Mes idées et ma vie appartiennent au passé. La véritable sagesse a été d’accepter cela. J’ai longtemps pensé que mon expérience justifiait les conseils que je pouvais donner aux jeunes générations. Mais ça n’était que de l’arrogance. Je ne supportais simplement pas de voir mon mode de vie se flétrir et ne servir à personne. Désormais je ne partage mon expérience et mes souvenirs qu’à ceux qui me sollicitent. Sinon, je laisse les choses grandir d’elles-mêmes pendant que je m’efforce de vieillir.
C’est en faisant ma vaisselle que j’ai compris cela. J’ai ennuyé tout le monde avec mes histoires. Elles ne sont qu’un amas d’informations duquel on ne peut rien tirer pour sa propre expérience. Du coup, je ne nettoie plus qu’une seule tasse à l’heure du thé. La seule heure où potentiellement on venait me rendre visite. L’assiette du souper, j’y étais habitué, mais cette tasse seule m’a profondément blessé. Du fond de son évier, elle semblait me dire qu’elle se sentait seule. Une tasse et un homme ne sont faits pour se tenir compagnie.
Je me suis cru sage, j’ai pensé que ma génération avait toutes les raisons de se considérer unique et merveilleuse. Qu’elle était au sommet de la connaissance et que tout ce qui s’en suivrait, ne serait que déchéance et pâles copies… Puis j’ai repensé à ma mère, très pieuse, qui me tenait un discours assuré, alors que je le trouvais désuet et borné. D’ailleurs, rien de ce qu’elle m’avait prédit n’est arrivé. En regardant nos descendants, on trouve cela pénible. Pénible pour eux de devoir supporter une société toujours plus compliquée, toujours plus superficielle, toujours plus rapide. Alors qu’en réalité, il nous est pénible de nous sentir inadaptés, et de constater qu’ils s’en accommodent parfaitement. Plutôt que de m’ouvrir sur le monde, d’écouter leurs histoires et d’accepter leur vérité, je me suis renfermé sur les miennes. Seul, avec ma tasse, je me sens centenaire, alors que je n’en ai même pas la moitié.
Photos: Monsieur Gac
Texte: Anthony Navale