les autres continuent de danser, mais moi je les regarde, je suis dans un film en slow motion. Les lumières, les gens, tout est lent. Le son aussi s’assourdit. Et je me sens bien, même si je sais que tout va s’arrêter.

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La réalité revient d’abord avec une autre lumière. Statique. Il fait jour dehors. Déjà. Ma nuit se fera de jour. Ma journée sera faite de sommeil. Ma journée sera perdue. Toute l’humeur de la nuit est dissipée par la lumière. Je ne suis plus insouciant. Je dois rentrer et affronter cette autre lumière.

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La vie ne m’a pas attendu pour continuer son cours. Les gens qui ont bien dormi s’affairent déjà dans les rues. Certains prennent le temps de me juger rapidement, mais je ne les vois plus. J’ai l’habitude. Ils pensent que ceux qui ne dorment pas comme eux ne méritent tout simplement pas de faire partie de leur société. Et je dois le penser aussi, ou du moins y faire attention, sinon je me sentirais pas si minable et si fatigué. En fait tout irait bien si je ne faisais pas attention à eux. Mais je n’y arrive pas.

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Ils m’ont pris au piège. Très tôt. Avec cette morale, avec ce qui est bien et mal. Une façon de penser binaire pour que tout le monde comprenne bien le principe. La nuance c’est trop compliqué. Et je reste comme un idiot dans ce piège. Je goûte chaque nuit à ce qui me plaît profondément, et le jour je m’inflige ce châtiment, leur jugement. Mais j’ai arrêté de lutter, puisque je ne sais plus comment tout cela a commencé. Ai-je aimé la nuit pour fuir leur réalité du jour, ou ai-je aimé la nuit parce que c’est ma réalité ? Finalement les nuits n’auraient plus le même goût si je me mettais à aimer le jour.

Photos: Grégory Stephan

Texte: Anthony Navale