philosophie

De mon temps.

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Mes idées et ma vie appartiennent au passé. La véritable sagesse a été d’accepter cela. J’ai longtemps pensé que mon expérience justifiait les conseils que je pouvais donner aux jeunes générations. Mais ça n’était que de l’arrogance. Je ne supportais simplement pas de voir mon mode de vie se flétrir et ne servir à personne. Désormais je ne partage mon expérience et mes souvenirs qu’à ceux qui me sollicitent. Sinon, je laisse les choses grandir d’elles-mêmes pendant que je m’efforce de vieillir.

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C’est en faisant ma vaisselle que j’ai compris cela. J’ai ennuyé tout le monde avec mes histoires. Elles ne sont qu’un amas d’informations duquel on ne peut rien tirer pour sa propre expérience. Du coup, je ne nettoie plus qu’une seule tasse à l’heure du thé. La seule heure où potentiellement on venait me rendre visite. L’assiette du souper, j’y étais habitué, mais cette tasse seule m’a profondément blessé. Du fond de son évier, elle semblait me dire qu’elle se sentait seule. Une tasse et un homme ne sont faits pour se tenir compagnie.

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Je me suis cru sage, j’ai pensé que ma génération avait toutes les raisons de se considérer unique et merveilleuse. Qu’elle était au sommet de la connaissance et que tout ce qui s’en suivrait, ne serait que déchéance et pâles copies… Puis j’ai repensé à ma mère, très pieuse, qui me tenait un discours assuré, alors que je le trouvais désuet et borné. D’ailleurs, rien de ce qu’elle m’avait prédit n’est arrivé. En regardant nos descendants, on trouve cela pénible. Pénible pour eux de devoir supporter une société toujours plus compliquée, toujours plus superficielle, toujours plus rapide. Alors qu’en réalité, il nous est pénible de nous sentir inadaptés, et de constater qu’ils s’en accommodent parfaitement. Plutôt que de m’ouvrir sur le monde, d’écouter leurs histoires et d’accepter leur vérité, je me suis renfermé sur les miennes. Seul, avec ma tasse, je me sens centenaire, alors que je n’en ai même pas la moitié.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

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Le dernier d’entre nous.

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Nous sommes plus calmes depuis que nous sommes seuls. La température a augmenté, comme prévu. La nature a brûlé, comme prévu. Notre nombre a considérablement diminué, comme prévu. La surprise vient de notre réaction. Nous nous sommes assagis. On prévoyait la panique, la folie, le suicide, mais personne n’avait imaginé la sérénité des survivants. Face à une mort certaine, nous nous retrouvons dégagés de nos angoisses primaires. La terreur a laissé place à l’observation. Nous attendons patiemment en observant ce qu’il reste de ce que nous étions. Nous demeurons silencieux, en déambulant lentement.

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Deux méthodes d’observation se sont misent en place: ceux qui continuent d’emprunter les voies et les rues construites par le passé, pour s’en souvenir et essayer de ressentir les émotions perdues, et ceux qui s’installent en hauteur. Ces derniers veulent justement une vision neuve de ce que nous laisserons. Neuve et inutile, puisqu’elle ne sera transmise à personne. Il est apaisant de prendre le temps de se poser là haut. La respiration est plus pénible, mais l’observation est plus juste. On constate de là que ceux qui restent n’interagissent plus ensemble. Tout le monde regarde autour de lui, mais se fiche de savoir si on le regarde en retour. Le silence règne enfin.

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Nous ne sommes plus que des statues mobiles. Devant la gravité de la situation, nous sommes restés sans voix, et ne l’avons jamais retrouvée. L’évidence était plus forte que le choc. Nous ne survivrions pas. De là le silence est né. Il est agréable de ne plus parler, de ne plus formuler ces idées. Nous sommes finalement tous d’accord, ou absolument pas, peu importe. Notre solitude est totale. Elle nous unit, enfin. Il n’est plus nécessaire de faire des efforts ou semblant. C’est beaucoup plus simple.

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Je dois être le dernier. Cela devrait m’indifférer, mais je le remarque malgré tout. Si je suis le dernier, alors je réaliserais le dernier acte de l’humanité, avant de disparaître à mon tour. L’idée me grise quelque peu et m’angoisse. Quel devrait être mon geste ultime? Mes jambes me le dictent simplement. Elles me sortent de ma torpeur et augmentent leur cadence. Je n’ère plus calmement. L’urgence s’installe. Je me mets à courir. Je n’observe plus rien, seule la course importe. La chaleur me brûle, mes jambes me font souffrir, mais elles assument le rythme, elles s’élancent. J’y suis, il fait trop chaud, je cours, de toutes mes forces, seul dans ce décor vide, vide de sens. Je n’ai jamais couru aussi vite, je suis en nage, la sueur embue ma vue mais elle ne me servira plus, je décide aussi de me débarrasser de l’air difficilement inspiré, dans un cri. Il se veut enroué mais augmente très vite. Je hurle puissamment, en courant. Et le cri s’arrêtera tout à fait.

Photos: Jérôme Sussiau

Texte: Anthony Navale

Pourquoi irais-je ailleurs?

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De tout ce que j’ai pu voir dans ma vie, je crois que seul cet endroit n’a pas changé. Sa constance me rassure. J’y viens dès que possible. Des éléments aussi basiques que l’eau, la roche et l’air m’apaisent. J’ai tout vécu sur cette plage. Les premières blessures, les premiers dangers, l’apaisement de la chaleur du soleil. Tout ce que vous vivez ensuite n’a pas la même force. Enfant, vous manquez de vous noyer, et vous souhaitez y retourner. Vieux, vous ne tentez plus rien. Le seul endroit où je souhaite retourner, c’est ici.

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Les lieux de notre enfance ont cette force. Il n’y a qu’à cette époque de notre vie que le décor est important. Ensuite vous subirez des endroits, serez surpris par d’autres, mais seuls ceux de votre jeunesse auront du caractère et une émotion. Chaque mètre carré de cette plage possède une histoire, un souvenir précis. Je m’y vois partout, à des âges différents. Une multitude de moi. Je cours, joue, nage, dors et pleure. Ailleurs, je ne m’y retrouve jamais.

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Cette femme qui réprimande son enfant n’a rien compris. Il fallait le laisser faire, aller au bout de sa bêtise. Il aurait appris quelque chose d’important, quelque chose qui resterait pour toujours. Il se serait souvenu de cette plage, comme moi. Cette plage commençait à s’installer dans sa mémoire et elle l’en a empêché. Banalisant cet instant, le remplaçant par une vulgaire leçon… Pour peu que ces gens soient de passage, jamais cet enfant n’aura ce décor ancré à vie. Mais je suis bien présomptueux de la juger, moi qui n’aurai jamais d’enfant.

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J’ai toujours tout choisi dans ma vie. Et renoncer à me reproduire était assez simple. Je m’étais sorti miraculeusement de mes expériences, je ne me voyais pas refaire le même parcours au travers d’un autre dont j’aurais la responsabilité. Je me suis débrouillé jusque-là, rien ne me dit que je réitérerais cet exploit. Donc je continue de choisir. Tout comme ma fin. Je l’ai choisie, sur cette plage. Le seul endroit qui ait du sens à mes yeux. Elle m’a façonné, elle me verra partir. J’irai me baigner une dernière fois, et ne ressortirai pas de l’eau. Ajoutant ainsi une nouvelle image de moi dans ce décor. Un vieil homme qui va se baigner, nageant bien plus loin que le petit garçon qu’il était.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

La bibliothèque d’ivoire.

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Il m’arrive de me voir dans le miroir. Et je dis bien « voir » et non « regarder ». On se regarde uniquement pour plaire aux autres, jauger nos prochaines interactions avec le monde, on essaie de percevoir ce qui va et ce qui ne va pas sur notre visage dans le seul but de paraitre présentable. On ne se voit jamais. Et pourtant ça m’arrive. Je reste bloqué devant la glace et je me vois. Je vois ce visage, ces traits, cette boite crânienne qui m’appartiennent. Je les vois tels qu’ils sont. Ils m’accompagnent tout le temps, même quand je ne pense plus à eux. C’est ce que je suis vraiment, et pas forcément ce que je veux montrer. Je suis d’ailleurs certainement le seul à ne pas connaitre mes véritables expressions. Pas celles que je joue devant le miroir pour les autres, mais celles que je leur offre réellement. Inversement, ce qu’il y a dans cette boîte, je suis le seul à vraiment le connaitre. 

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À l’intérieur, j’emmagasine. Mon visage pourra sembler expressif ou non, à l’intérieur il n’y a jamais de temps mort. J’aime à croire que j’ai une bibliothèque immense à l’intérieur de mon crâne. Celle-ci me permet de ranger les souvenirs à côté des émotions, de mettre mes désirs sur des étagères inaccessibles et de laisser trainer parterre les livres de mes angoisses. Parfois dans le tourment, je visualise une tornade dans cette bibliothèque, où tout se mélange, ou les feuilles rares et les reliures précieuses se fracassent contre les peurs griffonnées et les questions annotées. Je ne sais pas si mon visage, le véritable, est la bonne vitrine de cette bibliothèque. 

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Je pense qu’on peut y avoir accès, même sans communiquer. La bibliothèque est trop grande pour rester confinée à l’intérieur de cette boîte. Et c’est là qu’intervient mon vrai visage. Pas celui que je regarde, mais celui que je vois. Je ne maitrise pas toutes mes expressions. Je n’anticipe pas tous mes sourires, ni leur intensité. J’essaie juste de remettre de l’ordre en permanence dans ma bibliothèque en espérant donner envie aux autres de la découvrir. Par contre la démarche s’inverse, eux doivent regarder mon visage, pas simplement le voir.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

 

Je m’inflige la mode.

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Cette mode est complètement conne. Mais je m’y suis mis, comme toujours. J’ai toujours critiqué la nouveauté, je n’ai jamais tenté de proposer quoique ce soit et je me rends compte que tous ceux que j’ai jugé sur leur style, j’ai fini par les rattraper après coup. Je ne suis donc pas à la pointe de la mode, j’en suis à la poupe. Un suiveur. Je sais que, malgré mon goût personnel, je ne résisterai pas à la nouveauté adoptée par la masse. Je pense justement que mon exaspération vient de cette conscience. Quand je vois un nouveau style, ça m’ennuie de me dire que j’y viendrai irrémédiablement. Et ces nouvelles lunettes, qui nous empêchent de regarder les autres, je les ai trouvées connes lorsqu’elles sont arrivées.

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L’idée de l’artiste, parce qu’on considère que la démarche se voulait artistique avant d’être conne, était de nous permettre de voir le monde différemment. Changer notre angle de vue sur ce dernier. Selon lui « l’être humain ne pense qu’à lui et ses semblables, il est donc temps qu’il regarde ailleurs ». Du coup, nous nous promenons avec des lunettes qui nous empêchent de voir au niveau du visage des autres. Ces lunettes nous poussent à regarder et voir différemment. Les premiers à les porter essuyaient de nombreuses critiques, notamment à cause de la dangerosité de l’objet qui réduit volontairement votre champ de vision… Foutez une idée foireuse sur un concept qui l’est encore plus, et vous pourrez toujours compter sur des suiveurs de première main pour rependre le truc. Parce qu’il y a différents suiveurs. Plus ou moins réactifs. Du pionnier qui servira de crash test humain, au dernier des soumis, comme moi. Mêmes ceux qui nous font porter ça, les créateurs, sont des suiveurs. Ils synthétisent tout ce qui a déjà été fait. Les vrais artistes sont morts.

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Cette mode dure plus longtemps que les précédentes. Il faut croire que l’artiste n’avait pas pris en compte le fait que le regard des autres sur la mode était vital et que l’en priver allait la tuer, tout simplement. On s’est tous mis à vivre pour soi, sans se soucier de savoir si les gens nous regardaient ou non. Certains ont tenté d’entretenir la nouveauté mais sans succès. Les regards envieux ou jaloux avaient simplement disparus. Nous regardions autour de nous, et j’ai effectivement découvert beaucoup de choses. Le jour où j’ai arrêté de regarder au niveau du visage de mes semblables, j’ai vu que la zone sur laquelle je me concentrais auparavant était considérablement inférieure à celle que j’ignorais. En regardant ailleurs, j’ai même appris à vivre différemment, plus simplement. Nous nous y sommes tous mis. Le monde semble s’en accommoder. Comme quoi une idée conne peut changer intelligemment les choses.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Cachez moi.

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Je suis toujours nue chez moi. Je garde un peignoir sur une patère dans l’entrée au cas où on sonne, mais je ne supporte plus d’être habillée, même l’hiver. Un jour j’ai aperçu un voisin qui m’observait. Qu’il le fasse par plaisir ou par jugement était intolérable. Je n’avais pas à supporter son voyeurisme ou sa morale. Et je n’avais pas non plus à me terrer derrière des rideaux opaques. C’est pourquoi j’ai installé des fenêtres sans teint pour la journée et des rideaux plus épais pour le soir, là je n’avais pas le choix que d’y avoir recours. Il n’y a que chez moi que je le fais. 

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Mon voisin illustre parfaitement le paradoxe de notre société. La nudité attire la perversion, ou défie la bienséance. Dans les deux cas elle n’est pas tolérée et ne laisse pas indifférent. J’aimerais qu’on puisse être un peu plus détaché du goût des autres. L’indifférence n’est pas une absence de reconnaissance, c’est surtout la capacité à tolérer au plus haut point. La vie des autres ne m’intéresse pas, non pas par égocentrisme mais tout simplement parce qu’elle ne m’appartient pas. C’est du respect que d’ignorer. J’ai cette chance qu’on ait encore la liberté de pouvoir être nu chez soi, mais parfois je redoute qu’on me retire ce droit.

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Du coup, je défie intimement cette société qui ne tolère pas le nu, qui ne tolère pas le mouvement, qui a déterminé les limites du bizarre. Je bouge dans tous les sens, sur de la musique ou non, en faisant des sons inattendus ou des phrases sans logique. On pourrait analyser tout ça, mais je ne me donne pas en spectacle, je le fais pour moi. Le véritable spectacle se déroule dehors. On choisit son costume avant d’entrée en scène et de tenir son rôle. On ne s’est même pas emmerder à trouver un autre mot pour distinguer un costume de travail, d’un costume de scène. C’est dire à quel point il est entendu que nous jouons la comédie, dehors. Mettez-vous en culotte dans une rue et vous verrez la force de ces codes. La même culotte étant tolérée à la plage ou même dans un parc s’il fait chaud, allez comprendre pourquoi…

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Le comble vient de l’utilisation de la nudité. Déjà, elle n’existe pas sans la sexualité. La société ne fait pas la distinction. Nudité et pornographie sont liées, alors que c’est un raccourci. Il est très simple de se passer de l’un pour tomber dans l’autre. Et justement, on profite de cette névrose pour tout nous vendre. Le sexe peut tout vendre. On profite de cet interdit pour attirer l’attention. Certains seront franchement choqués pendant que d’autres seront ouvertement excités. Mais personne ne sera indifférent. Et c’est pourtant ce qu’il faudra une nouvelle fois, de l’indifférence et de l’honnêteté.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

 

Tout est naturel.

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La nature reprendra ses droits. Elle ne les a d’ailleurs jamais perdus. Elle est toujours présente, et nous culpabilisons de la bétonner, de l’arracher, de l’empoisonner. Mais nous n’avons mis qu’un vernis à la surface de sa force. Et une fois qu’on aura bouffé tout ce dont on avait besoin, on disparaitra simplement. Et elle redonnera la place à d’autres. Moins cons. Les cafards sûrement. Il n’y a pas de choses naturelles ou non. Tout est naturel. Nous n’avons rien créé. Au pire nous l’avons modifié et rendu toxique, mais ça reste naturel. Nous ne sommes pas magiciens. Loin de là.

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La magie aurait été de ne pas penser à notre confort. La magie aurait été de nous retenir, de nous discipliner. Mais je ne vais pas refaire l’histoire, c’est trop tard. Nous sommes déjà trop, nous sommes déjà morts. À l’échelle de l’origine de la terre nous ne sommes qu’une décharge électrique, un sursaut qui n’aura secoué que nous. Je ne cherche même plus à recycler quoique ce soit, je ne cherche même plus à économiser quoique ce soit, je me sens impuissant. Ma seule force est encore d’être conscient de tout ça, et tout particulièrement quand je vois les fleurs persister malgré l’entretien de mon jardin. Et davantage quand je suis bourré.

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Ces déjeuners dans le jardin sont interminables. Alors je bois. Et plus je bois, plus je m’éloigne des autres pour m’échapper. Il m’arrive de voir une fleur, et de commencer à voir la distance entre nous, puis je continue de prendre du recul sur moi-même en réfléchissant au sens de tout ça. Ma conscience est pleine, contrairement à mon verre. Ce rosé est particulièrement fort aujourd’hui. Comme quoi la nature est capable de nous montrer sa force de différentes manières.

Photos: Monsieur Gac

Textes: Anthony Navale

Et comment va Alice?

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Il m’a proposé d’en prendre en pleine journée. C’est ce détail que je retiens. Je n’aurais jamais pensé prendre de la drogue en pleine journée. J’avais l’image facile du dealer en pleine nuit, ou du produit mis à votre insu dans votre verre lors d’une soirée. Mais un ami, en pleine journée, je ne l’avais pas vu venir. L’expérience, selon lui, n’était pas la quête de l’excès, ou de tenir éveiller plus longtemps, d’autant qu’en journée nous sommes plutôt habilités à rester éveillés, même sans drogue. Son idée était de rester dans les herbes hautes et contempler le ciel, pendant que des molécules feraient effet dans notre cerveau. Car c’est comme ça qu’il me l’a présenté : « ce ne sont que des molécules, avec un pouvoir magique ».  

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Le pouvoir consistait principalement à rendre les couleurs encore plus colorées. Un pouvoir très intéressant. L’avantage de ne pas être enfermé avec de la musique assourdissante m’a permis de percevoir beaucoup de choses. Je suis parti dans une analyse très intéressante du fait d’avoir envoyé à mon cerveau une nourriture inédite, et de constater comment il allait la digérer. Je lui demandais sans cesse s’il aimait les molécules. Il semblait apprécier fortement puisqu’il me renvoyait des images puissantes et apaisantes ! Sa perception des couleurs était nouvelle, et le résultat était merveilleux. Je me sentais beau. Ça aussi c’était inédit. Je n’avais jamais cherché à paraitre beau, mais mon cerveau me le proposait à présent. Mais la promesse de la beauté venait de cette nouvelle nourriture, et qui dit « nourriture » dit « digestion ». Celle-ci serait difficile.  

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Ma « digestion » fut effroyable. Après huit heures de couleurs vives et de beauté, j’enchainais trois jours de pluie et de triste réalité. C’était cher payé. Tout était à l’intérieur et je savais cette dépression factice, mais bien présente. Je devais attendre qu’elle s’en aille. Encore une histoire de molécules. Mon cerveau avait apprécié le repas et en redemandait. L’expérience avait été intéressante, mais cette descente en valait-elle vraiment la peine ? Je me consolais en imaginant Alice au retour du pays des merveilles. Avec ce qu’elle avait pris de champignons et de fioles magiques, sa dépression devait être définitive.   

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Depuis, le souvenir de la dépression est bien présent mais celui des couleurs intenses l’est tout autant. Je serais tenté d’y retourner pour les revoir, mais j’ai peur qu’une ombre les accompagne. Cette ombre qui nous accompagne tout le temps. Quand on découvre quelque chose, puis qu’on réalise qu’il y a toujours une contrepartie. C’est pour ça que l’on aime la nouveauté, elle ne présente aucune ombre de prime abord. Puis notre spontanéité est mise à mal quand on connait les risques que l’on prend. Du coup je m’accroche à mon souvenir de ces couleurs éclatantes. Il n’y a rien de plus rassurant qu’un souvenir, plutôt que de le gâcher en essayant de le reproduire. Je me souviendrai toujours d’avoir été beau.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Pornographie culinaire.

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Je ne photographie que ce que je mange. C’est ma passion première. Avant de déguster quoique ce soit, je me sens le devoir de le faire savoir au monde entier, surtout quand le plat est rare, pour rendre les gens jaloux peut être. Une fois j’ai oublié de prendre en photo un plat réussi. J’en ai été ballonné pendant deux jours tellement je m’en voulais de cette erreur. Je trouve que c’est très important de partager ce genre d’informations. On appelle ça du « foodporn ». Pourquoi toutes les nouvelles pratiques culinaires ont un terme péjoratif ? « Fast food », « Junk food » et maintenant « Foodporn » ! Pourtant il ne s’agit pas de malbouffe !

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D’ailleurs, je ne publie que des choses que j’aime. Et ce n’est pas le rituel qui m’intéresse, mais bien le plat. Le contenant importe peu. Même quand je fais tomber mon assiette, je prends quand même en photo ce qui a été cuisiné. Qu’il soit dans une assiette, ou parterre, un bon plat reste un bon plat. Et un bon plat se doit d’être immortalisé. Je pense qu’avant la création de la photographie, des gens comme moi voulaient garder une trace de ce qu’ils mangeaient, mais peindre un plat c’est long, surtout quand on a faim.

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« Mais on s’en fout de ce que tu vas chier ! ». Ce n’était pas très sympathique comme commentaire. Car pour moi, manger n’a rien à voir avec un cycle naturel. Il y a fatalement un lien mais je ne souhaite pas le voir. Tout le monde connait ce plaisir de sentir, goûter, et mâcher un plat qu’il adore. Je ne parle pas d’œuvre d’art, mais bien de communiquer sur un plaisir que nous avons tous. C’est comme voir un corps à moitié nu en photo, ça fait plaisir à tout le monde. Ça doit venir de là l’analogie avec la pornographie.

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Une fois que j’ai fini de manger, je regarde les photos de ce que je viens de manger. C’est à la fois un challenge pour mes prochains repas et pour mes prochaines photos ! Je dois être comme ces personnes qui passent leur temps à filmer pendant un concert pour le regarder plus tard. Au début je les jugeais sévèrement de ne pas profiter de l’instant, de ne pas se servir de leur mémoire et de leur imaginaire, mais quand j’ai réalisé que nous étions dans la même démarche, je les ai respectés. Si on revient sur l’histoire du cycle naturel, manger nous maintient en vie, donc en publiant les photos de mes plats, je crie tout simplement au monde que je suis en vie. Ce n’est pas que de la pornographie culinaire, c’est un besoin de reconnaissance.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale

Vienne la nuit.

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La première fois que ça m’est arrivé je devais être malade, ou avoir trop bu la veille. Du coup, j’étais rentré chez moi, épuisé au point de m’endormir dès 18h. Mon boulot ne me fatiguait pas tellement et ma routine n’avait rien de déplaisant, mais ce soir là, il fallait à tout prix que je dorme. Et c’est là que ça s’est produit. Je me suis réveillé vers 1h du matin. Parfaitement reposé et pleinement conscient. Et là, tout avait pris un autre sens. J’étais dans un état second. Tout était silencieux, un soir de semaine il ne se passe jamais rien, et j’étais seul. J’ai décidé de sortir. Profiter de ce silence.

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Une fois dehors j’étais puissant. La nuit ne m’effrayait pas du tout. Mes réflexions me semblaient si bêtes, si simples et finalement si évidentes. Je n’étais qu’un humain parmi tant d’autres qui ne laisserait aucune trace substantielle derrière soi, et ça m’allait très bien. Je me consolais en étant le maître de la nuit. Car si je n’étais qu’un quidam sans avenir merveilleux, au moins j’avais découvert la tranche horaire qui n’intéresse personne, et là je pouvais sereinement réfléchir. Tous mes soucis devenaient légers, ils disparaissaient même, tellement je les trouvais inintéressants devant la grandeur de la nuit. Je n’avais pas à la partager, et le peu de gens que je croisais ne faisaient qu’aller d’un endroit à un autre de manière exceptionnelle. Ils ne se promenaient pas dans la nuit, ils la traversaient rapidement. Sont-ce notre instinct et la société qui nous ont poussés à devenir des animaux diurnes? J’ai lu quelque part, suite à cette première sortie, qu’à une époque, des classes sociales aisées se levaient pendant quatre heures au milieu de la nuit pour lire, écrire ou faire l’amour avant de retourner dormir. J’aurais aimé vivre avec eux.

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Depuis j’essaie de reproduire cet état second aussi souvent que possible. Je devrais renoncer à toute vie sociale si j’instaurais ce rythme de façon permanente. Des nuits qui commencent à 18h, c’est handicapant socialement. Je me console en me disant que cette tranche horaire m’est toujours réservée. Que ma porte vers la pleine conscience est toujours ouverte. Quand je la franchirai à nouveau, je redeviendrai le petit homme qui marche la nuit. Ce petit homme qui a conscience de n’être rien, et d’en être bien.

Photos: Monsieur Gac

Texte: Anthony Navale